II - 8. La désunion
28 décembre 2018 – 1700 mots
Dès la chute d'Eden, Gabriel sut que l'avenir de Daln reposait sur ses épaules. Aujourd'hui encore, les historiens trouvent à redire sur ses actes : on lui reproche tant ses actions que son inaction supposée. Ces ratiocinations sont la meilleure preuve que l'archange se trouvait dans la pire des situations, confronté à l'échec des anges et à la libération d'un pouvoir capable de corrompre ; et que personne n'aurait pu mieux faire que lui à ce moment-là.
Bill Velt, Mémoires de guerre
Twinska, 25 août 2010
Vladimir Kerckhoffs se distinguait de ses collègues de la Caserne Nord par son incapacité à prêter attention aux commentaires insignifiants de la vie politique.
Dans sa saine ignorance du détail, le jeune brigadier voyait s'approcher la tempête avec d'autant plus d'acuité qu'il n'était pas aveuglé par des préjugés. Ses collègues n'y voyaient toujours qu'un jeu, où ils recherchaient toujours les mêmes motifs : des affaires de mœurs, de corruption, tel diplomate expulsé par tel pays, racontait-on, pour avoir fricoté avec la femme d'un autre ambassadeur ; tel prince rappelé chez lui suite à ses frasques ; tel gouverneur aperçu ivre se soulageant sur un lampadaire public. Vladimir n'entendait pas ce bruit et ne voyait que l'essentiel : Daln s'armait pour la guerre.
Les premières semaines après la chute d'Eden furent calmes. Les mois de mars et d'avril passèrent ; rien ne semblait avoir changé. La garde nationale quadrillait la Salvanie Orientale, fouillant les moindres débris de la cité des anges tombés sur le continent, sous la direction de quelques archanges rescapés, dont les noms infusaient dans la presse. Les nouveaux visages d'Eden se nommaient Gabriel, Gaël ou Kilan ; le poids du monde pesait sur leurs larges épaules, et à voir leurs traits creusés de fatigue à la télévision, on se disait : pauvre d'eux. Après avoir œuvré pour la paix sur Daln pendant mille ans, les voilà bien récompensés.
Les recrues de la garde remplissaient maintenant les casernes de Twinska, au point que celle-ci cherchait de nouveaux locaux. Des officiers parcouraient la ville aux ordres du général Viktor, prospectant comme des chercheurs d'or.
Toutes les semaines, Igora Matiev, la cheffe du gouvernement, apparaissait à la télévision, toujours plus distante et vieillie, comme si l'image perdait en qualité. Le visage soucieux, elle remerciait les volontaires salvanes engagés dans la garde et encourageait leurs amis, leurs frères et leurs sœurs à faire de même, pour défendre la Salvanie contre toutes les menaces extérieures. Le peuple n'arrivait toujours pas à mettre le doigt sur ces menaces, mais il s'exécutait avec entrain, faisant comme si cela n'avait rien de nouveau.
Un mois après avoir signé son engagement, Leam recevait déjà ses galons de lieutenante. Ses compétences avaient, paraît-il, impressionné les instructeurs militaires. Elle avait demandé à être affectée à la caserne Nord, où elle passait la moitié de la semaine en cours d'initiation au Tatska pour les nouvelles recrues, principalement des jeunes venus des quartiers pauvres qui manquaient de travail.
Le 25 avril 2010, un mois après la chute d'Eden, l'archange Gabriel fit une allocution d'une heure à la télévision. Vladimir rentrait d'un entraînement et la manqua de peu. On la lui raconta, les journaux en firent leur une ; aussi n'eut-il pas l'impression d'avoir raté quoi que ce soit.
Gabriel avait fait le tour de Daln et se trouvait en Orkanie, à l'autre bout du monde. Un journaliste l'interrogeait de façon sobre, mais ses questions ne servaient qu'à dérouler des éléments de discours posés à l'avance comme des jalons.
« Les opérations de récupération en Salvanie sont-elles maintenant terminées ?
— Elles sont terminées.
— Avez-vous pu trouver des survivants ? »
L'archange fit non de la tête.
« Combien reste-t-il d'anges, maintenant, sur Daln ?
— Entre trente mille et cinquante mille, mais je ne peux pas vous le dire avec certitude. Il est difficile de recenser tout le monde. Des États comme la Salvanie nous ont apporté leur soutien. Dans la Fédération Orkanienne, seule l'Orkanie du Nord et l'Octanie ont mis des moyens à notre disposition. J'ignore ce que sont devenus les anges de Westie. L'accès au territoire fallnirien a été refusé à certains d'entre nous.
— Nous vivons une situation alarmante, archange Gabriel. Vous dites que, suite à la destruction d'Eden, des pays vous ont tourné le dos ?
— Je les comprends. »
Gabriel s'appuya sur les accoudoirs de son fauteuil. L'écran était en couleurs, mais Vladimir, comme tous les vampires, ne voyait qu'en noir, rouge et blanc. Le mobilier devait être jaune et vert, quelque chose dans ce ton-là.
« Depuis la disparition d'Eden, il n'existe aucune instance de discussion multilatérale. La diplomatie mondiale est encore dans un état de choc. Les discussions multipartites ne prennent pas. Les pays sont habitués à parler ensemble sous l'égide des anges. En notre absence, ils se retrouvent à deux, pas davantage, et ils ne discutent pas des intérêts du monde, mais des leurs propres. Cette diplomatie est une régression. Nous sommes en train de perdre les acquis de la paix.
— Qu'entendez-vous par là, Gabriel ?
— On voit parfois des querelles de voisinage prendre d'affolantes proportions. C'est alors que d'autres voisins peuvent intervenir. Il ne s'agit parfois que de faire prendre conscience aux parties en présence qu'elles s'avancent sur un chemin autodestructeur. Daln n'est pas un quartier résidentiel. C'est un monde, qui compte plus de trente pays et cités-états indépendantes. Mais il en est de même.
— Pensez-vous que des intérêts politiques sont en jeu ?
— C'est évident. Certains espèrent toujours tirer parti des périodes de bouleversement, politique ou de société. Depuis qu'Eden est tombée, je vois des instigateurs de chaos pousser ardemment le monde sur la pente. Ce n'est pas qu'ils attendent avec impatience la guerre économique, l'affrontement à couteaux tirés avec leurs voisins : c'est plutôt qu'ils sont appâtés par le gain potentiel et minimisent les méthodes. »
Comme si la conversation ne prenait pas, Gabriel changea alors de sujet. Le journaliste affolé consulta ses fiches en cherchant ce qu'il devait dire, mais l'interview déviait de ses lignes programmées.
« Il est temps que Daln sache que la chute d'Eden n'a pas été un accident ou une erreur. Il s'agit d'une action planifiée et orchestrée par un petit groupe d'anges dissidents. Une cinquantaine, une centaine tout au plus.
— Pourquoi ?
— Tout ce que je sais, c'est que ces anges ont perdu la foi en nos idéaux de paix et d'équilibre qui, depuis mille ans, ont sous-tendu le projet d'Eden. Ils ont considéré l'ordre d'Eden comme un carcan inutile, qui maintenait le monde dans un état de stase. Ils ont renié cette paix pour laquelle nous avions œuvré. Plus prosaïquement, ils ont considéré que leur position devait leur permettre d'acquérir du pouvoir, et que l'ordre d'Eden était un frein à ce pouvoir ; c'est pourquoi ils l'ont abattu.
— Vous dites que... cent anges ont pu abolir la paix mondiale...
— J'ai espéré. Lorsque j'ai vu les débris d'Eden franchir l'atmosphère, j'ai espéré que nous leur donnerions tort. Qu'en l'absence de la cité, l'équilibre qui règne sur Daln demeurerait identique, une paix perpétuelle et immuable que la disparition de notre cité révélerait au grand jour, une paix enfin installée dans le cœur des quatre races. Mais jusqu'à présent, tout s'est passé comme les anges renégats le souhaitaient sans doute : des pays autrefois alliés se tournent le dos ; chacun se tient prêt à jouer des coudes avec son voisin pour attraper les fruits de l'économie mondiale. On se jauge, on se montre les dents. Ceci n'est pas ce que nous avions espéré. Mais notre tâche n'en reste pas moins inflexible : nous protégerons la paix de Daln par tous les moyens. »
Ils l'avaient su. Ils l'avaient caché. Les anges avaient donc espéré pouvoir faire disparaître promptement le groupe des renégats et reconstruire l'ordre d'Eden sur Daln. Gabriel, sur ce plateau de télévision, se trouvait acculé. Il demandait de l'aide au reste du monde.
« Les anges dont nous parlons possèdent trois vaisseaux qu'ils ont volé à notre cité, et dont ils peuvent se servir comme armes. Aucune force militaire dalnienne ne peut rivaliser avec eux, pour l'instant ; nous-mêmes, au sol, ne possédons pas d'armes équivalentes. Mais il suffit de peu. Il suffit d'unir nos forces pour nous protéger ensemble de la menace qu'ils représentent. Ils espèrent nous diviser par la peur. Mais nous ne sommes pas des enfants. Nous voyons clair dans leur jeu. »
Les semaines passant, cette phrase se teintait d'une cruelle ironie. Gabriel se savait-il déjà dépassé, ignorait-il délibérément la stratégie véritable des anges déchus, ou choisissait-il de l'ignorer ? C'était comme si l'archange rêvait toujours d'une Daln unie et agissait dans son rêve.
Le lendemain même, Igora Matiev se fendait d'une protestation officielle, demandant pourquoi cette annonce avait été faite en Orkanie et non en Salvanie. Certes, l'Orkanie et ses cent millions d'habitants était le monstre économique de Daln, mais la Salvanie n'avait pas à rougir de son grand voisin établi sur le continent d'en face. Pourquoi ce favoritisme suspect ? L'archange Gabriel entendait reconstruire des armes permettant d'affronter les anges déchus, soit. À qui les donnait-il donc en priorité ? À l'Orkanie, ou à la Salvanie ? Des explications seraient nécessaires, etc, etc.
Au même moment, en Orkanie, le président Bill Velt donnait à son parlement un discours déjà célèbre, non pas pour son contenu, mais pour son élocution. Très aviné, le brave homme s'emmêlait dans ses phrases au point qu'on craignait qu'il s'endormît sur son pupitre. L'instant crucial était gâché. Il annonçait pêle-mêle de nouveaux moyens alloués à sa garde nationale, la mise en place d'un quartier général des forces à Verde, du côté Ouest du continent, l'association des anges au dispositif ainsi qu'un appel mondial aux bonnes volontés.
La Salvanie lui claqua la porte et, sentant une odeur de brûlé à ses frontières, les ferma.
C'étaient Fallnir et la Wostorie qui se déclaraient la guerre. On était alors au cœur de l'été. Les deux frères ennemis renouaient avec un passé tumultueux remontant à plusieurs siècles, où les anges étaient sans cesse intervenus pour régler leurs différents. Vu de l'Est du continent, ce conflit semblait bien vague et indistinct, comme une gigantesque mascarade, une sorte de coup d'éclat diplomatique. Les jours passant et l'attaque ne venant d'aucun côté, on imaginait que les deux turbulents voisins régleraient ça à l'amiable. Peut-être un ange passerait-il pour jouer les juges de paix.
Sauf que Fallnir et la Wostorie avaient tourné le dos aux anges. Ils voulaient maintenant se consacrer à leur guerre de bac à sable, face à face, les yeux dans les yeux, comme deux bêtes fauves qui, dans l'excitation, ne perçoivent plus rien du monde extérieur. Les missives d'Igora Matiev passaient immédiatement au broyeur.
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