Chp 4 - Isolda : le lien indéfectible
Vaisseau de croisière "Perle de Nuniel"
Isolda s'était promis qu'une fois les batailles terminées, elle parlerait à Śimrod. Il n'avait pas voulu l'écouter, la dernière fois. Mais il le fallait. Elle ne pouvait plus attendre, et elle sentait la rage de l'ylfe, son besoin d'apaisement. En fait, il ne s'était jamais remis de la trahison d'Ardaxe, de la perte de ses enfants... et d'elle-même.
À cette époque lointaine où j'étais dans une autre peau, un autre corps.
L'idée paraissait folle à la jeune femme, mais pourtant, elle savait que c'était vrai. Elle se souvenait. Pas de tout. Mais il y avait deux choses dont elle était certaine : sa haine pour Ælfbeorth, le semi-ylfe qui s'était servie d'elle, et son amour pour Śimrod. Sa tristesse pour ses enfants, aussi. Mais Innafay lui avait raconté ce qu'ils étaient devenus. Ardaxe les avait sauvés... et il les avait pris dans sa troupe, l'Aleanseelith, leur nouvelle famille.
Il faut que je lui parle. Que je lui dise.
Ce qui était difficile. Il avait refusé de l'écouter, la dernière fois. Śimrod pouvait se montrer particulièrement obstiné, quand il voulait. Un vrai orc.
Cette pensée fit sourire Isolda. Pour elle, « orc » n'était pas une insulte. Elle se souvenait quand Śimrod lui avait fait découvrir cette culture, les révélations qu'ils avaient eu sur cette « espèce » soi-disant différente des ældiens. Visiblement, la plupart avaient oublié cette vérité, des millénaires après. Tant pis pour eux. Ce n'était pas à elle de le leur réapprendre. Qu'ils découvrent cela tous seuls. Elle, elle avait mieux à faire.
Déterminée à dire la vérité à Śimrod, Isolda referma la porte de sa chambre, et se dirigea vers la plage où il jouait avec les enfants.
*
— Śimrod... je peux te dire quelque chose ?
L'ældien lui jeta un regard résigné de ses yeux rubis. Visiblement, il s'attendait à ce qu'elle vienne le voir.
— Oui. Je suppose qu'il est temps, soupira-t-il en reposant le petit Caël à terre.
Le hënnel se mit à hurler. Caël était particulièrement capricieux, et même, turbulent. Pour Isolda, c'était lié à sa séparation d'avec les jumeaux, qui eux, s'étaient encore plus rapprochés, et enfermés dans leur petit monde à part. En réaction, Caël était devenu très en demande d'attention, et presque difficile.
Isolda se pencha vers lui.
— On t'emmènera à la cascade après. Mais pour l'instant, les grands ont besoin de parler, d'accord ?
— Allez voir vos parents, grogna Śimrod. Tiens, Lathelennil Niśven... qu'il serve à quelque chose, celui-là !
L'ældien bicolore passait justement sous le couloir abrité à ce moment-là. Isolda ne l'appréciait pas des masses – après tout, il avait essayé de la coincer dans un coin, et elle avait dû lui mentionner certaines choses pour le faire fuir -, mais elle savait qu'il ne ferait pas de mal aux petits.
— Quoi ? leur lança-t-il sans quitter l'ombre de la paillote.
Dans l'écrin de ténèbres, son visage pâle ressortait comme un masque. C'était un visage étrange, foncièrement différent de celui de Ren ou Śimrod, un visage d'animal, de chat ou de loup, qu'on aurait ciselé dans celui d'une impossible beauté masculine, avec des yeux sauvages, à moitié fous, irrésistibles. Isolda n'avait jamais vu de visage comme ça, jamais, et elle se méfiait de cet être exhalant la malveillance et le vice, qui provoquait autant la fascination que la peur.
Comme Śimrod, la première fois que je l'ai vu, se rappela-t-elle. Mais il n'a jamais eu l'aura maléfique de Lathelennil.
— Rends-toi utile, Niśven ! lui lança Śimrod. On a besoin que tu ramènes les enfants à leurs parents, sur l'îlot.
Est-ce une si bonne idée de confier les enfants à cet ældien notoirement cruel et débauché... ? s'interrogea Isolda. Mais Śimrod savait mieux qu'elle.
Lathelennil rabattit sa capuche sur son visage blême pour se protéger du soleil, puis il s'approcha, le rictus dangereux.
— Hé. Vous allez baiser, c'est ça ?
Isolda resta stupéfaite de cette sortie. Mais Śimrod... lui, on aurait dit qu'il avait pris un uppercut.
— Mais... Qu'est-ce que tu dis, sale pervers de dorśari ? demanda-t-il, la voix blanche et les pupilles agrandies.
Lathelennil croisa ses bras sur son torse.
— Je dis que tu veux caler ton double skryll dans les tendres orifices de cette humaine qui soupire pour toi, ce que je respecte tout à fait... Mets-lui une petite fessée de ma part, et prenez du bon temps, surtout.
Śimrod l'attrapa par le col, le soulevant à dix centimètres du sol.
— Je ne sais pas ce qui me retient de t'éviscérer ici même, et de bouffer ton cœur avant de jeter ta maigre carcasse aux requins... ! grogna-t-il, les crocs sortis.
Isolda sentit son sang se figer dans ses veines. La plupart des gens avaient oublié, mais elle, elle se rappelait quoi Śimrod était capable. Il avait mis beaucoup d'eau dans son vin, certes... mais il gardait le sang chaud.
— Peut-être la force de frappe des armées de Dorśa, qui vengeraient cruellement la perte de l'un des princes les plus appréciés du royaume ? minauda Lathelennil sans se laisser démonter. Seul un Niśven peut tuer un autre Niśven. Qu'un étranger comme toi le fasse, et le reste de la famille n'aura de cesse d'obtenir réparation, quitte à mettre la galaxie à feu et à sang, et en s'en prenant en premier lieu à ceux que tu chéris le plus. Tu le sais, Śimrod. Toi qui connaissais ma sœur si intimement !
Śimrod le lâcha avec un grondement sourd. Lathelennil se réceptionna élégamment dans l'eau, puis se releva, redressant le col de son shynawil.
— Je ne suis pas ton ennemi, dit-il en ouvrant théâtralement les mains.
— Et moi, je ne suis pas ton ami, grinça Śimrod en retour. Alors tourne ta langue dans ta sale bouche avant de t'adresser à moi !
Lathelennil afficha un air faussement peiné.
— Tu as tort de t'opposer à moi. Un allié de la Cité Noire est toujours bon à prendre, dans ce monde en guerre...
— Je n'aime pas ta manière de tourner autour de la compagne de mon fils, comme une vilaine mouche autour d'une charogne. Si tu veux une femelle humaine, va-t'en chercher une !
Le dorśari tourna son profil racé vers l'horizon.
— Tu sais, Śimrod... je ne veux pas « une humaine », mais celle-là, en particulier, que tu compares si joliment à une « charogne ». Et je n'ai pas l'intention de la voler à l'As sidhe. Je ne suis pas jaloux, et même très partageur !
— Mon fils va te casser le dos ! rugit Śimrod.
Lathelennil tourna son regard vers lui, la tête légèrement penchée sur le côté. Isolda eut la surprise de voir une lueur de folie briller dans ses yeux noirs.
— Me casser le dos... ? Quel étrange choix de mots... je me doutais bien que l'Aonaran n'était pas insensible à mon charme légendaire, lui aussi !
— Que... quoi ? s'étrangla Śimrod. Qu'est-ce que tu insinues, espèce de débauché ?
— Mais rien du tout, sourit Lathelennil en regardant ses griffes. Juste que... ton fils n'a jamais eu de « frère de sang », n'est-ce pas ?
— Non ! tonna Śimrod. C'est un mâle pur et strict, qui suit un code moral intransigeant. Il est capable de prendre sur lui pendant ses fièvres, même sans femelle, même sans autre mâle ! C'est pour cela qu'Ardaxe le voulait comme Aonaran. Personne n'est capable de résister aux influences néfastes mieux que lui !
— Mmh moui, ça, et le fait qu'il gagne tout le temps, non ? Mais qu'importe. Je suis généreux, et partageur, je te l'ai dit. Je suis prêt à offrir à ce malheureux sidhe privé de toutes les joies de la vie pendant si longtemps tout ce qui lui a manqué. Tu connais notre famille, et notre réputation. Les meilleurs amants de toute la Voie, et surtout, des séducteurs à qui rien ni personne ne résiste... pas même l'Aonaran. Ma sœur t'a eu : moi, j'aurais ton fils, et sa femelle. À plus tard. J'emmène les gosses. Ça me donnera une occasion de voir leurs parents...
Il finit sa diatribe par un clin d'œil, et s'éclipsa.
Śimrod, qui était resté sans voix, finit par réagir. Mais c'était trop tard. Lathelennil était déjà parti.
— Mais quel... quel... rhach, j'ai pas les mots ! s'énerva l'ældien.
Il finit par se tourner vers Isolda.
— Je suis désolé pour cette scène, et aussi pour ces propos, dit-il. Je ne voulais pas qu'il te manque de respect.
Isolda sentit qu'elle le perdait à nouveau. Alors, elle attrapa sa grande main.
— Viens.
Et elle l'entraina vers le bosquet de cocotiers, là où rugissait la cascade.
*
Śimrod l'avait aidée à monter, la portant aux endroits les plus délicats. Isolda s'était calée contre son torse dur sans rien dire, savourant cette sensation à la fois étrange et familière. Elle avait été si intime avec lui... mais c'était dans un autre corps, une autre vie.
L'endroit valait le déplacement. L'eau avait formé un petit bassin, au bord duquel ils s'installèrent. Elle savait qu'ici, Śimrod serait obligé de l'écouter. Il ne pouvait plus s'enfuir, car il ne pouvait pas la laisser là toute seule : elle aurait besoin de lui pour redescendre. Isolda s'assit sur le sol, à l'ombre fraiche d'un arbre. Il fit de même.
Le doux clapotis de l'eau, le chant des insectes couvrait le silence entre eux, épais de non-dits. Discrètement, Isolda laissa son regard trainer sur les muscles saillants des bras de l'ældien assis à côté d'elle, les légères cicatrices et les tatouages tribaux qui traversaient sa peau sombre. Sur une audacieuse impulsion, elle tendit la main sur la somptueuse crinière blanche garnie de tresses, attachée en demi-queue, qui pendait sur son dos. Surpris, Śimrod, qui jusqu'ici semblait plongé dans une intense réflexion, le menton dans sa main, lui jeta un regard de côté.
— Tu as bien fait de me laisser te les brosser.
Il haussa les épaules, embarrassé.
— Il le fallait bien.
— Tu ne voulais pas retirer ces tresses...
— C'est tout ce qui me restait d'elle, dit-il d'une voix sourde. Le seul souvenir de sa présence dans l'univers, après tous ces millénaires.
Elle. Isolda retira lentement sa main.
Des millénaires... et il ne l'avait toujours pas oubliée.
— Qu'est-ce qui a changé, pour que tu acceptes de les défaire enfin ?
L'ældien planta son regard rubis dans le sien.
— L'acceptation. Les temps ont changé. Je dois passer à autre chose.
Autre chose... peut-être croyait-il que c'était elle, Isolda, que la providence avait mise sur sa route, qui incarnait cet « autre chose ».
C'est vrai que ce qu'ils avaient vécu avait forgé entre eux une grande complicité, en peu de temps. Mais Isolda ressentit cet aveu de Śimrod comme une trahison.
Il ne comprenait toujours pas.
C'est exactement comme à l'époque, après le dwol d'oubli que m'avait jeté Ardaxe, pour m'éloigner de lui. J'en suis sortie avant lui.
— Innafay m'a parlé, avant sa mort, se lança-t-elle.
— Je sais.
— Tu sais ce qu'elle m'a dit ?
Śimrod regarda le sol, la mousse qu'il effleurait doucement de ses griffes.
— Je m'en doute.
— Tu y crois ?
Il releva la tête vers elle.
— Et toi ?
Oui.
Mais elle n'osa pas le dire. Son cœur battait trop vite.
— Je ne sais pas.
Il se tourna vers elle, et ses yeux lançaient des éclairs.
— Tu ne sais pas ? rugit-il presque.
Le regard brumeux d'Isolda se posa sur ses canines, qui transparaissaient derrière les lèvres sensuelles de Śimrod. Ce qu'elle avait ressenti la première fois qu'il l'avait mordue. Elle brûlait de le ressentir encore. Mais comment lui dire ? Surtout après la sortie de Lathelennil... il avait réduit leur rapprochement à une passade vulgaire, effaçant d'un mot railleur ce lien indéfectible qu'elle avait avec lui. Ce qui s'était passé entre eux, c'était bien plus qu'un désir de chair, qu'une passion torride. Ensemble, ils avaient failli sauver le monde. Non : ils l'avaient véritablement sauvé, empêchant quelque chose de bien plus grave encore de se produire. Ælda s'était écroulée, oui... mais ils avaient sauvé la Terre, l'humanité. Et, même si tout le monde l'avait oublié, les autres ældiens. S'ils avaient survécu, tous, c'était grâce à leur sacrifice, à eux. À elle.
Soudain, Isolda eut l'impression d'avoir dix mille ans. Elle baissa la tête, accablée.
Je ne pourrais jamais lui dire. Mieux vaut que cela reste ainsi. Notre temps est fini.
Mais le semi-orc, lui, en avait décidé autrement.
— Cessons de tourner autour du pot, finit par gronder Śimrod. Finissons-en !
Lorsqu'il la tira contre lui, Isolda laissa échapper un hoquet de stupeur. Il la plaqua contre ses muscles d'acier, et elle se souvint de la sensation. Puis ses lèvres trouvèrent les siennes, et elle oublia tout le reste.
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