Localisation inconnue

Des heures que je suis attachée à cette chaise. On ne m'a pas donné à manger, ni à boire. Je n'ai pas pu me soulager non plus. Soudain, la porte s'ouvre. Gerald. Il entre sans me regarder, sans se presser. Jette une tablette holo sur la table devant nous. Repart se prendre une boisson chaude, qui exhale de délicieuses odeurs de kafé. Se pose sur la chaise. Commence à le siroter en soufflant doucement dessus... Puis relève ses yeux vert émeraude sur moi.

— Tu en veux ?

Je ne prends même pas la peine de répondre. Je connais ses méthodes.

Il me sourit, brièvement, dans un flash de dents parfaites. Ses canines sont légèrement proéminentes, mais juste assez pour conférer un charme supplémentaire à son sourire, sans que ça ait l'air inquiétant ou bizarre.

— Bon. Reprenons là où nous en étions...

Un coup sur la porte. Gerald repose sa tablette holo.

— Entrez.

C'est un soldat en uniforme, l'un de ceux qui travaillent pour le compte du SVGARD, sans être entré dans l'Ordre.

— Inquisiteur, j'ai une information de première importance à vous communiquer.

— Allez-y.

L'homme me jette un regard bref.

— Vous pouvez y aller, lui ordonne Gerald avec un geste agacé. Cette femme ne sortira jamais d'ici.

— Bien... Un énorme vaisseau ældien a été repéré par des sentinelles dans le système de Taranis, comptant probablement plusieurs milliers de ces exomorphes. C'est le premier nid de cet envergure qu'on repère, les vaisseaux-mères de ces créatures n'ayant jamais été localisés. Et ce n'est pas un bâtiment militaire...

— Continuez.

— La flotte républicaine lèvera très prochainement une force d'attaque pour les éradiquer, menée par le nouvel Amiral appointé par Son Excellence le Président Singh. D'après les relevés des sentinelles, les ældiens viennent d'ailleurs de subir une attaque au sol des Desséchés : les combats ont eu lieu sur Taranis... on a eu une estimation de leur flotte. Moins de dix astronefs de classe C... Parmi eux, seulement deux vaisseaux de guerre, dont l'un ressemble fortement à celui du terroriste Ar-waën Elaig Silivren, qui s'est échappé après l'attaque de Jupiter.

Gerald hoche lentement la tête, les yeux focalisés dans le vide. Puis il rompt sa méditation.

— Balancez les infos sur leur localisation sur le Réseau public, sous forme de rumeur. Ne faites rien d'autre pour l'instant.

— Bien, Inquisiteur.

Il salue et sort.

— Pourquoi ? demandé-je à Gerald.

Zrivian reporte son attention sur moi.

— Les terroristes qu'on appelle les Desséchés vont revenir les attaquer, dans le but de venger leurs frères et récupérer de la technologie ældienne. Les artefacts ældiens sont devenus très populaires ces derniers temps, tout le monde se les arrache... même s'il y en a peu. Sur le marché noir, un cristal ældien peut atteindre des sommes faramineuses. Tous les forbans de la galaxie en quête d'un grand coup vont se précipiter, et ensuite, nos troupes n'auront plus qu'à finir le travail. Ce nouvel Amiral est très capable, et surtout, très proche de nous : il a fait ses classes dans un monastère orbital... Varma, qui ne nous aimait pas trop, tenait nos sympathisants loin des postes à haute responsabilité, mais ce temps-là est révolu. Même au Sénat, l'Ordre a de plus en plus d'appuis.

Je le regarde, dégoûtée.

Un putsch du SVGARD sur la République. Il ne manquait plus que ça.

— On n'a pas retrouvé le corps de ton fils, finit par dire Gerald. En revanche, on a trouvé ça...

Lorsqu'il brandit sa queue et son panache mutilés, je sens les larmes me monter aux yeux. Gerald pose les dépouilles séchées sur la table, loin de ma portée. Je ne peux plus les quitter des yeux.

Cyann. Où es-tu, mon bébé ?

— C'était malin, très malin de ta part, Faith. Impitoyable, aussi... Je pense que ton ard-æl aurait été fier de toi. Rien n'excite plus les mâles que de voir leurs femelles accomplir de telles horreurs en leur nom, faire montre de tant de radicalité pour défendre le clan. Pour eux, c'est une marque de dévotion et de férocité, des qualités extrêmement prisées... Dommage pour Tamyan, il ne retrouvera jamais ni sa femelle, ni son fils. Mes hommes sont en train de ratisser toute la colonie : tous les habitants sans exception ont été arrêtés pour être interrogé. Ton ami Haroun est en prison d'ailleurs, il a trouvé qu'on en faisait trop... Quoi que tu aies fait de ton fils, Faith, on va le retrouver. Tu ferais mieux de nous faire gagner du temps et de nous dire ce que tu en as fait. Ce sera marqué dans ton dossier, comme un gage de bonne volonté.

— Tu me demandes vraiment de te livrer mon fils, alors qu'on sait tous les deux ce que tu vas lui faire ?

Gerald lève un sourcil.

— Oui ? Écoute... (Il se penche en avant, les deux mains jointes sur la table.) Je ne suis pas si cruel. Je veux juste t'aider... Si tu me dis où il est, je te laisserai l'embrasser une dernière fois. Et même, l'endormir. Lui faire l'injection toi-même, rester avec lui jusqu'à ce qu'il ferme les yeux...

Je sens les larmes monter aux miens. Cyann. C'est peut-être le mieux pour lui, finalement.

— ... Sinon, il sera livré vivant à la découpeuse. Sans anesthésie. Tu sais ce que c'est, Faith, la découpeuse moléculaire ? C'est un dispositif qui sépare très proprement toutes les parties du corps, couche par couche. La chair, les os, les organes, le cœur... On gardera les organes génitaux de ton fils, on les mettra dans une cuve spéciale jusqu'à ce qu'ils maturent et produisent le luith. Je donnerai un peu de ma propre production endocrine pour accélérer le processus. Peut-être qu'on gardera vivant son cerveau, sa tête, séparé du reste et relié à un auxiliaire de vie... Tout dépendra du Dr Heiss. C'est lui le nouveau responsable du programme ældien au monastère. Il est très capable, tu l'as vu. Et c'est une IA, une fois qu'il a une directive dans la tête, impossible de lui faire changer d'avis. Immunisé contre les effets du luith, aussi. Même si ton enfant pleure, crie et appelle sa mère, ça ne lui fera ni chaud ni froid...

— Arrête, grinçai-je, arrête.

— Alors dis-moi où est ton fils.

Gerald se tait, me regarde. Il y a une expression presque tendre sur son visage, sincèrement concernée.

— Faith... murmure-t-il. Je veux juste t'aider.

Je secoue la tête.

— Non, réponds-je en essuyant mes larmes, tu ne veux pas m'aider.

— Si, je t'assure...

— Tu es monstrueux, Gerald. Monstrueux. Pire, mille fois pire que Tamyan.

— Tu me compares à une bête sauvage qui se livre à tous ses instincts, qui tue des humains, les dévore et les esclavagise ? Moi, un homme de Dieu, qui cherche juste à apporter paix et justice dans l'univers ?

Je relève la tête.

— Paix et justice ? Paix et justice ? Pourquoi tenais-tu absolument à ce que je garde cet enfant, Gerald, si c'était pour me punir par la suite ? Pourquoi m'as-tu donné ton luith ? Pourquoi m'as-tu emmené au portail d'Altaïs, pourquoi as-tu tué tes propres collègues, pourquoi as-tu tué Luvine ? C'est soit de la perversité pure, soit un plan bien différent des directives du SVGARD... Je pencherais plutôt vers la deuxième solution, même si tu ne dédaignes pas la cruauté, au demeurant.

Les pupilles de Gerald ne sont plus qu'un mince filament. Il me fixe, furieux.

— Intéressant, ce que tu racontes... murmure-t-il. Et alors ? Quelle est ta théorie ?

— J'en sais rien. Mais je pense que tu joues un double-jeu... un double-jeu hypocrite et vicieux. J'en suis persuadée, maintenant. Et tu n'as pas supporté que je te repousse. Tu voulais que cet enfant devienne le tien... Pourquoi ? Je l'ignore. Mais je me doute que ce n'était pas pour pouponner, réaliser un rêve de paternité frustré.

Le coup que m'assène Gerald n'a rien à voir avec la petite claque qu'il m'a mise la dernière fois. Cette fois, il m'a frappé avec son bras bionique.

— Tu ne sais rien de moi, Faith, murmure-t-il froidement. Rien. Et tu t'imagines que j'avais envie de bazarder mon vœu de chasteté pour tremper ma queue dans une sorcière souillée par un démon... J'ai juste voulu t'aider, et je pense que j'ai fait une erreur, qui a failli me coûter cher. C'est tout.

Il se justifie. Il ne chercherait pas à se justifier ainsi s'il ne voulait pas noyer le poisson. C'est un inquisiteur du SVGARD. Il n'a pas à se justifier, pour aucun de ses actes, aussi amoraux peuvent-ils paraître. Pourtant, il le fait...

— La prochaine fois qu'on se verra, ce sera au jugement, assène-t-il en se levant. J'estime que d'ici là, nous n'avons plus rien à nous dire.

Il a peur. Peur que j'aille encore plus loin dans mes déductions, mes accusations.

Au moment de franchir la porte, il me regarde.

— C'est dommage, Faith, murmure-t-il du bout des lèvres. Je t'estimais beaucoup.

— Moi aussi je t'estimais, Gerald. J'ai même cru un moment être amoureuse de toi... mais ça, tu le sais déjà.

Puisque tu en as joué allégrement.

Il fronce les sourcils.

— Non, je n'aurais jamais cru ça...

— Je me suis aperçue que c'était Tamyan que j'aimais. Et que c'était toi, et non lui, qui me manipulait. Contrairement à toi, Tamyan n'a jamais essayé de me mentir : au contraire, il voulait que je le découvre tel qu'il est.

— « Tel qu'il est ». Un monstre sanguinaire. Ça t'a plu.

— Non. J'ai vu autre chose chez lui.

Gerald hausse un sourcil.

— Un ange à sauver ?

— Une personne que j'aime, malgré toutes ses imperfections.

Gerald pousse un long soupir douloureux.

— Tu es tellement obstinée, Faith... Tu t'entêtes dans tes erreurs. Il ne changera jamais : être un tueur sanguinaire est dans sa nature, et il a besoin de sang et de souffrance pour vivre. Tout ce que tu fais, c'est participer à sa damnation, en lui écartant complaisamment les cuisses, en lui prêtant ton ventre pour qu'il y plante ses graines démoniaques, et en le laissant sucer ton sang. La seule façon de le sauver, ce serait de l'éliminer. Ce que je vais faire bientôt.

— Et toi, Gerald ? Qui te tuera ?

Cette fois, j'ai frappé juste. Il se fige. Me regarde, comme si je l'avais surpris.

— Moi, murmure-t-il alors en se penchant en avant. Quand le dernier ældien aura disparu de la surface de l'univers... Je mettrai fin à mes jours.

— Un péché mortel. T'es au courant ? Tu es une créature de Dieu, toi aussi, Gerald.

— Dieu me parle directement, siffle-t-il, les yeux plissés. Que sais-tu, toi, de Ses desseins ?

— Tu es fou à lier, Gerald. Et je ne dis pas ça à la légère.

Je m'attends à ce qu'il me frappe encore. Mais il reste là, figé, tétanisé.

— Reconduisez-la dans sa cellule, finit-il par ordonner. Qu'elle n'en sorte plus jusqu'au procès.

Un soulagement. Mais je ne le lui montre pas. Je me laisse reconduire, le visage fermé, le corps endolori par cette longue station assise. Lorsque je passe devant lui, je sens son regard sur moi. Lourd, intense. Aussi réel que s'il me touchait du bout des doigts. Dans ce contact presque physique, il y a une pointe de regret.