I - 4. Erlena
20 octobre 2018 – 2200 mots
Depuis l'aube des temps, cinq questions nous tourmentent.
D'où venons-nous ?
Qui sommes-nous ?
Où allons-nous ?
Quand est-ce qu'on mange ?
Est-ce que tu m'aimes ?
Adrian von Zögarn, Méditations
Eden, janvier 2010
À la plus grande surprise de Kilan, Erlena se prit d'intérêt pour lui. Dans la semaine suivante, elle lui apprit beaucoup plus que la simple existence du Stathme. La chambre forte fut leur repaire, où nul ne pouvait venir les déranger ; si ce n'était l'impression d'être perpétuellement observé par la source de l'atman, de l'œil unique.
Il était sans doute comblé de bonheur ; mais rien ne le rendait plus perplexe que la distance que maintenait encore l'archange envers lui. Cela ne faisait pas tant partie de son personnage que de son être même : Erlena n'aurait pas été telle si elle n'avait pas donné à chacun, même ses amis proches, même ses amants, l'impression de flotter au-dessus de la réalité ; comme si tout ceci était son propre songe, dont elle aurait pu choisir de s'éveiller à tout instant.
« Il faut que tu passes du temps ici, expliqua-t-elle. Tu vas travailler ici, tu vas dormir ici. Au bout de quelques semaines, tu commenceras à voir Unum t'apparaître en rêve, sous de nombreuses formes. Tu vivras des scènes de la vie des proto-anges, à l'époque de la construction d'Eden. Ces pierres étaient les toutes premières de la cité, avant même qu'ils la placent sur orbite. Le Stathme en était le centre. Cette mémoire habite le dôme qu'ils ont construit pour le protéger.
— Pour le protéger, ou pour se protéger eux-mêmes ? »
Ce n'était pas aussi quantifiable qu'un réacteur nucléaire dont on aurait mesuré les radiations, mais le Stathme, malgré sa forme ridicule, se devinait pesant. L'œil se perdait dans sa profondeur infinie ; il perturbait le reste de la perception, faisant naître des couleurs aux confins du champ de vision, l'impression de soulever un rideau d'illusion, derrière lequel se cacherait sa véritable forme.
« Quoi qu'il en soit, soupira Erlena en s'étirant, tu n'en apprendras pas plus que moi. D'ailleurs, ton travail n'est pas d'apprendre. Cela, j'ai mis du temps à le savoir. Ton travail est de surveiller le Stathme. De vérifier que son état ne change pas au cours du temps. Aucun appareil de mesure ne peut rendre compte de son existence. Les microscopes se refusent à percevoir sa surface. Les potentiomètres négligent sa présence. Il ne se montre qu'à nous. Parce que nous portons nous aussi l'atman dans notre sang. »
L'atman était un don d'Unum aux anges pour accomplir la mission. Il gardait Eden sur son orbite, maintenait son atmosphère, faisait voler leurs vaisseaux et leur donnait leurs pouvoirs... mais ils ne savaient pas l'étudier, le quantifier.
« Unum lui-même ? » s'exclama Kilan, car il n'engrangeait que tardivement les paroles d'Erlena.
Elle secoua la tête.
« En ces temps, les anges n'étaient que de misérables créatures. Nous étions les parias de Daln, dispersés parmi les autres peuples, sans cesse brimés pour notre petite taille, notre laideur, notre manque de force. Nous n'avions rien d'autre pour nous que notre intelligence. Nous étions des petits commerçants, des petits artisans, des usuriers. Les autres races nous refusaient tout. Elles nous forçaient à l'errance. »
Elle parlait de tout cela comme si elle l'avait vraiment connu.
« Et puis, Unum était là. Mais la paix d'Eden n'existait pas encore. Il cherchait sans cesse un moyen de mettre fin aux guerres, Daln était pour lui un théâtre d'expériences. Il cherchait la solution pour vaincre le Mal, un remède qu'il puisse donner ensuite à d'autres mondes. La seule chose qu'il a trouvée, c'est nous. Il a pris les plus misérables de Daln et leur a donné le pouvoir. Les anges auraient tous disparu depuis des siècles si nous n'avions pas eu l'atman. Si nous n'avions pas eu le Stathme. »
Là où Kilan éprouvait à l'égard de l'objet un mélange de curiosité et d'inquiétude, Erlena teintait ses mots de respect. Le Stathme était un message tangible d'Unum. Elle en approcha la main comme de la flamme d'une bougie.
« Sans lui, nous serions encore dans l'obscurité. Avec lui nous avons changé Daln.
— Nous avons apporté la justice et la paix.
— Mille ans de tentatives. »
Il ne sut trop ce qu'elle voulait dire par cette phrase.
« Dis-moi, Kilan, dit-elle en rattachant les cheveux ondulants qui s'échappaient sur ses larges épaules, n'as-tu jamais rêvé d'être libre ?
— Tu veux dire, descendre d'Eden, aller sur la surface de Daln ? J'irai là-bas, un jour. Je ferai des voyages.
— Non, je ne parle pas de cela. »
À sa déception, il devina aussitôt qu'ils ne se reverraient pas, ou à peine, juste pour meubler leur existence. Erlena cherchait l'ange qui apporterait une bonne réponse à cette question. Kilan n'était pas cet ange et ne pouvait rien faire pour le corriger.
« Partout où tu iras, expliqua-t-elle, Eden te suivra. Tu appartiens à Eden et tu lui dois toute ton existence. Il n'existe pas un point de Daln où Eden ne pourra pas te suivre. Si tu cesses de donner des nouvelles à ta hiérarchie, on enverra des anges gardiens à ta recherche. Si tu abandonnes ton travail, tu seras ramené ici, sermonné par les archanges de la Chancellerie, qui te diront à quel point Eden a besoin de toi, à quel point tu as déçu Unum, combien il te faudra travailler dur pour corriger cette faute. Ils te regarderont de haut pour avoir piétiné leurs ordres ; ils te diront « va, ne pèche plus, mais sache que nous te jugeons » ; et leur bienveillance, leur mansuétude camouflera leur mépris.
— Tu as essayé.
— Pourquoi pas ?
— Qu'est-ce que tu entends par être libre, alors ?
— Ne devoir rendre de compte à personne. S'envoler au large et ne pas revenir. Ne jamais revenir sur Eden écouter leurs discours et leurs sermons annuels. Ne jamais revoir leurs visages. Pouvoir changer de vie à sa guise.
— Pourquoi faire ça ?
— Le prisonnier force sur les barreaux de la cellule. Il essaie pendant une semaine, pendant un mois, pendant un an, pendant un siècle. Au bout d'un siècle il arrête ; les barreaux n'ont pas bougé. Alors il se dit à lui-même : de toute façon, je parie qu'il n'y a rien à voir de l'autre côté de ces barreaux. »
Elle lui sourit en coin.
« Pourquoi n'aurais-je pas le droit de sortir ?
— Unum t'a confié une mission.
— La seule mission qu'on m'a confié ces derniers temps était de veiller sur le Stathme. Et ce n'est pas Unum qui me l'a confiée, mais un archange comme moi, un peu plus vieux, un peu plus ronchon. »
Kilan parlait avec confusion ; Erlena répondait avec flegme. Elle répétait des mots qu'elle avait déjà eu, sans doute avec nombre de ses connaissances. Il disait morale, ordre, vertu, sagesse, ou encore nécessité, noblesse, grandeur d'âme. Elle lui répondait doctement n'avoir jamais rien vu de tel, rien que des anges qui donnaient des ordres et des anges qui les exécutaient. Si elle ne voulait pas de cette sagesse et de cette noblesse, si elle ne voulait pas de cette mission divine, qui donc s'octroyait ce droit de dicter un devoir supérieur et de l'y obliger ?
« Nous nous plaignons que les temples d'Unum, sur la surface, sont pleins d'hypocrites qui prient pour que le Dieu Juste leur accorde des faveurs. Mais c'est nous qui leur avons apporté cette religion et ces prières. Peut-être que nous nous trompons nous-mêmes. »
Au bout d'un moment, Kilan cessa tout à fait de parler ; il se sentait frustré, car vaincu.
« C'est impossible d'être libre tant qu'Eden est là, en travers de mon existence, conclut Erlena. Il faudrait donc qu'Eden ne soit plus là.
— Tu es sérieuse ?
— Je ne sais pas. »
Elle observa le Stathme comme pour s'en remettre à lui, juge et arbitre silencieux de leur discussion.
Dans les semaines suivantes, ils se revirent une dizaine de fois pour tromper l'ennui. Kilan avait su dès le premier jour qu'Erlena recherchait quelqu'un d'autre que lui ; pourtant, il ne pouvait s'empêcher de revenir sans cesse sur chaque instant passé avec elle, de revivre chacune de ses phrases, de soupeser chaque mot, chaque geste. Ce sentiment qui précède le regret infectait tous ces souvenirs : il aurait pu et dû prévoir tel ou telle réponse ; il aurait dû être meilleur, faire de plus grands efforts. Pour répondre au désir de l'archange, à laquelle son attachement demeurait intact, alors même qu'il s'éloignait d'elle.
Le travail devint son seul exutoire ; cette petite salle ronde et basse de plafond, son ermitage. Il cessa bientôt de prendre des notes et resta assis des journées entières à réfléchir, perdant tout décompte du temps. Il contemplait le Stathme quelques minutes, croyait-il, et détournant enfin le regard, voyait que l'objet lui avait volé de longues heures.
Il sut bientôt tout ce qu'il y avait à savoir : le Stathme lui cachait la vérité. Il se dérobait à sa perspicacité avec amusement, car Kilan, d'une façon ou d'une autre, n'était pas digne de lui. De même qu'il n'était pas l'ange que voulait Erlena, il n'était pas celui que voulait le Stathme.
***
« Tiens, il est réveillé. »
Samaël ouvrit les yeux. Allongé dans un lit à mémoire de forme, il ne pouvait pas bouger ; les médecins d'Eden avaient immobilisé son corps. La fenêtre de sa chambre s'ouvrait sur une douce lumière artificielle. Il était peut-être midi à l'heure de la cité céleste.
Une archange pencha la tête vers lui. Dès le premier regard, il admira la perfection et la simplicité de ses traits ; le sourire fatigué en retour ressemblait à celui par lequel on répond à un compliment maladroit.
« Je suis Erlena, dit-elle, coordinatrice du Centre Médical. Et tu es Samaël, c'est cela ? On t'a transféré sur Eden il y a deux jours. Ta collègue est passée te voir tout à l'heure mais tu dormais encore.
— Astyane ? Comment va-t-elle ?
— Assez bien pour s'inquiéter pour toi. »
Erlena lui expliqua que, sitôt mis à terre, la police de Rema avait notifié le poste local des anges, qui l'avaient transféré sur Daln en toute urgence. Astyane avait été également mise en route vers la cité pour y faire son rapport. On n'attendait plus rien de la part de Samaël, il avait fait son travail ; la jeune ange gardienne avait reçu un sermon mémorable de la part de son archange référent.
« Abrutis, marmonna Samaël entre ses dents. Je l'ai autorisée à partir, je suis responsable.
— Elle est plus jeune que toi, ils y ont vu un refus d'ordre.
— Ces référents sont une plaie » dit-il.
Qu'il s'agisse de l'effet des drogues qui calmaient la douleur, ou de la sympathie qu'il éprouvait à l'égard d'Erlena – dont il espérait qu'elle était réciproque, et non une simple illusion de politesse, Samaël parlait librement et sans filtre, alors qu'il fallait souvent réserver ce genre de discours à la surface. Le monde policé d'Eden s'accommodait peu de ses sorties critiques à l'égard de ses systèmes et de ses modes de pensée ;
« L'homme que tu as poursuivi, Stev Galad, n'était pas seulement un trafiquant d'art, expliqua-t-elle. Il venait d'acquérir un objet qui faisait de lui quelqu'un de particulièrement recherché, de très riche et de très dangereux. Un cristal concentrateur.
— Jamais entendu parler.
— À une époque, il y a eu un homme, un certain von Zögarn. Il possédait quelque affinité avec l'atman et a réalisé un nombre considérable d'expériences. Il a notamment construit des concentrateurs. Eden en a recensé une petite dizaine. Nous en avons trouvé quelques-uns, d'autres sont perdus, d'autres dorment sans doute dans les cartons des services secrets de Fallnir ou de l'Empire Naman.
— À quoi servent-ils ?
— À concentrer l'atman. Ils permettent à un non-ange de l'utiliser. Le cristal concentrateur, un objet de matière non-standard, en est l'élément clé. Le concentrateur n'est qu'une petite machine qui exploite les propriétés du cristal. »
Erlena s'assit à demi sur son lit.
« Tu vois, ce n'est pas de ta faute, Samaël. Tu t'es attaqué sans le savoir à des hommes devenus tout à coup très puissants. Stev Galad t'a filé entre les doigts, mais le gouvernement fallnirien a dû mettre la main sur lui. Dans ces laboratoires dont nous ne sommes pas censés avoir connaissance, sur Daln toute entière, des chercheurs rêvent de mettre la main sur un tel cristal, de pouvoir en étudier la matière, de l'insérer dans un appareil concentrateur et de voir ce qu'il advient.
— C'est scandaleux, s'agita Samaël. Que fait la Chancellerie ?
— Rien. Que peut-elle faire ? Eden agit sur Daln depuis mille ans, mais notre pouvoir sur ce monde s'est érodé avec le temps. Ces États n'ont pas peur de nous. Ils nous prennent de haut. Ils viennent parler à Pierre en se plaignant de leurs voisins. Pour eux, nous ne sommes qu'un recours en justice. »
Erlena soupira.
« Dis-moi, Samaël, n'as-tu jamais rêvé d'être libre ? »
-------------------
Prochaine scène d'action dans deux chapitres :p
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro