V. LES BRUITS QUI COURENT
À l'aube, l'air était redevenu pur, lavé par les eaux maritimes qui avaient englouti les plages et fait tirer les bateaux sur leurs amarres comme s'ils voulaient s'en aller. J'avais mal dormi, tiraillée entre le besoin de reposer mon corps fatigué et retrouver Bérénice, dont les sanglots avaient tinté tel le carillon à l'entrée d'Aux Vingt Mille Lieues, la maison de la vieille Monroe.
Perdant patience, je me levai. Mes cheveux sentaient encore le parfum doux de l'après-shampoing et l'horloge de la cuisine indiquait tout juste cinq heures du matin.
Une multitude de goélands étaient revenus se percher dans les arbustes du potager de Marilyn, ravis que la marée soit passée. La Lune pleine qui avait fait se dresser l'océan courroucé pâlissait lentement dans le ciel. Une épaisse nappe de brouillard entourait l'île.
— Elle est partie, enfin.
Monroe se tenait derrière moi, le corps étreint d'une robe de chambre pourpre. Elle trainait les pieds dans ses pantoufles.
— Il doit y avoir plein de nouveaux trésors sur la plage, dis-je.
— Des trésors ?
— Oui. Ce que la Styx a charrié dans son sillage.
Elle me fixa un moment, mit en marche la cafetière.
— Des bruits courent, annonça-t-elle. On dit qu'une jeune femme en retrouve une autre tous les soirs, ces dernières semaines.
— Qu'est-ce que cela peut faire, si elles s'aiment ?
— Cela fait qu'elles se retrouvent sur la rive, et que l'une d'elles ne sort jamais de l'eau, éructa-t-elle, un soudain feu dans les pupilles.
Je sursautai.
— Qui est au courant ?
— Il n'y a pas de secrets, ici. Même ceux qui sévissent la nuit finissent mis en lumière par le faisceau tournant du phare.
— Les gens savent-ils ce qu'elle est ?
— Et toi, le sais-tu ?
Oui, je l'avais toujours su. Je l'avais su dès l'instant où ses prunelles s'étaient posées sur les miennes, et vice-versa. Sa peau d'ivoire qui scintillait comme les étoiles qui lui donnèrent son nom, sa chevelure incandescente, son regard ému et vif, sa voix mélodieuse ; celle des mythes et des chansons de sirènes. Et sa queue de poisson, bien sûr, d'une iridescence écailleuse. Je savais ce que Bérénice était, et je savais ce que l'on disait sur son espèce dans les histoires de marins.
— Elle n'est pas comme les autres.
— Tu es inconsciente, inconsciente d'avoir fait ça, lâcha-t-elle en claquant la langue.
Un son bref, cassant.
— C'est elle qui m'a sauvé la vie, hier.
— Imposs...
Marilyn cligna des yeux à plusieurs reprises, comme si elle faisait le point sur l'image qu'elle avait sous les yeux : Vega Morgan qui lui révélait sa liaison avec une ensorceleuse des mers. Avec une créature de légendes. Et pourtant, cela expliquait le miracle. Cela expliquait mon corps tout chaud sur la plage glacée.
Comme si j'avais lu dans ses pensées, je repris :
— Ce n'était pas un miracle, M. C'était elle, Bérénice.
— Bérénice... ?
— Cette nuit elle a pleuré, je l'ai entendue.
— Les sirènes ne pleurent pas.
— Elle a pleuré, martelais-je. Et je sais, je sais, là, juste là (je tapotais ma poitrine au niveau de mon cœur) que c'était à cause de moi. Parce que je n'étais pas avec elle, hier soir.
— Les sirènes ne versent des larmes que pour les êtres qu'elles chérissent.
— Elle m'aime. Et je...
Le silence frappa, pesant. Au dehors, on entendit le bruit d'un moteur qui démarre et le rire d'une mouette.
— Et moi, je...
— L'aimes-tu ? me pressa Monroe, partagée entre une incrédulité compréhensible et une solennité nouvelle.
— Je ne sais pas. Elle me manque, c'est tout. Je vais aller la voir, ce matin.
— Vega, tu sais ce qui arrive à ceux qui côtoient ces spécimens de trop près...
— Ce ne sont que des contes d'ivrognes. Au Silver Tortoise, du whisky plein le verre, éludais-je.
Quand j'arrivai à Gaze Bay, l'atmosphère sentait le propre. Les galets avaient été déplacés au gré des vagues, créant dans la plage des flaques d'eau saumâtre où nageaient des crustacés transparents. Des bouteilles en plastique, de nouveaux tessons multicolores tous lisses et même une vieille chaussure avaient été amenés par la mer et jonchaient désormais le rivage. Des nouveaux trésors.
Les goémons qui pourrissaient jadis hors de l'eau avaient disparu. La lisière entre la terre et l'océan était garnie de mousse, d'écume. Là, j'ôtai mes bottes, glissai mes pieds sous la couverture marine qui s'étalait devant moi à perte de vue. Je m'avançai dans les vaguelettes froides, mouillai mon jean jusqu'à en avoir à la taille.
Dans le silence matinal et gris, je commençai à chanter. Bérénice, Bérénice. Ce n'était pas une chanson, mais un appel. Je suis là, Bérénice, reviens-moi, Bérénice.
Au moment où les cloches de l'église résonnèrent dans le vent à l'heure de la première messe, je vis briller une nageoire d'argent à quelques mètres de moi, une forme rousse la précédant.
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