II - 26. Capitulation
29 décembre – 2100 mots
La fin de la guerre wostoro-fallnirienne se déroula dans l'ombre, car Daln avait déjà les yeux rivés sur l'Orkanie. C'est ainsi que les trois hommes forts de Fallnir, le président Gérald, le baron Jassois et le ministre Bellophon, disparurent dans de troubles circonstances, alimentant la légende pour les décennies à venir...
Bill Velt, Mémoires de guerre
Au Sud de Rema, 26 janvier
Le baron Jassois donna rendez-vous aux Wostores dans un hameau situé à une dizaine de lieues au Sud de Rema, en pleine terre agricole. Lui-même s'y rendit à pied, accompagné de quelques officiers, évitant les patrouilles qui se multipliaient dans la ville.
De loin, Rema s'endormait comme une histoire inachevée.
Le baron gagna une cour de ferme abandonnée où gisaient encore les restes d'un cochon attaché, laissé derrière dans la fièvre du départ. Mort récemment sous les griffes des chiens errants, il lui manquait de larges morceaux et des mouches tourbillonnaient autour de leur nouveau festin.
Il se mit à l'abri du vent et allumait une cigarette lorsque les deux voitures wostores entrèrent dans la cour.
Les militaires ennemis en descendirent. Ils semblaient pressés de conclure l'accord. Un soulagement inexplicable gagna le baron Jassois. Il serait jugé pour tous ses crimes. Par eux ou par Unum. Sa défense serait pitoyable : j'ai tenté d'empêcher toutes ces morts... je ne suis que partiellement responsable. Le général Marien ne s'est-il pas lui-même empalé sur ma lame ? Je n'ai jamais été atteint par la rhétorique mortifère de Gérald.
Fallnir en finissait ici avec son « avenir glorieux ».
Un haut gradé dryen, drapé dans un ciré noir, s'avança jusqu'au pas de la porte défoncée où se tenait le baron. Il le regarda dans les yeux, hésitant sur la conduite à adopter. Puis il se contenta de saluer, d'un geste brusque, mécanique, automatique. Étonné de cette marque de respect, le baron, qui tenait son bras blessé en écharpe, lui rendit ce salut.
Lui-même et le général wostore prirent place dans une salle à manger poussiéreuse. Aucune discussion n'était plus nécessaire. Le baron Jassois avait annoncé la capitulation sans conditions. Le général extirpa une liasse de papiers de sa mallette ; son homologue la parcourut d'un air désabusé et signa.
« Je pensais que le président Gérald serait présent, dit le Wostore. Il me semble qu'il se trouve encore à Rema. »
Sa remarque jeta un froid.
« Le président Gérald est mort, dit le baron.
— Je vois. »
Personne n'était dupe, ni le haut gradé, ni les figurants qui accompagnaient ces deux personnages historiques.
Après la signature du baron Jassois, le Wostore sembla hésiter, comme si tout ceci lui paraissait trop simple. On prit des photos, en guise de preuve matérielle supplémentaire, plus que pour immortaliser l'instant. Il n'y eut aucun discours, le général serra la main du baron, qui grimaça, car ses écailles lui cisaillaient la peau.
Vous pouvez maintenant disparaître dans les tréfonds de l'histoire, semblait-il dire. Nous prenons les rênes.
« Nous n'avons pas prévu de descendre au-delà de Rema » indiqua le Wostore, détail qui informa le baron qu'il pouvait fuir au Sud.
Le général le salua de nouveau et remonta dans sa voiture sans aucune cérémonie. Le baron sortit sur le perron et grilla une deuxième cigarette. Pourquoi ne l'avaient-ils pas au moins fait prisonnier ? Trop d'efforts, trop de paperasse. Ils le savaient impuissant et dépassé par les événements. Le baron Jassois n'avait plus qu'à fuir dans un pays étranger où il pourrait changer d'identité, recommencer une nouvelle vie.
Plus facile à dire qu'à faire.
***
Avec Antoine Gérald à la baguette et Bellophon au piano – Frédic Carmon, brillant éditorialiste du Rematin, jouait du triangle – les lendemains avaient chanté comme jamais à Fallnir ; mais le présent déchanta bientôt. Fort à propos, les Fallniriens découvrirent qu'aucun n'avait réellement souhaité la guerre, qu'ils la tenaient presque tous pour un jeu, une blague ou une folie. D'ailleurs, Gérald, depuis son élection, leur avait quelque peu forcé la main.
Rema prise, la cité placée sous l'administration de l'armée wostore, des dryens patrouillant en permanence dans les rues, les Gillian et les Nilaire firent comme les Gillian et les Nilaire de toutes les époques : ils gardèrent la face.
« Avec la fermeture du club, prétexta monsieur Gillian, nous avons du temps libre, et comme beaucoup de nos amis ont quitté la ville, nous avons naturellement pensé à vous.
— Figurez-vous, avança madame Nilaire, qu'il en va de même pour nous. »
Ainsi, on s'invita à dîner, quoi qu'il n'y eût plus grand-chose à dîner. On se félicita – comme s'il y avait un public – sur la qualité de la décoration et la tenue de l'appartement. Jamais les deux familles ne s'étaient autant rapprochées, elles qui se voyaient chacune comme un fer de lance, un étendard, et l'autre comme une poignée d'amateurs.
Madame Nilaire apporta un gâteau, on complimenta celui-ci avec naturel, et on le mangea, bien qu'il fût immangeable, le beurre y ayant depuis longtemps été remplacé par du saindoux, la farine proche de la moisissure, la levure absente faisant ressembler cette exquise ganache à une galette sèche sur laquelle on se serait assis par inadvertance.
On parla un peu des enfants respectifs, source de tant de tracas, sans faire l'économie des compliments, dont on avait tant besoin en ces temps troublés. C'est un enfant charmant, avança monsieur Nilaire quant à Armand, et bien qu'il ait arrêté ses études prématurément, il a de l'esprit et de la finesse, il ira loin. Nous n'avons pas besoin de diplômes et de titres pour réussir, poursuivit celui qui les cherchait pourtant partout avec frénésie. Des exemples le montrent.
C'est un enfant charmant, dit en écho monsieur Gillian, gêné de ne trouver mieux.
La conversation les fit oublier que tous deux avaient disparu dans la nature. Les Gillian et les Nilaire, que leur bassesse rendait résilients, à la manière des mauvaises herbes bien enracinées, préparaient déjà le monde d'après la guerre. Ils s'étendirent sur leurs malheurs respectifs, prenant soin de s'accorder sur tout, contredisant sans cesse leur propos de la minute précédente, si bien que ce dîner ne fut bientôt plus qu'un concours de hochements de tête.
« Ce couvre-feu est insupportable, dit madame Gillian. Avec cela, nous n'avons pas pu aller au théâtre cette semaine. »
On omettait ainsi adroitement que le théâtre, comme le cinéma, comme la bibliothèque, avait fermé ; on gardait la face.
« Et ces soldats wostores n'ont aucune discipline, aucune tenue. Il paraît qu'ils se comportent très mal, hommes et femmes compris.
— C'est leur caractère de dryen qui ressort, tenta madame Nilaire. Nous ne sommes pas du même monde.
— J'ai entendu dire que le président Gérald avait été tué. On ne sait plus ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas, depuis que les Wostores ont pris le contrôle des journaux. Nous n'entendons plus que la propagande de von Gottsburg !
— Croyez-moi, pour Gérald, ce ne sera pas une si grande perte. Il s'était trompé sur beaucoup de points.
— C'était un homme admirable, tout de même.
— Il était très mal entouré.
— Son ministre de la communication, Aubert Bellophon, était tout de même très bien.
— Mais le baron Jassois en chef de l'armée ! Pourquoi s'encombrer d'un personnage qui sent le soufre ?
— Il s'agissait de faire plaisir à la noblesse, voilà tout. Du reste, le baron avait bien préparé certaines de ses batailles ; nous avons été submergés à cause des ennemis de l'intérieur. Ce sont des agents wostores qui ont noyauté nos administrations. Nul doute qu'ils ont tué Gérald pour qu'il ne parle pas.
— Tout de même, à quelle époque vivons-nous.
— Ce général Klamm est très bien, qu'en pensez-vous ? Je l'ai entendu parler à la radio. Je n'apprécie par les dryens mais il faut avouer qu'il y avait une certaine rigueur dans son discours.
— Je n'ai pas eu l'heur de l'entendre. De quoi parlait-il ?
— Des travaux à effectuer maintenant que la guerre est finie. La démobilisation, la reprise de l'économie, la reconstruction de notre administration publique. Il a l'air de savoir où il va. Je m'inquiétais beaucoup de nous savoir aux mains de cette petite peste... mais si, vous savez bien, la chancelière...
— Von Gottsburg, dit monsieur Nilaire. J'ai toujours dit qu'elle ne contrôlait rien. Ce sont ses généraux qui ont fait tout le travail. Des dryens de l'ombre, à n'en pas douter. Von Gottsburg était trop jeune pour comprendre quoi que ce soit aux affaires d'État, alors une guerre, pensez-vous... non, nous avions l'expérience, la compétence, je ne vois toujours pas...
— On dit que le baron Jassois a disparu après avoir signé la capitulation.
— Oh, oui, le baron... je gage que sa femme... sa maîtresse, devrais-je dire... le manipulait de bout en bout. Madeline Renan était une intrigante, tout le monde le savait. Une agente des wostores, j'en mettrais ma jambe à couper. Maintenant qu'elle a disparu, la vérité restera à jamais cachée. »
Ce pouvoir de refaire le monde était le véritable sel de leur repas de chou bouilli, ce pourquoi ils s'étaient rassemblés, l'ultime cercle d'irréductibles disséqueurs de ragots. Plutôt que de s'émouvoir de la ruine de Fallnir, ils en pressaient le jus de la rumeur et du on-dit, qui nourrissait leurs âmes voraces.
« Personnellement, je ne crois pas à la mort du président Gérald, non plus qu'à celle de la disparition de Jassois. Le baron est en Wostorie où il coule des jours paisibles aux côtés des traîtres ; peut-être en profite-t-il déjà pour séduire la von Gottsburg.
— Tu as trop bu, voyons, chéri.
— Je crois qu'il nous a habitué à pire. »
***
Fernand traversa la frontière de Travaquie à pied. Son passeport salvane fut examiné avec suspicion par les garde-frontières, mais ceux-ci ne trouvèrent rien de répréhensible dans son attitude modeste, sa barbe fournie, ni son sac de randonnée.
Ce petit pays, oublié des guerres dont l'écho parvenait à ses frontières, était un repaire d'inquiets et de chanceux. Les chanceux parvenaient à ce paradis au terme de leur exil, et trouvaient du travail dans l'une de ces vallées encaissées où paissaient des troupeaux de moutons. Après quelques mois, ils devenaient des inquiets, à l'instar des travaquiens d'origine, l'œil rivé sur la frontière, une chaîne de montagnes de derrière laquelle pouvait à tout moment surgir un malheur.
De malheur il ne fut point. Occupée à son grand remue-ménage, Daln oubliait les coins.
Fernand monta jusqu'à un village de vieilles pierres construit à flanc de colline. Il y trouva un temple de Kaldar à l'abandon, quelques vieillards assis sur un banc, quelques pigeons indolents.
Il s'assit au bord d'une fontaine, sur une petite place encadrée de vieux saules. Lorsqu'il reposait ses pieds, son esprit travaillait ; les deux ne pouvaient pas se libérer en même temps. Que faire ? Il s'était donné un objectif. Il avait organisé sa disparition et sa fuite. Il avait traversé illégalement la frontière wostore, marché sur des centaines de lieues en pays ennemi, puis en Salvanie, suivant délibérément une route tortueuse inventée par les pèlerins kaldariens. On le prenait pour tel, son bâton de marche, son visage amaigri, barbu, ses bottes et ses vêtements usés faisaient illusion. Comme un pèlerin, il se nourrissait d'aumône et de champignons.
Personne ne le poursuivait. Dans sa fuite, il voulait d'abord échapper à ses démons, ses rêves, ses cauchemars, sa culpabilité.
Il baissa la tête vers la fontaine et y but l'eau pure des montagnes. S'essuyant la bouche avec sa manche, il vit une enfant s'approcher de lui avec curiosité et précaution, comme on aborde un animal placide dont on ignore les intentions.
« Elle m'a demandé de vous donner ça, dit-elle en agitant une lettre qui disparaissait à demi derrière les manches trop larges de son gilet.
— Qui ça ?
— La dame.
— Quelle dame ? »
Elle désigna un point vague où plus personne ne se trouvait. Fernand prit la lettre. Il sut dès l'odeur, dès le grain du papier, avant même de retracer les premières boucles du regard.
« Mon cher ami, commençait la missive. J'ai lu votre courrier. Je suppose que vous lirez de même le mien... »
La petite fille chargée de la commission resta à ses côtés un moment. Elle ne savait pas lire, mais pouvait mettre des certitudes d'enfant sur l'expression de Fernand. Sans doute voyait-elle là que le monsieur et la dame se séparaient, ce que semblait acter la lettre, expliquant ainsi qu'il ait l'air si triste.
C'était un peu plus que ça, mais personne ne pouvait lui tenir rigueur de son analyse partielle. Il faut des années avant d'apprendre ces nuances de l'âme humaine et nombreux qui se prétendent adultes ne font que se l'imaginer.
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Et voici un premier arc narratif clos, et avec lui, la partie II.
Plus que deux parties et moins de 50% du bouquin O:)
Bravo à vous qui êtes arrivés jusqu'ici, et bon courage pour la suite.
CN
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