II - 7. Le président
27 décembre 2018 – 2200 mots
Je n'ai jamais aimé Antoine Gérald, mais j'ai grandement sous-estimé les conséquences meurtrières de ses délires. Car Gérald était d'une espèce pire encore que les politiciens corrompus et égoïstes : il croyait réellement à ses hallucinations de grandeur, à ses remèdes mensongers. Il se pensait sincèrement investi d'une mission guerrière et civilisatrice. Il croyait réellement que son pays disposait de « traditions » et de « valeurs » inébranlables et spéciales pour lesquelles on pouvait tout sacrifier, y compris la paix, le bien et la justice.
Ces individus sont rares, mais trop nombreux ceux qui les suivent volontairement, rassurés par la simplicité du monde qu'ils décrivent.
Bill Velt, Mémoires de guerre
Rema, capitale de Fallnir – 30 juin 2010
Antoine Gérald, bien-aimé président de Fallnir, était de ces hommes qui pensent a posteriori avoir tout prévu. À leur décharge, leurs plans sont souvent si embrouillés qu'on leur donne le bénéfice du doute.
Ainsi, Gérald ne doutait pas avoir prévu la chute d'Eden au moins un an avant que celle-ci n'eût lieu. Avec humilité, il en concluait qu'il était un visionnaire, et trouvait que ce costume lui allait fort bien. Dans son bureau présidentiel, au-dessus de la cheminée, était suspendue l'immense reproduction d'une huile terrienne. Elle représentait le grand Napoléon Bonaparte en habits d'empereurs – en réalité, Louis XIV, mais Antoine Gérald connaissait fort peu l'histoire terrienne et, comme tout cancre, n'en gardait que ce qu'il voulait bien retenir. Qu'importe que cet homme bouffi en costume de carnaval fût le roi d'Angleterre ! L'important était que Gérald puisse lever sans cesse la tête de ses notes et de ses papiers pour le regarder dans les yeux, porteur d'un air de triomphe qui signifiait : j'arrive, Napoléon, je marche dans tes pas...
Il admirait ledit Napoléon pour avoir été le dernier dirigeant terrien à conquérir la moitié d'un continent – Gérald ignorait l'existence du XXe siècle Non loin de l'empereur avait été épinglée une carte de la Westie, comme s'il attendait que Napoléon surgisse du tableau, vienne exercer son génie militaire et s'empare pour lui de l'ensemble du sous-continent. Car Gérald se fichait de la vaste Orkanie, la Salvanie le laissait froid, mais la Westie, tout l'Ouest du continent salvane, lui apparaissait comme inutilement morcelée. Ses peuples impulsifs et colériques l'avaient fragmentée au hasard de leurs querelles. Avec le temps, les anges d'Eden avaient effacé certaines de ces cicatrices et obtenu la formation de deux pôles : Fallnir à l'Ouest, la Wostorie à l'Est.
Tels deux frères très proches, mais qui, placés dès leur plus jeune âge dans une compétition féroce, se détestent et se déchirent, étant les deux moitiés d'un tout dont ils revendiquaient chacun l'esprit, Fallnir et la Wostorie s'entartaient sans cesse d'affronts diplomatiques et de querelles économiques. Soucieuse de n'intervenir que superficiellement, Eden remettait sans cesse un peu de peinture sur leurs relations. La cité céleste cultivait l'illusion, pour elle-même et pour le reste de Daln. Mais Antoine Gérald savait que le moment clé de l'histoire approchait et que lui, le bien-aimé président Gérald (l'adjectif « bien-aimé » était important), se trouvait à la tête des événements.
Il était admirable que sa gloire personnelle (très importante elle aussi) soit aussi indubitablement liée à la gloire de Fallnir (un excellent prétexte). Au nom de cette gloire, au nom de l'unité de la Westie, au nom du grand Napoléon ; certainement au nom d'Unum, éternel absent dont on pouvait coller le nom partout, Antoine Gérald allait mettre le pied en Wostorie et y planter son drapeau. Il allait libérer les Wostores de leur gouvernement corrompu et leur faire découvrir les joies de l'administration par un bien-aimé président, plutôt qu'une chancelière jeune et incompétente.
« Bien-aimé », tout comme « juste », « nécessaire », « gloire », « force », « agression », « menace de l'intérieur », étaient des termes appréciés de la presse depuis que le ministre de la communication gouvernementale, le sympathique Aubert Bellophon, avait pris ses fonctions. Il s'assurait que les médias fallniriens ne colportaient aucune fausse nouvelle ou affirmation en mesure d'entacher la sécurité de l'État en cette période troublée qui faisait suite à la chute d'Eden. Sans en avoir exactement donné l'ordre, Antoine Gérald avait donc le plaisir de lire tous les matins des éditoriaux vantant ses mérites et la droiture de son jugement. Ragaillardi, il téléphonait parfois à Bellophon pour le remercier de sa diligence.
On frappa à la porte de son bureau. Le garde annonça monsieur le baron Jassois.
D'un geste expéditif, Gérald l'invita à entrer. Il serra la main du baron tout en l'étudiant de nouveau. Jassois, trente-cinq ans, se trouvait comme prisonnier d'un âge où l'on est sorti de la jeunesse, mais où aucun digne représentant de la génération précédente ne veut encore s'avouer remplacé. Du reste, comme il arrive aux jeunes gens à frasques, sa jeunesse avait été longue et épuisante.
« Vous faites un excellent travail, baron, dit Gérald en se hâtant de déboucher une bouteille de mesnas.
— En quel honneur... ? se contenta de demander le sang-bleu énigmatique, que malgré ses nouvelles fonctions et son uniforme, on appelait toujours plus volontiers baron que général.
— Attendons Aubert » sourit le bien-aimé président en faisant surgir trois coupes d'un tiroir de son bureau.
Le susnommé surgit à point nommé, petit être aux joues grasses, au nez grossi par un certain penchant pour le bon mesnas – uniquement le bon, ce qui n'est donc pas un crime aux yeux d'Unum, vous en conviendrez ?
« Monsieur Gérald ! Monsieur Gérald ! Pardonnez-moi ! glapissait-il tout en se sachant déjà amplement pardonné. J'ai dû superviser en urgence le démantèlement d'une station de radio pirate qui proférait, sur notre propre sol, des mensonges wostores ! Le tout appuyé par des fonds salvanes !
— Vous faites un excellent travail, Aubert. Prenez donc une coupe. »
Le visage du ministre de la communication gouvernementale s'arrondit encore à cette perspective. Il se fendit d'un sourire d'une largeur insupportable.
« À qui buvons-nous, monsieur le président ? Je propose : à vous !
— Non, mes amis, mes fidèles, nous buvons à la grandeur retrouvée de Fallnir. Écoutez plutôt : depuis à peine trois mois que notre cher baron a remplacé avec grand éclat cet incapable de Marien, l'armée fallnirienne s'est faite plus puissante que jamais. Nous avons attisé nos griffes en prévision de l'assaut. Depuis que notre brillant Aubert Bellophon se charge de toute notre communication à l'intérieur et à l'extérieur de l'État, les forces vives de notre nation se sont coordonnées dans un seul but. Nous sommes devenus plus puissants que jamais. »
Il parlait comme devant un public, mais il n'y avait qu'eux trois ; tout Fallnir reposait sur leurs épaules. Depuis son élection quelques années auparavant, Gérald avait toujours vu les institutions comme un frein. Assemblées et ministères étaient toujours venus bloquer ses projets sous prétexte qu'ils étaient irréalisables ou inconstitutionnels. Cela même alors qu'il avait été élu par le peuple ! Aussi avait-il, depuis mars et la chute d'Eden, repris pleinement en main ce pouvoir qui lui était donné. Il avait raccourci les privilèges du gouvernement et des différents conseils, cessé de recevoir leurs avis ; il avait fait emprisonner quelques fortes têtes résolues à se placer en travers de la volonté du peuple fallnirien. Dès la mi-mai, une brassée de lettres de démission pré-remplies avait inondé les services gouvernementaux, à signer pour le lendemain, merci.
Gérald faisait enfin le ménage dans son administration. En d'autres temps, les trouble-fêtes d'Eden auraient trouvé des façons astucieuses de l'en empêcher. Plus maintenant.
« Il est temps que je vous informe de la suite de nos projets » reprit le président bien-aimé.
Car il était bien-aimé de son peuple. Vrai ou non, on le répétait désormais trop souvent pour pouvoir penser autrement.
« Rien n'indique aujourd'hui que la Wostorie se calmera, dit Aubert Bellophon. Ces dryens sont des fauves. Ils nous accusent déjà de tous les maux, alors que ce sont eux qui encouragent la dissidence au sein de notre nation. Les vampires salvanes ne font guère mieux : ils soutiennent en demi-teinte l'agressivité wostore. Ils pensent certainement avoir du bon à en tirer. Je propose de renforcer la présence de nos troupes à la frontière. Une démonstration de force. »
En tant que ministre de la communication, Aubert avait, en toute logique, pris en main la diplomatie et les affaires étrangères fallniriennes. Depuis son arrivée, Gérald ouvrait les yeux sur la situation réelle du pays, entouré d'ennemis effrayants qui essayaient de le contaminer de l'intérieur. Une superbe affiche de communication gouvernementale réalisée par les services de Bellophon représentait parfaitement son sentiment ; la Wostorie y était un monstre chimérique tenant entre ses griffes Fallnir en essayant de l'étouffer par ses exhalaisons.
« Vous manquez d'ambition, Aubert, tempéra Gérald. Il ne nous faut pas seulement une démonstration. Il nous faut faire usage de la force. Je vais déclarer la guerre avec la Wostorie. Dans un mois. »
Il but une gorgée, pour signifier que c'était le sens de leur toast. Antoine Gérald réalisait son rêve napoléonien d'expansion à l'Est. Si cette annonce ravit Aubert, elle laissa le baron plus sceptique ; sans doute s'attendait-il à une toute autre proclamation. Un mariage entre Gérald et la chancelière wostore, peut-être ?
« C'est une chose, monsieur le président, de rallier le peuple à votre projet. C'en est une autre de confronter ce projet à de farouches opposants. Certes, la communication gouvernementale raille la faiblesse et l'impréparation des Wostores. Mais les services de renseignement militaires me disent tout autre chose. La chancelière n'a pas attendu la chute d'Eden pour se préparer à un assaut de Fallnir.
— Vous-même, le chef de nos armées, vous mettriez en doute leur supériorité face à l'ennemi ? ricana Aubert.
— À moins que Fallnir dispose d'une arme secrète dont je n'aurais pas connaissance, vu l'état de nos forces, je recommande de repousser cette déclaration de six mois au moins.
— Vous êtes trop raisonnable, baron, l'admonesta le président. Aussi, sur le plan de la logique, vous avez raison. Mais l'histoire ne s'écrit pas qu'à coup de logique et de froids calculs. Les grands hommes fonctionnent avant tout à l'instinct. »
Gérald s'était ouvert auprès d'Aubert des recherches menées par la Section 7, un centre secret des sous-sols de Rema où une dizaine d'anges, capturés avant d'avoir pu fuir Fallnir, construisaient justement ces armes cachées. La pique du baron Jassois pouvait signifier qu'il en avait eu connaissance et qu'il reprochait au président son manque de confiance.
Non, se convainquit Gérald, je ne lui dois rien ! Le baron est certes un bon gestionnaire ; il fait grandir nos armées comme on ferait fructifier une entreprise. Il sait employer à bon escient la force de nos industries. Mais il s'agit aussi d'un coup de force de la noblesse, qui me l'a mis entre les mains pour faire son grand retour. Il faut croire qu'ils ont senti que Fallnir quittait son modèle de république et reformait son empire. L'aristocratie reprend ses marques.
« Du reste, baron, vous avez raison, j'ai une arme secrète. »
« J'ai », et non pas « vous avez », car bien que Gérald eût confié le commandement de l'armée à Jassois, elle lui appartenait toujours.
« Ce n'est peut-être pas ce à quoi vous pensez, néanmoins, dit-il en reposant sa coupe.
— Je n'irais pas jusqu'à penser à la Section 7, lança le baron avec un sourire pincé, pour lui signifier qu'il savait tout, et lui tenait rigueur de le lui avoir caché.
— De fait, il ne s'agit pas de la Section 7. Rien de ce qu'ils ont construit là-bas ne fonctionne pour l'instant... mais nous avons maintenant un allié de poids qui, sans conditions, a accepté d'appuyer notre entreprise. Des anges.
— Fabuleux, dit Aubert, qui comprenait déjà.
— Des anges ? fit Jassois.
— Ils sont arrivés peu après la chute d'Eden, expliqua Gérald. De ce que je sais, ils se sont adressés individuellement aux chefs d'État de cette planète. Ils proposent leur aide. Ces anges disposent d'un pouvoir unique en ce monde, depuis qu'Eden est tombée. Trois vaisseaux orbite-atmosphère.
— Quelles sont leurs conditions ? reprit le baron, suspicieux.
— Aucune, mon cher. Aucune. Ces anges ont renversé Eden, mais ils n'auront de cesse de briser les vestiges des chaînes que la cité céleste accrochée au cou des dalniens. Ils veulent changer la face de ce monde. Et puis, c'était nous, ou les Wostores. Je sais qu'ils auraient fini par accepter ; la chancelière se serait lancée dans une attaque préventive.
— Malgré cela, tempéra le baron Jassois, je pense qu'il vaut mieux attendre, le temps de mettre à jour nos plans...
— C'est impossible. La date de la déclaration faisait partie du marché. Le 25 août, nous passerons la frontière. Réjouissez-vous, baron. Nous allons enfin voir cette Grande Armée à l'œuvre. Nous allons enfin prendre ce qui nous est dû. »
En disant « nous », Antoine Gérald se mentait à lui-même, car il se voyait en Napoléon conquérant. Ce n'était pas Fallnir qu'il fallait étendre, mais son empire bientôt proclamé.
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