II - 25. La prise de Rema
29 décembre – 2500 mots
À tous les Fallniriens, c'est avec vous que nous allons gagner la guerre !
L'envahisseur wostore est arrivé sur notre sol pour détruire notre beau pays. Ne le laissons pas faire ! Résistez ! Rejoignez les réseaux qui se forment d'ores et déjà !
Depuis notre belle capitale, le président Gérald travaille à la puissante contre-attaque qui balaiera les troupes wostores et remontera jusqu'à leur pays. Vous pouvez aidez notre État-major à faire déferler la puissance de nos armées sur la Wostorie ! En organisant le transfert de prisonniers, d'armes, en détruisant les lignes de chemin de fer et les routes.
Vous aussi, participez à cette campagne décisive qui rendra sa grandeur à Fallnir et assiéra notre puissance pour les mille années à venir.
Anonyme, Tract du 25 janvier
Rema, capitale de Fallnir, 25 janvier 2011
Le monde dans lequel vivait Tristan avait éclaté, ses fragments dispersés sur la voûte céleste. Papillonnant d'un convoi à l'autre, tantôt agrippé aux sangles d'un camion militaire, tantôt assis à l'arrière d'une voiture civile, il ne sortait plus que la nuit pour éviter l'aviation wostore, et dormait le jour dans des granges à l'abandon. Il faisait plus froid que jamais. Cet hiver, descendu de Salvanie, frappait l'Ouest du continent avec d'autant plus de force qu'on ne l'avait pas prévu. Tristan avait bourré son uniforme de paille pour lui tenir chaud, complétant son allure d'épouvantail.
Dans ses hallucinations nocturnes, il voyait Bénédicte, ses parents parfois, Armand Gillian, et tous les inconnus que le hasard avait fait mourir à ses côtés. Il revoyait ses souvenirs et y cherchait l'origine de la défaite fallnirienne, car une si cinglante débâcle devait avoir de profondes racines.
Tristan ne pensait guère plus à ses chances de survie. Il mangeait parfois, s'il avait de la chance. En porteur de fusil, il tenait le haut du panier dans ces colonnes de fuyards – l'uniforme ne comptait plus.
Il commençait à comprendre l'attitude d'Armand et de Bénédicte. Encore quelques années et il reviendrait sur la présidence Gérald avec autant de colère qu'il avait lui-même déroulé le tapis violet à ce scélérat. Car il l'avait dupé ; ces promesses de grandeur, du vent, s'étaient fracassées au contact du réel, contre la résistance wostore. Un manteau de honte couvrirait ce pan de l'histoire fallnirienne ; et ces hommes marqués dans leur sang pour une cause injuste erreraient seuls dans un monde pressé de les oublier, pour négliger sa responsabilité dans le crime.
Le jeune homme ne rentra pas à Rema avant le 20 janvier. Les Wostores progressaient si vite que l'onde de panique les précédait d'une journée à peine. Quand il entra à Rema, le peuple était dans les rues et manifestait, criant haut et fort qu'il défendrait la ville. Il imagina ses parents et leurs voisins sortir sur le perron, haranguer la foule tels des Léonidas de pacotille, prétendant : à nous les armes, la ville ne tombera pas ! Au premier camion de soldats estropiés évacués du front, les jambes flageolantes, ils se barricaderaient chez eux ou se jetteraient sur les derniers trains en partance.
Tristan ne parvint pas à rentrer chez lui. Le métropolitain étant bloqué, il avait encore dix lieues de marche à pied des faubourgs de Rema au quartier de ses parents. Dix lieues dans la confusion la plus totale. Les journaux avaient cessé de paraître. De grandes affiches sur les murs indiquaient que le ministre de la communication gouvernementale, Aubert Bellophon, était maintenant en charge de la défense de la ville, tandis que le baron Jassois, chef des armées, préparait la contre-attaque.
Personne n'y croyait. La police, envoyée pour empêcher le pillage des magasins, y participait elle-même. Les soldats revenus du front arrachaient leurs galons et se joignaient au chaos, ou bien poursuivaient leur chemin vers le Sud. Rema, à l'image de tout un pays, s'enfonçait dans le brouillard.
Tristan parvint à rejoindre la gare, d'où aucun train ne partait plus. On disait que les voies avaient déjà été coupées plus au Sud. Face à la rancœur de la foule, les contrôleurs et employés du rail avaient fui. Des centaines de personnes se pressaient sur des wagons qui resteraient irrémédiablement à quai. Il s'assit sur une banquette et s'assoupit. Des éclats de voix le réveillèrent aussitôt. L'aviation wostore survolait la ville. Des coups de feu claquaient sur le parvis de la gare – la bataille de Rema commençait !
Quand il sortit dehors, il ne vit que quelques soldats occupés à faire feu en direction du ciel, par acquit de conscience. Une marée de tracts étouffait maintenant la ville, où se mêlait propagande gouvernementale et annonces wostores.
Tristan essaya d'en apprendre plus auprès des hommes, mais eux-mêmes ne savaient pas qui était réellement en charge des opérations de défense. En fait, personne ne défendait Rema, hormis peut-être quelques irréductibles commandants privés d'ordres, qui improvisaient avec les lambeaux de l'armée fallnirienne.
Il était temps pour lui de quitter l'uniforme. Il passa la vitrine défoncée d'un magasin de la gare, pillé de son alimentation, s'empara d'un pantalon et d'un gilet et abandonna dans une poubelle ses derniers signes d'appartenance à l'armée vaincue. Beaucoup d'autres que lui avaient eu la même idée.
Une nuit, le jeune homme entendit des détonations très lointaines. Elles cessèrent au bout de quelques heures. Ni les affiches du gouvernement Gérald, ni la rumeur volubile ne pouvait éclairer Rema sur ce qui se déroulait à ses portes. Il fallut attendre dans la rue, comme Tristan, jusqu'au passage des wostores. Les dryens, en ordre serré, uniformes d'hiver, le frappèrent par leur organisation et leur professionnalisme. Ils repéraient les bâtiments officiels, prenaient position, vérifiaient leur avancée rue par rue. Tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un agent gouvernemental était fait prisonnier sans hésitation. Les civils pouvaient rester spectateurs.
***
« J'ai entendu que la Wostorie était aux portes de Rema.
— Ils sont entrés ce matin, confirma le baron Jassois en tenant le téléphone d'une main, tandis qu'il vérifiait de l'autre les balles de son pistolet. Ils avancent d'heure en heure, tout en prenant leur temps.
— Tu n'es pas parti ?
— J'ai encore beaucoup à faire.
— Mais la guerre est perdue ! » s'exclama Madeline Renan.
La froideur apparente avec laquelle il lui répondait devait ajouter à son trouble. Le baron décida qu'il était temps de mettre fin à la conversation. Des décisions irrévocables, prises depuis des mois, l'engageaient maintenant à certaines affaires urgentes.
« Je t'aime, Madeline.
— Attends ! »
Le baron raccrocha en soupirant.
L'absence du président Antoine Gérald et de son ministre, Aubert Bellophon, avait scellé la chute de Fallnir. Le baron Jassois n'avait ni la force, ni la volonté nécessaire pour maintenir à bout de bras cet empire mort-né. En acceptant ce poste, il souhaitait se rapprocher de Gérald, se tenir prêt du pouvoir. Il n'imaginait pas qu'on lui mettrait entre les mains une campagne d'invasion contre laquelle, malgré son rôle supposé, il n'avait rien pu faire.
Il appartenait au camp des vaincus et l'Histoire moquerait son incompétence. Restait néanmoins une chose à faire.
Le baron appela ses gardes du corps. Rema n'avait plus la moindre goutte d'essence, aussi avaient-ils volé des chevaux de la police montée. Il ne s'attendait pas à ce que les wostores entrent si vite dans la ville. Cela bouleversait ses plans.
Durant leur escapade en direction de la Section 7, ils ne reçurent de la foule hagarde que de vagues regards surpris. Pourquoi courir dans cette direction ? Fuyaient-ils les Wostores ou marchaient-ils vers eux ?
Avec le temps, le président Gérald était devenu obsédé par ses armes atomiques. Ce projet avait englouti des montagnes de financement. Dans son esprit, les bombes devaient se substituer au soutien des anges. Il n'avait simplement pas eu le temps d'aller au terme du processus.
« Plus vite ! » lança le baron à ses hommes.
Plus personne ne gardait le bâtiment, un quelconque commissariat au financement de la recherche scientifique, qui servait de couverture à la Section 7. Le baron Jassois n'était lui-même jamais entré dans ces lieux marqués du sceau sombre de la folie humaine, où se déployaient les délires monomaniaques d'Antoine Gérald. Détruire plus grand pour bâtir plus grand, tel était son credo.
« Vous voilà. Je vous attendais. »
Milla Revitch, la scientifique qui avait la première éventé les secrets du laboratoire, ouvrit la grille comme il était convenu. Le baron sauta de cheval. Il n'avait plus l'adresse de ses vingt ans ; mais s'il avait eu vingt ans, il n'aurait jamais eu le courage de faire ce qu'il fallait.
« Où est-il ?
— Par ici » dit-elle.
C'était une femme sans importance, une des innombrables petites mains qui forment un monstre en marche. Les pans de sa blouse blanche flottaient autour d'elle.
« Je ne le sens pas » le prévint un garde.
La noblesse fallnirienne n'appréciait pas le président Gérald, mais elle avait fini par s'en accommoder. Elle lui pardonnait ses rêves de grandeur comme des frasques d'adolescent. Mais l'intérêt tout particulier de Gérald pour les recherches de la Section 7 avaient éveillé son inquiétude. Le baron Jassois n'était au départ qu'une mesure de précaution, une façon de s'assurer que jamais Gérald ne prendrait de décisions militaires inconséquentes.
Or le baron s'était révélé impuissant à empêcher le désastre.
Milla Revitch disparut à l'angle d'une colonnade en criant quelque chose comme « je suis désolée », ce à quoi le baron, aussi fin tireur qu'épéiste, abattit deux hommes qui essayaient de le viser. La fusillade dans la cour du commissariat au financement de la recherche scientifique se poursuivit durant plusieurs minutes, reprenant dès le moindre mouvement. Le baron et ses hommes, cachés derrière des voitures de fonctions criblées de trous, contre la garde rapprochée de Gérald, coincée à l'angle des murs grêlés de balles.
La traîtresse avait trahi de nouveau, rien d'inhabituel. Cela n'enlevait rien au fait que Gérald possédait – peut-être, peut-être pas – une arme nucléaire et qu'il souhaitait en faire usage.
« Rendez vos armes, baron ! C'est terminé ! » cria une voix de l'autre côté.
Il ne s'agissait ni de Gérald, ni d'Aubert Bellophon, juste un de ces exécutants qui restent jusqu'au bout dans un navire voué à couler, tandis que leurs chefs s'enfuient par les canots de sauvetage.
Jassois considéra qu'en effet, c'était terminé ; il fit encore deux morts, ses hommes donnèrent l'assaut et mirent fin au problème. Milla Revitch, incapable de fuir, s'était terrée contre une porte d'entrée qui indiquait de faux horaires d'ouverture.
« Où est-il ? s'exclama le baron en rechargeant son pistolet.
— Il...
— Je me fiche de savoir pourquoi vous avez retourné votre veste, Revitch ! Est-ce que Gérald a une bombe, et où est-il ?
— Il est retourné à son bureau. Un avion est en chemin... en altitude... ils ne peuvent pas le voir sur les radars. Gérald va commander le largage depuis là-bas.
— Par les sangs d'Unum ! » Jura-t-il, tout en désignant du doigt certains de ses hommes encore valides.
Une vague de chaos refluait dans la cité, poussée par l'avance des Wostores. Des soldats de l'armée fallnirienne, abandonnés par leur commandement, montaient encore des barricades de chaises et de pavés. L'esprit gavé d'héroïsme, modelés par la propagande en de parfaits petits soldats de plomb, ils s'apprêtaient à mourir pour rien avec euphorie. Le baron aurait voulu leur ordonner de fuir, mais cela aurait été trahir l'anonymat dont il bénéficiait dans cette aube salie de brumes.
Entre le portail du palais présidentiel et la porte du bureau de Gérald, chaque mètre fut un calvaire. Les derniers policiers loyaux présents avaient reçu l'ordre de ne laisser entrer personne ; on leur avait dit que Jassois était un ennemi du peuple. Avec la certitude de sauver la grandeur de Fallnir, ils se jetaient sous leurs balles plutôt que de les laisser avancer.
Le dernier couloir s'étendait en longueur. Blessé au bras, le baron tenait son pistolet de la main gauche. Il fit feu en croyant apercevoir un geste et fit exploser un vase à fleurs.
Il entra enfin dans le bureau du président, la main tremblante.
Comme une décalque du grand portrait qui ornait la cheminée de marbre, Antoine Gérald était assis en empereur, mains enroulées sur les accoudoirs de son fauteuil.
« Êtes-vous satisfait ? »
Le baron regarda en direction du téléphone.
« L'ordre n'a pas été donné, dit Gérald, pour la bonne raison que nous n'avons pas d'arme atomique. Nous aurions pu. Nous manquions de temps. J'aurais dû... j'aurais dû écouter Aubert. Ces ennemis de l'intérieur... aussi proches... vous-même, baron...
— Bellophon ? Où est-il ?
— Il a pris son congé. Il a quitté Rema pour préparer notre contre-attaque. Lui est resté fidèle à notre grande nation.
— Il n'y aura pas de contre-attaque ! s'exclama le baron. Il n'y aurait pas dû avoir de guerre tout court ! Tout ceci est arrivé à cause de vous !
— À cause de vous, baron. Nous aurions dû gagner cette guerre. Vous auriez dû vous donner les moyens de la gagner. Au lieu de cela, vous avez œuvré contre les intérêts de votre peuple. Il n'y a pas de plus grande honte pour un soldat, pour un fils de Fallnir.
— Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour Fallnir. Au nom de son peuple, tandis que vous remplissiez votre tête de fantasmes d'empires. Tous ces empires dont vous rêvez ont pris fin avant d'exister. Le grand Napoléon dont vous vous réclamez a fini par perdre ses guerres. Et combien de souffrance ont causé ces ego surdimensionnés... »
Gérald hocha la tête d'un air agacé, comme un maître d'école confronté à l'ignorance de son élève.
« La vie humaine est minuscule, baron. C'est pourquoi nous n'avons de sens que dans nos grandes œuvres. Les peuples que vous décrivez existeront toujours et vivront toujours exactement de la même façon. Les plus grandes guerres ne sont, pour eux, que des passages. En réalité, ce qui donne un sens, ce qui donne un corps aux mythes de nos États et de nos nations, ce sont nos réalisations communes. Les institutions que nous avons fondées. Les empires que nous avons bâti.
— Aujourd'hui, vous n'êtes l'empereur de rien. »
Un frémissement agita la lèvre supérieure du président. Pour la première fois, il se sentait en danger. Le baron pointait sur lui une arme chargée qui avait déjà bien servi.
« Vous êtes un homme d'honneur, baron. Je vous défie en duel.
— Je refuse de relever ce défi. Vous serez jugé pour vos crimes, Gérald.
— Allons, vous savez bien que je ne serai pas jugé. Vous essayez vainement d'éteindre la flamme que j'ai allumée dans le cœur de mon peuple... par la ruse et la duperie, vous essayez vainement ! Ai-je besoin de vous offenser publiquement ? Qu'avait dit le gros Marien, déjà ? Traiter votre chère et tendre de traînée, cela suffit pour croiser le fer avec un homme tel que vous ?
— Le général Marien a pris une mauvaise décision.
— Vous êtes un être sombre, baron. Je suis la lumière. Fallnir n'existera jamais plus sans moi...
— Nous serons bientôt fixés. »
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