III - 5. Cassandra (1)
30 décembre 2018 – 2200 mots
Orkanie, Trois cent lieues au sud de Yora, 3 mars 2011
« Docteur Hilbert ! Ils arrivent !
— Oui, monsieur Zögarn, me voilà ! »
Une épingle à cheveux dans les dents, Cassandra poussa du pied la porte de sa chambre. Dormir sur son lieu de travail avait pour désavantage une tendance à faire glisser les horaires. S'habiller ne prenait qu'une minute, déjeuner guère plus. Ne pouvait-on pas faire les deux en même temps et ainsi, gagner un précieux sommeil ?
Elle descendit en hâte les escaliers de chêne installés lors de la rénovation de l'appartement. Adrian l'avait appelé « docteur » et ce titre lui plaisait, mais le méritait-elle déjà ? Elle était encore en première année de formation. Non, pire encore, elle était revenue à cette formation, pour une raison ou pour une autre. Son titre de docteur était remis en jeu et Adrian von Zögarn en serait juge.
Une douce lumière traversait les fenêtres de l'étage et rebondissait dans toute la cage d'escalier, qui s'ouvrait sur un bureau spacieux garni d'instruments et de curiosités. Parmi les animaux empaillés qu'on ne trouvait pas sur Daln ressortait cet ornithorynque, un savant assemblage de bec de canard, de queue de castor et de corps mammifère, une arnaque manifeste pour laquelle Adrian, dans sa crédulité, avait déboursé une fortune. C'étaient aussi des coraux qui agitaient leurs branches de calcaire comme des arbres fantômes, une mâchoire fossile de Mégalodon suspendue devant la cheminée ; une collection complète des œuvres de Jules Verne, un célèbre auteur terrien de science-fiction, dans une langue que Cassandra ne savait pas lire.
Elle manqua de trébucher dans les escaliers. Des incrustations inhabituelles juraient dans la décoration, des tableaux abstraits, aux couleurs violentes, qui apparaissaient aux confins de son champ de vision comme des aberrations chromatiques. Elle mit ces ajouts de dernière minute sur le compte d'une nouvelle lubie d'Adrian.
« Je suis là, monsieur Zögarn.
— Von Zögarn, la corrigea-t-il, ou bien vous serez forcée de m'appeler Adrian, ce qui me va aussi. »
Elle ne pouvait pas être encore docteur, puisqu'ils travaillaient ensemble. Or peu après lui avoir décerné ce titre, Adrian était reparti pour Yora, tandis que son élève se sédentarisait à Fila.
Pourquoi faisait-il comme si tout cela n'avait pas déjà eu lieu ?
L'alchimiste l'attendait au milieu du bureau, mains sur les hanches, l'œil vif et la moustache frisée. Une vague de boucles brunes emportait son front. Il portait un tablier de travail en cuir noir qui, taché de diverses substances inoffensives ou toxiques – du jus de grenade au venin de drom – lui donnait l'air d'un apprenti boucher.
L'alchimie selon Adrian demandait beaucoup d'efforts. Il fallait d'abord se plonger des jours durant dans les textes anciens, tracer le plan d'ensemble qui les unissait, la connaissance secrète que ces auteurs d'outre-tombe s'étaient partagés comme les quatre fragments d'une carte au trésor. Parmi tous ces grands noms du domaine, Adrian plaçait sur un piédestal le grand Alleris Bombastus. Une invention peut-être, car tous les écrits du « célèbre alchimiste » s'étaient perdus, faisant de von Zögarn le dernier dépositaire de ce savoir hermétique.
« Je vous ai attendu, l'admonesta-t-il. J'en ai profité pour prendre un thé. Il est fameux. »
L'alchimiste tendit sa coupe de porcelaine comme s'il levait un toast, puis la laissa tomber sur le tapis.
« Oh, suis-je maladroit. »
Cette contradiction flagrante avec la réalité cloua Cassandra sur place. Malgré sa fantaisie exubérante, Adrian était d'une minutie extrême, tel le chef d'un grand restaurant qui papillonne dans la cuisine en corrigeant chaque sauce d'un simple geste. Passé le stade de la recherche documentaire, l'alchimie selon Adrian se déployait en expériences farfelues et géniales, en inventions alambiquées et ingénieuses, en caprices et en subtilité. Des siècles de pratique, prétendait-il lorsque d'une main il dosait une solution de cyanure, pour remuer de l'autre un mélange à deux doigts de l'explosion, tandis qu'il racontait la fois où il avait affronté une armée de zombies en argile.
« Cassandra Hilbert, comme le mathématicien ? »
C'était la première chose qu'il avait dite en sonnant chez elle à Fila, peu avant de lui acheter une maison et de se métamorphoser en mécène de ses études d'alchimie. On vous décernera le titre de docteur, enfin, je le ferai, je suis habilité, prétendait-il. Il faut croire qu'Adrian von Zögarn, bonimenteur de première classe, charmeur et beau parleur, avait ses entrées auprès des universités, car ce diplôme ès alchimie était passé sous le prétexte d'une thèse en histoire des sciences.
« Quel jour sommes nous ? demanda Cassandra en le voyant demeurer là au milieu de la pièce, debout, bras croisés, des débris de porcelaine aux pieds.
— Il est temps, mademoiselle Hilbert. Je suis, euh, votre père biologique. Voyez-vous, je voyage beaucoup. J'ai connu votre mère il y a vingt-cinq ans environ. Une femme formidable. Mais je ne suis pas du style à m'arrêter quelque part, donc je suis reparti en voyage, sauf que... enfin... je n'étais pas au courant, voilà tout. »
L'heure n'était plus à la fantaisie. L'homme à moustache faisait face à ses responsabilités abandonnées. Ou n'était-il là que pour se donner bonne conscience ?
« Je n'avais pas besoin de votre argent et de votre alchimie, avait répondu sèchement Cassandra. J'aurai aimé avoir un père, voilà tout.
— Voilà pourquoi...
— Vous ne pouvez pas faire grand-chose de plus, Adrian. Arrêtez de faire mine de m'aider. Retournez à vos voyages. »
Cette conversation avait déjà eu lieu. Elle n'avait jamais eu plus de nouvelles d'Adrian. Il avait changé sa vie. Le hasard la trouvait maintenant occupée à des travaux, à des missions qu'elle ne se serait jamais imaginées avant. Elle connaissait Adrian von Zögarn comme personne : elle avait entendu son démon intérieur, ce murmure constant qui lui disait « fuis ». Il vivait de voyages et d'eau fraîche, papillonnant de ville en ville, de monde en monde ; rien de plus facile pour lui que d'oublier ses échecs, de faire table rase de son passé confus, plutôt que d'en démêler les fils...
« Quand sommes-nous ? répéta-t-elle, car elle sentait bien que quelque chose n'allait pas.
— Avez-vous préparé mes outils ?
— Adrian... vos mains...
— Quoi, mes mains ? »
Elles étaient couvertes de sang, jusqu'au milieu du bras. Ses manches de chemise relevées en étaient pleines elles aussi, il y avait des éclaboussures sur son visage.
« Scie à métaux, scalpel, pince » égrena-t-il sur un ton docte.
Des alignements de récipients en tout genre, bassines et casseroles, encombraient le sol, comme pour contenir une fuite d'eau. Elles contenaient des liquides de différentes teintes de rouges. Derrière sa silhouette massive, des objets se pressaient sur le bureau recouvert d'une substance noirâtre, bitumeuse, sur laquelle ils glissaient.
« Adrian...
— Nous avons presque terminé, mademoiselle Hilbert. Pouvez-vous me passer la main posée sur le fauteuil derrière vous ? »
Elle n'y jeta qu'un coup d'œil et eut un haut-le-cœur. Indifférent à ses réactions, Adrian fouillait du côté du bureau en parlant tout seul. Elle reçut des gouttes de sang sur le visage ; elles provenaient d'autres objets pendus au plafond, dont elle n'osa même pas constater la présence.
« Les textes du docteur Frank N. Stein sont très clairs sur ce point. Hormis le fait qu'il recherchait un fluide d'origine électrique. Nous en savons beaucoup sur l'électricité que lui, mademoiselle. Dans le corps humain elle ne fait que transmettre des ordres en direction des muscles. Ainsi, une patte de grenouille mise sous tension se contracte. Mais il ne s'agit pas de vie, juste de réflexes. Or nous savons quelle énergie est à même de redonner vie à des choses mortes. La main, docteur Hilbert, la main !
— Je... je ne peux pas...
— Si votre estomac ne supporte pas la teneur de nos expériences, allez vider son contenu et revenez-moi en meilleure forme. À quoi bon s'entourer d'élèves s'ils se défilent au moment crucial ?
— Que faites-vous, Adrian ?
— Je crée la vie. C'est le tabou ultime de l'alchimie, que je compte briser sous vos yeux ébahis. Car mes confrères se sont toujours entichés des transformations minérales, purement minérales. Changer le plomb en or ? Ce ne sont là que recettes de cuisine pour bonnes femmes à la retraite. Observez bien, docteur Hilbert, car je m'apprête à triompher de tous leurs a priori. Je serai le plus grand alchimiste que le monde ait jamais connu. Passez-moi le sel et le soufre. »
Elle ne bougeait pas. Il se saisit lui-même d'une salière posée sur un plateau, derrière lui, et la secoua au-dessus de son expérience.
« Dites-le, docteur Hilbert, vous n'êtes pas prête à affronter ce que la vie vous réserve. Je ne vous en tiens pas rigueur. Vous êtes de la race des moutons. Un rien vous effraie, vous retournez aussitôt à votre confortable caverne, où vous vous laissez mourir de faim plutôt que de sortir affronter les prédateurs. »
D'un geste ample du bras, il attrapa des électrodes et les planta comme des poignards. Cassandra crut voir quelque chose tressaillir sur la table.
« L'électricité, pouah ! Ce n'est pas en secouant les électrons que vous rendrez leur tonicité aux chairs mortes. L'alchimie nous apprend qu'il existe une énergie secrète, dont font usage les mages et les médiums de tous les mondes et de toutes les époques. Sur votre planète, Daln, elle est soi-disant l'apanage des anges. Les terriens font mieux en prétendant qu'elle n'existe pas. L'atman ! Ce qui en sanskrit veut dire souffle, et a donné l'allemand atmen, qui signifie respirer. Le souffle de vie. Voilà la force dont nous avons besoin pour notre expérience. »
Il se lançait dans une de ces explications saugrenues et incomplètes, qui finissait souvent par « ça marche, mais j'ignore pourquoi ».
« Voyez ces électrodes. Ce câble d'or, ici, servira de convoyeur pour l'atman. Nous l'extrayons de l'atmosphère grâce à cette machine de Whimschurst améliorée. L'élément central de la machine reste bien évidemment le concentrateur, que voici, sans qui un apport manuel d'énergie serait requis. Or l'usage manuel de l'atman ne suffira certainement pas à ranimer notre patient. À moins qu'il existe des mages d'une puissance insoupçonnée. Sur Daln, je ne pense pas. Je n'ai observé qu'une seule fois ce phénomène, il y a au moins cinq cent ans, sur un monde que l'on nomme la terre de Ki. Et encore. Le roi Zor s'était mis en tête de rendre vie aux morts... alors que je m'apprête à créer une vie de toutes pièces. En parlant de pièces. La main, docteur Hilbert, la main !
— Je ne peux pas.
— Vous, alors, avec votre éthique, vous faites une bien piètre alchimiste. »
Cette phrase la toucha au cœur.
« Oui, Cassandra, une guerre menace l'orkanie ! Votre sympathique petite Fila va être envahie. Ce bureau sera mis à sac par des soldats. Vous n'aviez qu'à faire comme moi : voyager. Aucune demeure n'est sûre. Même au fond de votre caverne, le serpent continuera de vous poursuivre. Il se faufile dans les moindres fissures du sol. Alors, maintenant, donnez-moi cette main ! Si nous parvenons à donner vie à ce corps reconstruit à partir de ses morceaux, qui sait ce que nous pourrons faire pour sauver l'orkanie ? Nous mettrons sur pied une armée d'immortels. Les balles ne feront qu'endommager leur chair, sans jamais atteindre leur vie, car cette vie sera l'atman lui-même ! Ah, les piètres golems du roi Zor ! Nous ferons mille fois mieux que cela !
— Je ne peux pas. »
Il essuya ses mains sur son tablier. Tout à coup, ils furent sur le perron. Adrian, costumé comme à son habitude, avait en main sa valisette de cuir. Dans son regard se mêlaient la déception et la fierté.
« Dans ce cas, il ne me reste plus qu'à partir.
— Oui, souffla-t-elle, camouflant sa propre souffrance derrière un masque de dureté.
— Vous reverrai-je, Cassandra ?
— Ce sera à moi de le décider. Ne revenez pas sans vous annoncer. Auriez-vous beau être de la famille, j'accueille mal les gens qui s'invitent à l'improviste.
— B... bien. »
Adrian soupesa sa valise, se couvrit la tête d'un chapeau haut-de-forme, claqua des talons. Il se tourna de trois quarts.
« Vous êtes la plus grande alchimiste de votre temps, mademoiselle Hilbert. Ne l'oubliez pas.
— Je ne vois pas très bien à quoi ça pourrait me servir.
— Moi-même, je ne sais toujours pas. Si vous avez des indices, faites-moi signe. »
Elle sentit sa résolution faiblir, aussi Cassandra lui claqua-t-elle la porte au nez. Elle se laissa tomber contre un mur, le regard humide et vague. Adrian von Zögarn n'était pas le meilleur père, mais elle n'en avait pas d'autre. Il était venu tard, mais il avait changé sa vie. Maintenant qu'elle le rejetait, il ne reviendrait pas. Trois ans d'alchimie, le diplôme de docteur décerné par l'université de Fila, ce prétendu titre de spécialiste de l'histoire des sciences, tel était son héritage.
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