III - 3. Le fort (2)
29 décembre 2018 – 1800 mots
« Lieutenant Fédorovitch, dit la femme assise près du poste de radio. On vous demande en bas, il paraît que c'est urgent, et tout.
— Vlad ? »
Son époux montait la garde juste à côté d'une vitre brisée pour y glisser un canon de fusil. À cette distance, ils tireraient au hasard, et ce serait déjà amplement suffisant. Il s'endormait sur place, l'exclamation le réveilla aussitôt.
« Tu sais où est Eusèbus ?
— Je crois qu'il fait une prière avec les kaldariens de la huitième.
— Mon nouveau meilleur ami vient d'arriver. Viens, il faut qu'on fasse bonne figure. »
Le colonel Felix les attendait de pied ferme, tenant presque par le col l'homme chargé des décomptes et des relevés, qu'il avait arraché de son bureau.
« Ce sont eux ? s'exclama-t-il d'un air revanchard.
— Euh...
— Lieutenant Fétro... Pféro... rodovitch ! » brailla le colonel.
De haute stature, l'orkanien était couvert de boue de la tête aux pieds, signe indubitable qu'il avait fait le chemin à pied. À sa montée soudaine dans les aigus, Leam opposa un regard de poisson frit, trop fatiguée sans doute pour réagir. Elle pouvait se montrer sanguine lorsqu'on l'y forçait mais personne ici, sauf peut-être le colonel Felix lui-même, ne tenait à faire un esclandre.
« Colonel Felix. »
Dans le ridicule de leur entame de conversation, Felix crut entendre un ton obséquieux. On reconnaissait fort bien dans ce personnage un caractère soupe-au-lait, que la moindre contrariété rendait agressif ; que dire de vingt lieues à pied, en pleine nuit, dans la boue...
« Vous avez trouvé d'autres camions, remarqua Leam. Cela vous a permis d'arriver plus tôt, c'est heureux. »
Elle n'attendait qu'une seule chose : que l'homme irascible la renvoie à son poste de garde bas de plafond.
« Ce n'est pas... grâce à vous ! »
Des soldats de diverses affiliations les observaient de loin. Les hommes de la sixième colonne se fichaient éperdument de savoir qui avait pris les camions à tel endroit ou ailleurs ; leur propre poste de transmission radio ayant rendu l'âme, ils avaient fait les frais du manque d'organisation du Commandement.
« Nous n'allons pas nous battre ça, c'est ridicule. Maintenant que c'est fait, est-ce que vous apportez du ravitaillement ?
— Je vous ferai passer au tribunal !
— Tant mieux. Si on y arrive, ça voudra dire qu'on aura survécu à la journée de demain. En attendant, est-ce que vous pouvez dire à vos hommes de mettre des antichars sur le côté Est ?
— Ne changez pas de sujet... taisez-vous !
— Parce que vous avez quelque chose de plus important à dire ? »
C'était plus fort qu'elle. En s'adressant à lui sur ce ton de reproche à peine voilé, elle demandait inconsciemment des comptes au Commandement tout entier, qui les avait plongés dans cette galère.
« Taisez-vous, lieutenant !
— Ce n'est pas parce que vous avez deux fois plus de jolies barrettes que moi que je suis tenue de me taire. Si on arrive à tenir ce fort demain, ce sera un miracle. Si on est dix à en sortir vivants, ce sera un miracle. Ce serait bien de vous rendre utile, colonel, plutôt que de beugler comme un enfant à qui on a retiré ses jouets. »
Elle sentit Vladimir frémir derrière elle. Les hasards de leur engagement récent et les stupidités hiérarchiques avaient octroyé à Leam son grade de lieutenante dans un paquet-cadeau, tandis qu'il devait toujours se contenter du titre de brigadier. Le fait est qu'elle n'avait aucun respect gratuit pour les épaulettes.
« C'est une trahison ! cria-t-il.
— Combien sont-ils, dans la sixième colonne ? demanda Leam à l'officier chargé des décomptes, qui cherchait à se soustraire aux regards.
— Cent trente.
— Parfait. Vous leur direz de s'installer sur le flanc Est. Il manque des mortiers. Le mieux serait de creuser une tranchée tout le long, là-bas, si l'état du sol le permet. Je vais détacher des soldats à moi pour les aider, ils sont sans doute plus en forme.
— Fdérov... tich...
— Oui ? Avez-vous quelque chose d'utile à dire ?
— J'en référerai en haut lieu, grogna Felix.
— Fort bien. Dites à haut lieu que je le salue bien. »
Elle tourna vigoureusement des talons. Felix n'attendit pas son départ pour prendre à parti les hommes qui l'entouraient, s'exclamant :
« Par la barbe de Kaldar, je leur ai dit ! Ils n'auraient jamais dû nous les mettre sur les bras ! »
Eux. Les vampires. Les étrangers venus de l'autre bout du monde. Si la campagne périclitait, c'était bien évidemment de leur faute ! La présence de ces fortes têtes, de ces êtres violents et sauvages, ne pouvait que désorganiser les troupes orkaniennes.
Leam marqua un temps d'arrêt. Elle imagina toutes les réponses et, trop fatiguée pour mener cette bataille-ci, se contenta de dire :
« Kaldar est un être spirituel. Il n'a pas de barbe. »
Quand ils remontèrent au poste de tir, Eusébus, qui avait suivi la scène depuis la fenêtre, souriait niaisement. L'opératrice radio ôta son casque d'écoute et fit un signe à Leam. C'était une humaine à peine adulte, qui ne savait cacher aucune de ses émotions, et l'appréhension sur son visage était palpable.
« Aucun signal. Normalement, on aurait dû avoir des nouvelles de la neuvième colonne... même mauvaises... et le Commandement aurait dû envoyer de nouveaux ordres chiffrés... c'est le noir total.
— Ça vous inquiète ?
— Plutôt, oui... les autres ont dû brouiller nos radios, c'est la seule explication. Et si nous sommes dans la zone de brouillage, c'est qu'ils sont près... ou alors, qu'ils ont un émetteur d'une grande puissance... vous savez ce que ça signifie... »
Elle parlait par bribes, comme essoufflée. La catastrophe se situait devant eux, tous les signes convergeaient dans cette direction. À moins, comme le soulignait Eusébus, que leur résolution soit la clé.
« Quel âge as-tu, Marny ?
— Vingt ans, lieutenant. Et... et vous ?
— Vlad, j'ai quel âge ? Trente ? Trente-cinq ? Je sais, on dirait moins. C'est parce qu'à Twinska, on passe une bonne partie de l'année à dormir. »
Leam renoua ses cheveux. Elle les avait coupés au début de la campagne ; ils avaient repoussé depuis et retrouvé le rouge carmin qui, mieux que son jeu de canines et sa peau diaphane, trahissait son appartenance à la race des vampires.
« Vous êtes tous à bout. On va rester éveillés une bonne partie de la nuit et, quand les autres seront là, ce sera l'engagement. Je ne sais pas combien de temps ça va durer et si on va s'en sortir. Tu dois retenir une chose, Marny : les gens en face ne valent pas mieux que nous. Ils ont les mêmes têtes d'enterrement, les mêmes rhumes, les mêmes fièvres attrapées sur le chemin à force de se prendre la pluie. Ils ont les mêmes problèmes d'approvisionnement et ils se disent certainement qu'en prenant le fort, ils auront de quoi manger un jour de plus. Je gage qu'ils ont une version similaire de notre Commandement, qui les a trimballé sur deux cent lieues en attendant d'engager le feu. Ce ne sont pas des surhommes, ce sont les mêmes paumés que nous et ils ne rêvent que d'une chose : s'enfuir. Et le premier qui s'enfuit a perdu. Nous, si nous fuyons d'ici vers le Nord, nous condamnons Yora. Eux, s'ils fuient vers le Sud, ils mettent fin à l'invasion. Ce fort, ces mortiers, c'est de l'esbroufe. On n'a pas de quoi tenir, mais il faut leur faire croire le contraire. Ce sera pareil en face. Ils ont à peine de quoi lancer l'assaut, mais ils veulent qu'on les croie forts. »
Aucun de ces mots ne pouvait convaincre Marny et, à vrai dire, Leam cherchait surtout à se convaincre elle-même. Quant à Eusébus, très attentif, il lissait sa barbe fournie comme s'il y cherchait un mégot rescapé. Entre eux tous sourdait un grand mystère, celui des forces qui poussent à s'affronter des humains et presque-humains qui ne veulent pas s'affronter, comme ces bêtes fauves que l'on jette dans une même cage et qui attaquent préventivement, sans nécessité, poussées par la crainte. Il n'y avait pas d'autre explication possible. La gloire ou la conquête pouvaient bien enivrer une poignée de fous ; seule la peur déplaçait ces foules inconscientes qui marchaient vers leur mort.
La nuit s'égraina comme un décompte sinistre. La lune trouva Leam et Vladimir enlacés contre la vitre défoncée du poste de tir, Eusébus ronflant dans le fond de la pièce.
« Leam, est-ce que tu es heureuse ?
— Pourquoi dis-tu cela ? Oui, si on veut.
— Si je meurs... commença Vladimir.
— Ah, je savais que tu allais dire ça.
— Si je disparais, corrigea-t-il en fronçant les sourcils, attends un, deux ans. Nous avons la peau dure, toi et moi. Puis si je ne reviens pas, tu auras une grande mission devant toi.
— Faire rendre gorge à tous tes assassins.
— Être heureuse de nouveau...
— Je commencerai par le plus simple. Mais personne ne t'a prédit que tu allais mourir tout de suite, Vlad. J'espère qu'Eusébus ne t'a pas tiré les cartes avec son tarot à la noix. Il n'a même pas les vingt-sept ! Il lui en manque trois ! Tu crois vraiment qu'on peut faire de la cartomancie avec ça ?
— Je ne disais pas ça...
— Et si c'est un « pressentiment », n'oublie pas de mettre bout à bout tous les pressentiments qui ne se sont jamais réalisés. On s'invente après coup des pressentiments de toutes sortes, c'est comme les diseurs de bonne aventure qui annoncent après la catastrophe : je l'avais prédit.
— Désolé.
— Moi aussi. Désolée qu'on soit là tout les deux. Pour être honnête, je ne sais pas ce qu'on fait là. »
Leam se retourna sur le côté et profita de deux heures de sommeil supplémentaires.
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