Cair amiral Mercor, Autremer

L'immensité constellée d'étoiles de l'espace. Les vagues bleues et violettes, toujours changeantes, de l'Autremer. Des choses que les yeux des humains, aux sens si limités, ne peuvent pas voir. Je pensais que cette vue me manquerait plus que tout, mais en réalité, c'est la présence de ma femelle et de mon petit qui me manquent. Presqu'une lune déjà que je les ai laissés sur cette planète, sous la protection d'un autre mâle... C'était l'une des décisions les plus dures que je n'ai jamais eu à prendre.

Des plus stupides, aussi, peut-être. L'intelligence ne va souvent pas de pair avec les sentiments...

— T'es sûr que ce Haroun est digne de confiance ? me demande Rizhen en venant se planter à côté de moi devant la baie.

Toute la flotte de Dorśa – l'ost d'Aeluin, celle de Lathelennil, et même, d'Asdruvaal – est alignée dans l'espace, juste devant nous. Tant de puissance... Uriel est le commandant en chef des armées d'Ombre, pour le compte de Fornost-Aran, à qui il répond directement.

Ne manque que ma chasse, dispersée dans un raid quelque part sous la direction de Nazhrac. C'est la première chose que j'ai voulu savoir, en mettant le pied sur le bord de mon cousin : si Nazhrac était à Ymmaril.

— S'il ne l'est pas, dis-je lentement, ses souffrances feront pâlir le Destructeur lui-même...

Haroun, ou Nazhrac. Les deux.

Rizhen hausse les épaule, me jetant un coup d'œil oblique.

— Tu aurais dû faire amener Faël à Urdaban.

— Trop dangereux. Elle est en sécurité, sur Pangu. Cette petite planète est le trou du cul de la galaxie. Personne ne sait qui elle est, où elle est.

À travers la vitre qui reflète sa martiale silhouette, je vois Rizhen croiser les bras sur son armure.

— Qui elle est ? Tout le monde le sait, Tam. La mère du premier prince héritier de Dorśa à naître depuis des éons... c'est la rumeur qui court, à Urdaban. Effectivement, si on se place du côté ædhel de la menace qui pèse sur elle, elle est sûrement plus en sécurité là-bas, cachée parmi les humains... mais le perædhel ? T'y as pensé ?

— Quel perædhel ? craché-je sans quitter la baie des yeux.

— Celui qui a essayé de te voler ta femelle, de déposer son luith en elle.

La rage me hérisse la crinière, et fait sortir mes griffes. Le perædhel. Obnubilé par Haroun, j'avais oublié ce rival. Celui qui a osé tenter d'inséminer ma Faël... la femelle qui m'appartient !

— Tu sais où ce vermisseau se terre ?

— Chez les humains. J'ai entendu des rumeurs, parmi les chasseurs de ton cousin... L'Aleanseelith chercherait un perædhel.

Soudain, je regrette de ne pas avoir demandé plus de renseignements sur ce perædhel de malheur à Faël, quand j'en avais l'occasion. Mais la seule mention de son nom dans sa petite bouche rose me rendait fou de jalousie.

Gerald m'a donné son luith... Ger-ald... Elle avait une telle façon de le prononcer !

— Ger-ald, grogné-je. Il s'appelle Gerald. Et je connais son odeur... je pourrais le traquer, moi aussi.

Son odeur. Elle était partout dans les affaires de Faël. Ce métèque avait un luith puissant, musqué. Pas du tout celui qu'on attendrait d'un demi-humain. J'ai brûlé les pochettes, que Faël avait gardé. J'ai aussi brûlé les affaires qu'il avait souillées, mais Faël, qui tenait à en conserver certaines, est intervenue pour les récupérer in extremis. Ce soir-là, je lui ai fait l'amour avec fureur et possessivité, après l'avoir attachée aux montants du lit. J'ai failli la marquer, d'ailleurs. Mais un acte aussi important ne pouvait pas être fait à la légère, sans accord préalable ni rituel, aussi ai-je renoncé. Pour l'odeur de l'autre mâle, je me suis frotté dans les vêtements récupérés, une fois Faël endormie, avant de me laver. Comme ça, ces affaires porteraient le parfum de mon luith, et pas celui d'un autre. Cependant, Faël les a mises à laver dès le lendemain.

— Les rumeurs disent aussi que l'Aonaran est après lui... murmure Rizhen. Les deux Aonaranan. Deux ont été vus, à la bataille de Taranis.

Les « rumeurs ». L'Aleanseelith, oui... Rizhen continue à avoir les oreilles bien ouvertes, pour ces bardes du dimanche.

— Deux Aonaranan ? Il est foutu, alors. C'est déjà difficile d'échapper à un seul avatar d'Arawn. Mais deux...

Mais c'est ma proie. Hors de question de le laisser aux Rilynurden.

— Deux, ça veut dire que le pouvoir d'Arawn est divisé, continue Rizhen. Pris individuellement, ils seront moins puissant qu'un dépositaire de l'entièreté du sældar.

Je lève un sourcil.

— Sauf que ces deux Aonaranan sont deux champions invaincus du darsaman, des semi-orcs qui peuvent prendre un wyrm au corps à corps... non ?

— On n'est pas sûrs qu'il s'agisse bien de Silivren et Śimrod. Tu sais qu'ils n'ont pas le droit de le dire...

— C'est un secret éventé depuis longtemps, murmuré-je. La première fois qu'on m'a parlé de Silivren, c'était en me disant « l'étoile d'Arawn brille à nouveau dans le firmament ». Bon, quand est-ce qu'Uriel va consentir à me recevoir, d'après toi ?

Mon grand cousin me fait mariner. Je ne sais pas depuis combien de temps j'attends sur ce pont, mais ça fait un bout de temps.

— Rapidement, j'espère. J'ai hâte de partir à la poursuite de Nazhrac.

Rizhen est, une fois de plus, sur le pied de guerre, impatient d'en découdre. Sa femelle est toujours prisonnière de Nazhrac. Connaissant mon ancien second, je pense qu'il l'aura gardée comme otage, afin de négocier avec lui son retour éventuel dans sa chasse. Il a toujours bien aimé Rizhen, estimé ses capacités. Du moins me semblait-il à l'époque. Mais on ne peut vraiment être sûr de rien...

— Prince Tamyan ? Sa Sombre Seigneurie est prête à vous recevoir, nous prévient un sluagh arrivé dans notre dos.

Je pose mon poing sur l'épaule de Rizhen.

— Bon, on se retrouve tout à l'heure. Si tu vois Lathelennil... demande-lui de m'attendre.

Rizhen fléchit le genou rapidement.

— Menaidh dagor cathel, récite-il le poing sur le cœur, comme si je partais à la guerre.

Je lui octroie un demi-sourire. Affronter Uriel, c'est loin d'être un amusement.