I - 3. Le Stathme d'Eden
20 octobre 2010 – 2100 mots
Daln a deux dieux : Unum et Kaldar.
Unum, c'est un peu cet ami fatiguant qui, lorsqu'il vous invite chez lui, fait une longue liste de « ça, tu peux faire ; ça, tu peux pas faire ».
Kaldar, c'est cet ami encore plus fatiguant qui vous invite tout le temps et dit « fais ce que tu veux », puis très rapidement « non, pas ça ! Il ne fallait pas faire ça ! Il ne fallait pas s'essuyer les mains dans la serviette bleue, mais la serviette verte ! »
Tous les deux étant des dieux en bonne et due forme, ils disent aussi régulièrement : faites ce que je dis, pas ce que je fais, tout en s'essuyant les mains dans la serviette verte.
Adrian von Zögarn
Eden, Janvier 2010
Dès le premier instant où il vit Erlena, Kilan en tomba instantanément amoureux. Ce fut une révélation pour lui, la première expérience de ce sentiment – ou plutôt de cette somme complexe de sentiments – et la seule de toute son existence.
Kilan était jeune. À peine son corps sorti de la biocuve où on l'avait cultivé pendant une année entière, déjà adulte, son esprit avait été formé par les Éclaireurs, les précepteurs d'Eden, des archanges parmi les plus anciens.
Fervents adorateurs d'Unum, estimant que chacune de leurs actions devait servir le Dieu Juste de Daln, les anges n'accordaient une pleine confiance qu'aux plus expérimentés d'entre eux. Ils regardaient de haut les adeptes dalniens de Kaldar, pour qui la sagesse pouvait venir à n'importe qui, même au plus jeune, au plus petit. Ils croyaient que la faculté de distinguer le Bien du Mal était la quintessence de cette sagesse, et que seul Unum la possédait dans son ensemble, confiant ensuite à ses disciples une partie de son savoir infini. C'était ce qu'ils enseignaient aux anges en formation.
Kilan n'avait pas pu s'empêcher de trouver les Éclaireurs peu éclairants. Des anges aigris, prompts à pourfendre la bêtise des trois autres races de Daln, pessimistes quant à l'avenir de la planète, critiques vis-à-vis des anges placés sous leur férule. Malgré tout ce qu'on disait sur leur sagesse, ils lui semblaient bien peu droits et bien peu justes...
Comme tous ceux qui, placés dans un environnement fait de contraintes sociales et morales, s'épuisent à respecter chacune et s'imaginent que tous les autres font de même, Kilan comprenait mal le monde dans lequel il vivait. L'orgueil immense d'Eden lui échappait totalement. Il croyait naïvement que le jugement des anges était parfait et que leur proximité spirituelle avec Unum les rendait dignes de prendre des décisions engageant l'avenir de Daln.
Le matin de son premier jour de travail, il se présenta à l'entrée du Centre Scientifique. Fort peu d'anges travaillaient dans ce laboratoire discret, pour lequel il s'était aussitôt passionné. Sa création remontait à la cité elle-même, puisqu'il contenait les systèmes les plus essentiels à son fonctionnement. À charge des membres du Centre d'étudier ces systèmes et de les maintenir actifs. Le bâtiment du centre lui-même était un dôme sans fenêtre d'une demi-lieue de diamètre. Il était le pôle symétrique du Temple d'Unum, lieu de villégiature et de réunion des directeurs d'Eden, situé en face à deux lieues de distance, à l'autre bout d'une avenue pavée de marbre, gardée par une rangée de statues du Dieu Juste.
Kilan n'était jamais entré dans le bâtiment et on s'apprêtait à lui en donner les clés. L'annonce de cette affectation l'avait surpris. Il pensait s'ouvrir de son étonnement à Erlena, qui le précédait à ce poste. Il avait préparé cette conversation avec soin, étiquetant les éléments de langage comme un taxidermiste, soucieux de son paraître et du respect des règles de politesse. Mais l'archange, qui l'attendait à l'extérieur du dôme, assise sur un banc de pierre, lui vola tous ces mots. Dès le premier instant où leurs yeux se croisèrent, Kilan apprit ce qu'était l'amour pour les anges d'Eden ; il comprit aussi pourquoi le nom d'Erlena jetait toujours quelque animation parmi ses connaissances.
Depuis cinq cent ans et les tentatives de consolider leur génome en déréliction, les anges de Daln naissaient adultes de cuves d'acier. Leur survie en tant qu'espèce dépendait du maintien de ces systèmes. Ainsi les anges, qui professaient pourtant le mariage et la fidélité parmi les peuples dalniens, n'envisageaient-ils plus les relations d'amour que comme un lien lâche que l'on fait et que l'on défait à sa convenance. Le rigorisme de la religion d'Unum ne les atteignait pas, eux qui s'en faisaient les porte-parole sur la surface de la planète. Ils se considéraient à part.
Les anges naissaient beaux et, tout au long de leur existence bicentenaire, jouissaient de cette beauté intacte, jusqu'à ce que leur cœur s'arrête et que leur âme soit rendue à Unum. En contrepartie de ce privilège, l'ennui leur venait dès cinquante ou soixante-dix ans. La plupart se tournaient vers une vie solitaire et ne considéraient plus les amourettes de leurs jeunes années que comme un passage agréable et naïf.
Erlena était assise à l'ombre d'une statue ; il ne l'aurait jamais remarquée si elle n'avait pas éclairé ce détail de sa présence. On reconnaissait un ange, ailé comme les dalniens aimaient les représenter, bien que très peu dans l'histoire se fussent dotés d'ailes – leur corps de presque-humains s'accommodait mal de ces membres lourds, inutiles, qui les rendaient bossus. Le bras tendu vers l'avant, la main ouverte, il s'envolait. Un masque de métal couvrait son visage.
« C'est bien toi, Kilan ? demanda Erlena.
— Qui est-ce ? » l'interrogea-t-il en désignant la statue.
Il craignait que son regard se fît trop contemplatif, trop insistant, aussi ne voyait-il Erlena que du coin de l'œil, ne faisant que vérifier sa présence floue.
« Lui ? Kaldar. Le deuxième dieu de Daln. »
Kilan craignait que les bouillonnements à l'œuvre dans son esprit ne portent quelque corruption sur la pureté éclatante de l'archange. Il se prenait les pieds dans ses paroles ; dans chacun de ses mots, il entendait une faute. Erlena n'était pas simplement belle – on pouvait le dire de tous les anges, et ainsi, eux-mêmes se lassaient souvent de la perfection de leurs traits – elle était juste. Une harmonie rare unissait son apparence, son attitude, sa voix. Il voulait tout connaître d'elle, mais il avait déjà l'impression de la connaître, après une minute.
Le jeune archange fit de grands efforts pour calmer les élans de son cœur lorsqu'Erlena le guida par un accès de service, jusqu'au centre du dôme.
« Les Éclaireurs et les Ordonnateurs m'ont dit qu'ils ne pouvaient pas me donner de précisions sur ce que tu fais ici, avoua-t-il sur le chemin. Il paraît que tu es la seule à pouvoir me renseigner.
— Oui. Mais dépêche-toi de me poser tes questions. Une fois que nous serons dans la salle centrale, tu ne pourras plus refuser ton poste. »
Elle était fatiguée de garder le secret, d'où son remplacement par Kilan.
Le dôme était un objet archéologique construit par couches successives, comme des pelures d'oignon. Les couloirs qu'ils empruntaient serpentaient entre des murs de pierre branlants et traversaient des salles sombres, peu éclairées pour préserver les anciennes peintures. Des historiens venaient parfois ici parfaire leur connaissance d'Eden à même les vieilles pierres. Une telle aura de mysticisme imprégnait le dôme qu'il suffisait peut-être de se tenir dans l'une de ces chambres internes pour s'infuser de l'esprit des fondateurs d'Eden.
Renforcé et consolidé sans cesse, le dôme était couvert à l'extérieur d'un revêtement récent ; on ne devinait pas que l'intérieur, comme un fruit pourri, fût en aussi mauvais état. Les anges avaient creusé de nouveaux tunnels, étayés de poutres métalliques, comme des mines dans leur propre histoire.
« Nous sommes près du centre, n'est-ce pas ? » demanda Kilan.
Sans répondre, Erlena désigna des panneaux indicateurs qui sommaient les intrus de rebrousser chemin, en raison de risques d'éboulements accrus.
Au dernier angle, le couloir devint aussi simpliste qu'une poutre de métal creuse. Il semblait fermé à son bout.
« Tu as pris ta décision ? demanda solennellement Erlena.
— Et toi ? Où vas-tu travailler maintenant ?
— Je vais au Centre Médical. Il y aura plus d'animation. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, Kilan, je te lègue un poste important, mais où tu travailles seul.
— Pourquoi ?
— Pour des raisons pratiques. Ce qui est connu d'Eden finit connu de Daln elle-même. Et la Chancellerie ne tient pas à ce que le contenu de cette salle soit connu de Daln. »
Elle parlait comme si les anges avaient fait quelque chose de mal. Un squelette dans le placard, qui remontait à la fondation de la cité, mille ans plus tôt, et qui même après mille ans, ne pouvait pas être découvert !
« Je veux savoir.
— Rien d'impressionnant, je te rassure. »
Erlena avança devant lui jusqu'au bout du couloir. Il y avait une négligence dans ses mouvements, comme si elle se savait l'objet de tous ses regards – malgré les tentatives de se concentrer sur une vis de la cloison, sur un coup de peinture, sur un luminaire éteint – et lui montrait qu'elle n'en avait rien à faire.
Elle présenta ses mains. Un œil électronique invisible l'observa et la reconnut. La porte du fond s'ouvrit lentement.
« Viens. »
La salle centrale du dôme était minuscule, oppressante. La lumière y était toujours aussi parcimonieuse, afin de ne pas fatiguer les anciennes peintures et hiéroglyphes proto-anges. Kilan distingua les reliefs d'un bureau, des notes, une tablette de travail, un dictaphone.
« Je te laisse tout ça, dit Erlena. Je n'ai pas le droit d'emporter quoi que ce soit. »
Il sut aussitôt ce qui devait attirer son regard. Une vasque de bronze remplie d'eau était incrustée dans le centre de la pièce. Trois pieds au-dessus flottait un objet rond et sombre de la taille du poing. Pourtant minuscule, il était le cœur de la pièce, le secret du Centre. Il ne réfléchissait aucune lumière. Sa noirceur était aussi absolue, aussi résolue que la pureté d'Erlena.
Ce n'était pas une malédiction, ni un défi, rien qu'un objet sur lequel ni la gravité, ni le regard, ni le temps ne semblaient avoir prise. Un prisonnier. Un prisonnier qui attendait quelque chose. Que quelqu'un vienne. Que quelqu'un le comprenne, ou du moins lui parle.
« Ne le touche pas, ordonna fermement Erlena. Ta main se briserait comme du verre.
— Il y a de l'atman dans cet objet, reconnut Kilan. Beaucoup d'atman.
— Ceci est le Stathme d'Eden. »
Erlena s'assit dans une chaise usée, témoin des longues heures passées à étudier l'objet, à tenter de percer son mystère.
« Nous avons retrouvé le Stathme il y a dix ans à peine. Le Centre Scientifique a été créé peu après, de sorte que l'étude du Stathme ne soit qu'une petite niche couverte par le reste de ses activités. »
Elle croisa les jambes.
« Que sais-tu de l'atman ?
— Eh bien, résuma Kilan, l'atman est le pouvoir.
— Peut-il contrôler le temps ?
— Il est possible qu'il puisse dilater ou ralentir la perception du temps.
— Peut-il contrôler l'espace ?
— Il s'agit de la science du dessin de torsions : courber les lignes de cette matrice.
— Peut-il contrôler la matière ?
— Il peut servir d'intermédiaire à toutes sortes de forces.
— C'est à peu près tout le concret qu'on apprend aux jeunes anges. L'atman est présent dans notre corps et notre esprit est capable d'interagir avec lui pour exercer « toutes sortes de forces ». Déplacer un objet. Refermer une plaie ouverte. Mais toi, moi et les anges de Daln n'avons qu'un pouvoir limité. L'atman, sous sa forme brute, est infini. Son pouvoir n'a de limite que la volonté de son porteur. »
Elle désigna la petite sphère.
« Le Stathme n'est pas la forme brute. Il s'agit d'un artefact. Unum l'a donné aux anges pour qu'il concentre l'atman présent sur Daln et nous le donne. Quiconque naît sur Eden possédera le don. C'est l'œuvre du Stathme.
— Savons-nous comment il fonctionne ?
— C'est une aberration d'espace. C'est tout ce que je sais. La concentration d'atman dans le Stathme déforme la réalité à la limite de la rupture des lois physiques. C'est pourquoi tu ne peux pas le toucher, tu ne peux pas t'en approcher de trop près : ta matière refuse les propriétés de l'espace du Stathme. »
On avait tort de le penser inerte, expliqua-t-elle aussi. Peut-être vit-il sous une certaine forme, ou dispose-t-il d'une conscience.
« Crois-tu que l'œuvre du Stathme pour Eden est un libre choix ?
— Si tu parviens à lui poser la question, fais-moi signe. »
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