I - 6. Samaël
20 octobre 2018 – 2000 mots
Samaël n'avait que ce mot à la bouche : liberté. Il l'agitait comme la lanterne d'un poisson des profondeurs, rassemblant autour de lui des anges happés par ce mot, qu'il prenait dans ses filets et transformait en monstres.
Personne n'a jamais su à quel moment le basculement a eu lieu, à quel moment Samaël est devenu l'exact opposé de ce qu'il souhaitait devenir, à savoir, un esclave.
Bill Velt, Mémoires de guerre, Chapitre II
Rema, février 2010
Stev Galad entra dans la boulangerie à dix-sept heures, il acheta un pain aux olives ; à dix-sept heures quinze, il poussait la porte du petit hôtel au bout de la même rue.
Les services présidentiels ne tenaient pas à ce que les anges d'Eden mettent la main sur lui. Les coups de feu qui avaient mis au tapis l'ange gardien envoyé à sa poursuite étaient l'œuvre des agents du gouvernement. Quitte à froisser les archanges, les faire froncer du nez, leur faire déployer dans le quartier une nuée d'inquisiteurs. Stev ne devait pas s'attarder ici. Un jour, deux jours, trois jours, c'était déjà trop ; il attendait que la réponse du gouvernement lui parvienne : les services acceptaient-ils son offre ? Prenaient-ils le cristal contre menue récompense, une nouvelle identité, un passeport certifié et un aller simple pour l'Orkanie ?
Ceci est mon dernier coup, se répétait-il sans cesse comme un mantra, bientôt je raccroche. Une villa à Yora, la retraite anticipée, une femme, des gamins, un ou deux chiens.
Plus le temps passait, plus il devait se le répéter pour s'en convaincre. Le téléphone de sa chambre d'hôtel n'avait toujours pas sonné. La boîte aux lettres au coin de la rue, sinistre casier de fer posté devant un terrain vague – elle appartenait à une maison démolie depuis – restait désespérément vide. Ils refusaient peut-être son prix. Ils réfléchissaient à toutes leurs options. Le gouvernement ne souhaitait pas employer la force, car Stev gardait en permanence le cristal sur lui. Chercher à le brusquer, le maîtriser, l'abattre, c'était risquer de le détruire.
Stev se cacha derrière le col de sa veste et monta rapidement à l'étage, où se situait sa petite mansarde. Avant de manger, il sortit le cristal de la poche intérieure et l'examina à la lumière de l'ampoule électrique qui pendait du plafond. Quelque chose dans son teint rougeâtre, dans les reflets sur ses faces, dans sa taille asymétrique, dans les impuretés incrustées sur lui comme des grains de beauté, quelque chose narguait sa perspicacité de revendeur d'objets à la petite semaine. Mais la datation au carbone 14 avait parlé : quatre mille ans d'âge. Et des minéraux inconnus sur Daln...
Cette pierre valait une fortune et le gouvernement salivait déjà. Qu'attendait-il pour faire son chèque ? Stev craignait avoir été trop gourmand, mais il ne pouvait pas revenir maintenant sur ses conditions : faire un pas en arrière serait tout leur donner. S'il abandonnait le passeport, ils contre-attaqueraient en proposant la moitié du prix. Sa vie professionnelle était une succession de paris sur des investissements, des achats douteux, du troc ; autant la conclure sur un enjeu de cette taille.
Un bruit le fit sursauter. Les chats faméliques le tiraient sans cesse de son sommeil, en venant coller leur museau à sa fenêtre fermée.
« Je suis là. »
Il se retourna. Derrière la porte. Trop bête. La pièce était si étroite qu'on ne s'y cachait que mieux. L'ange gardien désigna le poing que Stev venait de refermer, avec précipitation, sur le sésame de sa vie future.
« Vous n'avez rien, remarqua-t-il. Tant mieux. Ce n'est pas moi qui vous ai tiré dessus. C'est un agent du gouvernement fallnirien. J'ai des preuves, si vous voulez. Je peux témoigner contre eux. Ils me poursuivent, vous comprenez. »
Les anges lisaient les pensées. La neurolecture, qu'ils disaient. Un droit qu'ils s'arrogeaient de façon arbitraire, un peu comme tout le reste. Le seul moyen d'y échapper consistait à sauter du coq à l'âne, penser à tout pour ne penser à rien.
« J'ai failli mourir, Stev. Il fallait que vous le sachiez. »
L'homme ne desserra pas le poing.Une arme était cachée sous son oreiller. S'il pouvait faire un pas de côté... l'ange ne se trouvait qu'à deux mètres de lui, si proche, si intimidant.
« Vous êtes très fort, reprit Stev, de plus en plus inquiet. Très fort. Vous êtes rentré dans ma chambre et vous avez refermé à clé de l'intérieur.
— Facile.
— Vous vous êtes rendu invisible.
— Indécelable, disons.
— Et maintenant vous êtes là. Vous savez ce que je tiens dans ma main ? C'est pour vous. C'est pour Eden. Je vous le laisse, ce machin m'a apporté trop d'ennuis. Tout ce que je veux, c'est prendre ma retraite tranquille en Orkanie. »
L'ange gardien ne pipait mot. Les bras le long du corps, il semblait attendre quelque chose de sa part. Stev devait-il présenter ses excuses ? Appeler un avocat ? Tendre les mains pour qu'il lui passe des menottes ? Il avait l'impression de devoir faire quelque chose d'évident, que tout homme aurait fait à sa place, et que l'ange attendait.
« Qu'est-ce que vous voulez ? s'exclama-t-il.
— Rien ne compte pour vous. Rien d'autre que vous-même. Vous n'avez aucune empathie, aucune sympathie, aucune attache. Vous êtes une machine qui ressent de la douleur et du plaisir. Vous n'êtes pas humain. »
Va pour le sermon. Puisqu'il ne voulait pas du cristal, Stev le glissa dans une poche.
« Vous êtes la raison pour laquelle je me demande pourquoi Eden a existé. Notre travail, notre dévouement envers Unum, notre souffrance aussi, tout cela n'a eu aucun effet. Vous êtes resté à l'image de ce que vous étiez il y a mille ans. Vous me révulsez, Stev.
À l'entrée du Centre Médical d'Eden est inscrite une maxime. Elle dit : on peut guérir de tout. Lorsque je passais devant ce centre, autrefois, j'y croyais. Nous savons reconstruire des membres perdus, des organes déficients, et si nous mourons après un temps, c'est parce que nous le choisissons – parce que la loi d'Unum l'impose.
Maintenant que je suis sorti moi-même de ce Centre, je sais maintenant qu'il n'y a rien de plus faux. Je ne guérirai pas. Mon corps est intact, de nouveau identique à celui que j'ai toujours été. Mais je ne peux pas guérir. Il n'existe aucun moyen de revenir à mon innocence passée. Je suis un être nouveau, Stev. J'ai appris la souffrance et la haine. Je vous hais. »
L'ange fit un pas vers lui et Stev fut délicatement soulevé du sol, comme par deux mains qui se seraient refermées sur ses épaules. Une pression sur son thorax le fit hoqueter. Il chercha à respirer mais ses poumons refusaient de se gonfler, son diaphragme de s'ouvrir.
« Je connais de nouveaux sentiments et ils me montrent de nouvelles vérités. Je sais maintenant qu'Eden est fausse. Tout ce que nous avons accompli au nom d'Unum, tout cela est faux. Nous sommes impuissants. Le monde merveilleux que nous avons bâti est un mensonge hypocrite qui s'est formé spontanément pour satisfaire notre vanité. L'existence d'Eden a été contre-productive. Elle a bridé l'ordre naturel qui aurait dû présider aux quatre races. Nous avons voulu faire le Bien et nous n'avons fait que du mal. Nous avons été le Mal. À moins que ce ne soit vous, Stev ? N'êtes-vous pas la première cause de ma souffrance ? »
L'homme ne répondit pas. Il n'aurait su que répondre ; surtout, son cerveau avait d'autres priorités, comme chercher cet air qui refusait d'entrer dans ses poumons.
« J'apprends, dit l'ange. J'ai appris de vous. »
Lorsqu'il laissa Stev retomber au sol, le cristal dans la poche de son pantalon s'écrasa sous son poids. Samaël s'en fichait. Plus rien ne comptait pour lui que l'objectif qu'il s'était désormais fixé.
Il entendait devenir libre.
***
Avant de la quitter, comme cela arrivait toujours, nombre de ses amants disaient à Erlena : « tu es trop compliquée ». Il se servaient de ce prétexte pour justifier que « ça ne marcherait pas » entre eux. Or Erlena ne se trouvait pas « compliquée ». Elle avait des aspirations simples et cherchait quelqu'un pour les partager avec elle.
Erlena rêvait de liberté. Elle rêvait de partir d'Eden sans qu'Eden la poursuivre ; et bien qu'elle ne sût pas encore quels moyens devraient être mis en œuvre pour arriver à cette fin, elle avait gravé ce but dans son esprit, comme un ultimatum à elle-même : trouve une solution, faisons-le.
Cette idée avait germé dans sa tête quelques mois après avoir commencé son travail auprès du Stathme. Elle savait que l'objet n'y était pas étranger. Le Stathme portait les traces, ou les germes, d'une conscience, d'une volonté. Des idées flottaient à l'intérieur de cette sphère de fumée noire. Le Stathme donnait l'atman aux anges et maintenait Eden sur son orbite depuis près de mille ans. Cette période de son existence allait prendre fin. Non qu'il l'eût décidé, car il ne prenait pas de décision ; mais comme le parasite accroché dans les poils d'un animal sait s'enfuir lorsque la pluie approche, le Stathme pressentait qu'il serait bientôt libre.
Erlena avait peu à peu goûté à cette idée. Vivre la liberté de pouvoir aller où bon lui semble, de parcourir Daln, de changer de monde. Elle ne comprenait pas que les anges se contentent du système d'Eden. Même les plus zélés d'entre eux, infatigables administrateurs, étaient des êtres de paresse et de confort, incapables de regarder au-delà de leur enclos. Parfaite génétiquement, la race des anges périclitait, pourrissait par l'esprit. Son administration inique faisait plus de mal que de bien, son l'existence étouffait Daln sous la procédure, qu'elle titrait « Loi d'Unum » pour un monde incrédule.
Lorsque Samaël fut admis au Centre Médical suite aux blessures reçues à Rema, quand ils échangèrent leurs premières conversations, Erlena comprit qu'il était le bon ange. Quelque chose s'était brisé en lui. Tous le ressentaient. La jeune Astyane placée sous ses ordres était venue le visiter plusieurs fois ; elle était ressortie troublée car, bien que Samaël apprécie ces visites et lui réponde toujours avec sourire, une partie de lui avait disparu.
À la recherche de la source de leur maladie commune et du moyen de la guérir, ils échangeaient leurs impressions avec une honnêteté et un naturel qu'Erlena n'avait connu à aucun autre ange.
« J'ai compris ce qu'était Eden et ce que nous étions, dit un jour Samaël. Nous sommes une mauvaise solution à un véritable problème. Il n'y a jamais eu d'Unum. Les premiers anges, avant Eden, ont fait le rêve d'un monde en paix et libéré de toute souffrance. Ils ont uni leurs forces pour réaliser ce rêve. Ils ont bâti Eden et énoncé ses lois. Ils ont proclamé que les quatre races ne seraient jamais réellement libres que tant qu'elles ne marcheraient pas sur la voie du Bien... et Eden a dicté cette voie à Daln.
— Tu te trompes sur un point : Unum a vraiment existé.
— Oh, peut-être. Cela ne change rien. Au final il a disparu et a laissé les anges seuls avec cette Loi qu'ils croyaient juste. Cette Loi que nous avons forcé Daln à avaler pendant mille ans, jusqu'à ne devenir nous-mêmes qu'une force de coercition. Nous sommes des gardiens de prison et Daln est cette prison. Notre Eden est un enfer. Nous n'avons pas libéré le monde de la souffrance ; au contraire. Nous astreignons le monde à nos lois et nous nous contraignons de même, nous rendant incapable de toute grande réalisation.
— Que faudrait-il faire, alors, pour toi ?
— Il faut qu'Eden change de forme. Il faut que l'ordre imposé par les anges disparaisse et que Daln trace son propre chemin. Les quatre races seraient libres. Elle feraient des erreurs. Mais la souffrance est nécessaire. Elle est faite pour apprendre et changer. Le malheur, en un sens, est inévitable. Quant à nous, toi, moi et ceux qui voudraient bien nous suivre, nous serions libres de faire ce que nous voulons. »
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