Haute-Cour de Dorśa, centre politique des Trois Royaumes et territoire du clan du Feu Noir

Haute-Reine des ældiens. Si j'avais pu prévoir, un an auparavant, que j'allais passer de paria d'une communauté à la reine d'un peuple dont j'ignorais l'existence... « Les voies de Dieu sont impénétrables », me répétait-on pour que je me contente de mon sort peu enviable.

Tamyan a accepté que je séjourne la moitié du temps à la Cour d'Été sur le vaisseau Mebd, en orbite de Taranis, planète que les ældiens ont repeuplé. C'était la condition pour unifier les Cours. Le monde ældien s'appelle désormais les « Trois Royaumes », et son existence est reconnue par l'Holos. Les relations, pour l'instant, sont froides, les humains et les ældiens restant à distance. Les plaies sont encore trop vives, des deux côtés. Pas bien cicatrisées. J'aurais souhaité que mon fils connaisse cette partie de son ascendance, mais je me rends bien compte que ce sera compliqué. Ses oreilles pointues, sa queue noire, ses petites griffes... c'est le digne enfant de son père. Il a quelque chose de contemplatif lui aussi, mélancolique, presque sombre. Il est très différent des enfants de Rika. Lorsque j'ai fait cette remarque à mon amie, qui vient parfois me voir sur le Mebd, elle m'a répondu en haussant les épaules : « C'est un Niśven. » Cela veut sans doute tout dire.

Un Niśven. Des ylfes buveurs de sang, à la ténébreuse beauté, au charme impossible. C'est leur réputation. Maintenant que je parle un petit peu l'ældarin, je réalise l'incompréhension abyssale qui régnait entre Tamyan et moi. Je ne pouvais pas le comprendre. Pas sans connaître sa culture, sa langue, son histoire. Je suis les cours d'histoire ældienne avec Cyann auprès du Haut Régent Edegil, le fils de l'ancienne Haute Reine. J'apprends également le dorsari, l'orghul et le draconique, avec Rizhen. C'est une source de découvertes intarissables. Rika avait une énorme avance sur moi, elle qui s'est efforcé de tout connaître dès le début, même auprès d'un individu aussi secret que son consort Ar-waën Elaig Silivren. Moi, je faisais un blocage. Issu de la manière tumultueuse dont on s'est rencontrés, Tamyan et moi.

Je l'ai autorisé à user des cinq cents concubines folles de lui qui ont pour mission de servir le Haut Roi. Mais il s'y refuse. Je reviens donc à la Cour d'Ombre tous les six mois, pour la Lune Rouge, avec Cyann. Notre fils est entouré des meilleurs gardes, des meilleurs précepteurs. Il grandit en prince, et vient de chevaucher son premier dragon. Je le regarde tournoyer au-dessus du grand glacier, peu rassurée. Heureusement, Rizhen est avec lui, sur Asteor. Il pourra le rattraper s'il tombe... Tamyan vient se planter à côté de moi.

— Notre fils se débrouille bien. Je pense qu'il sera capable de faire sa première configuration à la prochaine lune.

— Rappelle-moi à quel âge tu as réussi la tienne, Tamyan ?

— Ce n'est pas pareil. Personne ne m'avait que...

— Tu avais plusieurs centaines de millénaires. Riz me l'a dit.

Il se tait, vaincu. Je me tourne vers le dragon doré de Rizhen. Enya, sa compagne, est avec lui, assise devant lui. Elle adore voler à dos de dragon.

— Que penses-tu d'Enya, maïrea ? me demande Tamyan, le regard fixé sur les deux wyrms en vol. N'es-tu pas jalouse ?

Je me renfrogne. Je connais la nature de la relation entre Tamyan et Rizhen, et je sais que ce dernier est, à part moi, le seul être autorisé à le toucher. S'il me propose de faire entrer Enya dans notre lit avec lui, comme cela se fait communément chez les couples ældiens amis, je ne le supporterai pas.

— Pourquoi ? Devrais-je l'être ? réponds-je, un peu sur la défensive.

— Je ne sais pas. Elle vole à dos de dragon, la monture la plus prestigieuse qui existe. Or, tu es la Haute Reine.

— Elle adore voler à dos de dragon, dis-je simplement.

Je sens le regard de Tamyan sur moi.

— Et toi ? Ne voudrais-tu pas voler à dos de dragon, toi aussi ?

Je hausse les épaules.

— Je sais que tu n'as pas que ça à faire, Tamyan. Je me sens déjà honorée que tu nous accorde du temps loin de la capitale, à Cyann et moi, loin de ce palais et de ces intrigues que je déteste.

— Une reine de Dorśa devrait avoir une monture, répond pensivement Tamyan. Pour pouvoir passer d'une tour à l'autre facilement... et venir déranger son roi lorsqu'il est pris par ces intrigues de palais si détestables.

Je rougis violemment sous l'implication.

Non. Il n'oserait pas...

— Je... j'ai déjà volé à dos de... dragon, lui dis-je, le feu aux joues.

Il se rapproche, dangereusement près. Ses longs doigts viennent brosser mon cou, mes cheveux.

— Tu as déjà un dragon, je sais, ronronne-t-il sans perdre le contact. Mais... même si je souhaite encore voler avec toi, je ne pourrais pas me rendre disponible dès que tu voudras faire une course en ville, ou te promener. C'est pourquoi j'ai songé à autre chose.

Tamyan me regarde avec un petit sourire malicieux. Et soudain, derrière lui, je vois une paire s'ouvrir. Un wyrm, qui vient de se poser sur la balustrade.

— Je te présente Manda, annonce-t-il en me montrant la superbe créature dont les écailles émeraudes luisent sous le soleil. Une femelle wyrm que j'ai rencontré à Urdaban. Je l'ai présentée à ce vieux grincheux d'Anarion, et c'est devenu sa compagne. Il est juste qu'elle porte la femelle du Haut Roi.

— Arrête de pérorer, Tamyan, sombre vantard ! tonne Anarion en se posant lourdement à côté de la wyrm. Manda se sent redevable, c'est tout. Et ta femelle ne pèse pas lourd.

Tamyan lui jette un regard noir. Il n'aime pas être pris en défaut, et Anarion, qui était le wyrm de son père, ne l'épargne pas.

— Alors ? Que penses-tu de mon cadeau, Faël ? demande-t-il en s'accoudant à la balustrade d'un air conquérant, en cachant Anarion qui essaie de le pousser avec son mufle.

— Un dragon... rien que ça, réponds-je en tentant de dissimuler mon sourire dans ma main. Tes cadeaux sont de plus en plus... gros, seigneur de mes nuits.

Une flamme dangereuse s'active dans les pupilles effilées de Tamyan.

— Je peux faire plus gros encore, murmure-t-il d'un air dangereux, la voix rauque.

— Je n'en doute pas. Mais allons faire un tour, veux-tu ? Si Manda est d'accord, bien sûr.

La dragonne abaisse gentiment son aile vers moi. Tamyan m'aide à monter sur la selle déjà installée. Je m'accroche au collier de chasse, assez mal à l'aise. Cette fois, Tamyan ne sera pas assis derrière moi, ou sous moi. Je serais seule.

— Laisse-toi porter, m'instruit-il en coinçant mes jambes dans la sangle. Manda sait ce qu'elle a à faire. Tu peux lui demander des choses, aussi. Puisque tu parles le draconique.

— Assez mal, admets-je.

— Elle comprendra. De toute façon, ce n'est qu'un premier vol. Je compte aller dans cette grotte où on est allés la dernière fois, là où se trouvé cette source chaude que tu as tant aimé...

La dernière fois, j'étais dans ses bras, ou sur son dos. Mais Tamyan tient à ce que j'en monte un toute seule. Et j'avoue que la perspective me séduit de plus en plus... surtout si c'est pour me blottir dans cette caverne secrète avec lui.

— Est-ce qu'Anarion et Manda resteront ? m'enquis-je timidement.

— Si vous comptez copuler, ne vous gênez pas pour nous, tonne Anarion. Vos petits accouplements insignifiants ne nous émeuvent guère. Mais peut-être que Manda et moi nous livrerons à une séance de coït en plein vol, pour vous montrer ce que ça doit être !

— Non merci Anarion, intervient Tamyan en s'installant sur sa selle. Surtout pas avec nous sur le dos.

— Dommage. Ton père jouissait beaucoup de ce spectacle. Il admirait la puissance des wyrms, et comme Malenyr, il était capable de se configurer en dragon noir. Un jour, il...

— Objectif atteint, sourit Tamyan avec un sourire conquérant. Dis-toi une bonne fois pour toutes que tout ce que faisait mon père, je le fais aussi.

— Mmh, vraiment ? Si c'est vrai, j'aurais peut-être une jeune femelle à te présenter...

— Il en a déjà une, merci, précisé-je.

Il ne manquait plus que Tamyan attire les dragonnes en chaleur.

— Pas une wyrm ! proteste Anarion. Et pour devenir un véritable ard-æl, ton mâle doit s'accoupler en plein vol, comme nous.

— Ça aussi, je l'ai déjà fait, réplique Tamyan avec un sourire suave. Avec elle. Trouve autre chose.

Anarion darde sur moi son œil rubis.

— Vraiment... ? Intéressant...

Malgré le vent qui souffle du glacier, je sens mes joues chauffer. Je me sens vraiment bête, de rougir devant un wyrm. Mais cette fois-là, avec Tamyan, c'était tellement intense, et... magique. Comme la fois où j'ai volé sur son dos, après qu'il m'ait...

Je ne peux pas penser à ces épisodes sans rougir. Avec Tamyan, ça n'a été qu'une longue escalade : à chaque fois que je me disais qu'il ne pourrait pas faire plus énorme, il trouvait autre chose. Comme Rika, je dois avouer que j'adore... mais j'espère tout de même qu'il va se reposer un peu, maintenant qu'il a enfin atteint son but.

— Allons-y, décide-t-il en se tournant vers moi du haut de sa selle. Tu te sens prête ?

Je hoche la tête.

— Oui.

Tamyan me lance un dernier sourire, puis plonge avec Anarion. Manda suit, piquant le long de la tour. Ma longue tresse s'envole derrière moi, et je sens le vide m'avaler, cramponnée à la courroie. Si je la lâche... mais soudain, Manda remonte. Elle étend ses ailes, se stabilise, et vire aux côtés d'Anarion, juste au-dessus du glacier.

Tamyan apparait à ma droite. Il tend sa main, et je l'imite, d'abord peu assurée. Ses doigts se referment dans les siens.

Le sourire qu'il a, et cette lumière dans ses yeux, c'est la première fois que je les vois.