Chp 17 - Rika : à l'image de la Nuit (1)
Vaisseau-monde ældien Ráith Mebd, orbite de Taranis
Les immenses vaisseaux noirs de l'armée de Dorśa envahissaient tout l'espace. Envahir, c'était bien le mot : il y en avait tant, et ils étaient si énormes, qu'on ne voyait plus le ciel.
— Les dorśari semblent aimer les grosses épées, les grosses armures, les gros dragons et les gros vaisseaux, murmura Eren à sa sœur d'un air moqueur en coulant un regard irrévérencieux à Lathelennil.
Eren avait toujours été insolente et drôle, mais sa propension à l'humour avait augmenté depuis qu'elle était devenue filidh.
— Je pense qu'ils essayent de compenser pour quelque chose, ma sœur, lui répondit Arda avec un sourire malicieux.
Lathelennil, fier comme un troupier – ou un volatile rouant, comme aurait dit Śimrod, qui poussait l'irrévérence jusqu'à l'appeler le paon albinos – faisait des allers-retours devant la baie, les mains croisées dans son dos. Il ne tenait plus en place.
— Regardez nos armées, grinça-t-il, un sourire carnivore sur son visage racé. Regardez-les prendre possession de l'espace aérien du Ráith Mebd, prêts à la dominer comme un seigneur de la guerre domine son esclave gémissante !
Arda et Eren échangèrent un regard blasé, tandis que je dissimulais ma grimace derrière ma main.
— Bientôt, la terrible magnificence du Sombre Royaume va s'abattre sur cette cour insupportablement dorée, continua-t-il, plus lyrique que jamais. Lorsque mes frères auront quitté leurs superbes vaisseaux de guerre – voyez ces lignes, leur agressivité, leur noblesse ! – la Nuit éteindra cet horrible soleil et étouffera la lumière de ses ténèbres. Alors, vous verrez le Soleil Noir apparaître. Et vous vous prosternerez, car nul ne peut regarder la parfaite beauté de son visage ! Tamyan est le reflet visible de mon frère Fornost-Aran, roi de Dorśa. Il n'existe pas de plus mâle ædhel dans tout l'univers !
Je jetai un petit regard en biais à Lathelennil. Mana avait qualifié Fornost-Aran de fastidieux « bellâtre ». Tout en sachant que je ne pouvais pas vraiment me fier aux goûts de Mana – après tout, elle prenait plaisir à élever des araignées —, cela me fit douter de la légendaire beauté du « Soleil Noir ».
— Est-ce à dire que vous n'avez jamais vu le visage de votre frère, Oncle ? demanda Arda sur un ton faussement innocent.
Lathelennil appuya sa main gantée d'iridium sur la baie, faisant sonner la paroi d'un cliquètement guerrier.
— Je l'ai vu, bien sûr, mais il y a longtemps. Depuis le départ de la Très-Aimée – ma cousine Nascara, qui était la plus belle femelle n'ayant jamais ouvert les yeux dans les dix mille mondes, toutes races confondues – il ne laisse plus contempler son véritable visage. Nous, ses frères, Aeluin, Uriel lui-même, n'avons pas le droit de le regarder.
Je haussai un sourcil, surprise.
— Pourtant, Mana a eu le droit, elle, remarquai-je.
Lathelennil secoua la tête.
— Non, il portait un masque. Personne n'a plus le visage de mon frère aîné depuis des millénaires. Il est victime d'un geis. Mais Tamyan s'en approche : c'est le fils des deux plus beaux Niśven de son époque, Nascara et Uhran.
Je soupirai, blasée. Encore un mystère bien inutile, à mes yeux, et beaucoup de fifrelins pour pas grand-chose.
Je me tournai vers Arda et Eren.
— Comment s'est passée la pacification de l'araignée qui se trouvait sur le vaisseau d'Uriel ?
— Très bien, répondirent-elles de concert. C'était une araignée sacrée de Lethë : nous l'avons fait partir dans l'espace afin qu'elle retrouve le chemin de chez elle.
Je frissonnai à la pensée des malheureux nautes qui allaient voir apparaître cette horreur rayée sur leur baie. Les araignées stellaires... mon point faible.
— Elle était très combattive, précisa Eren à ma grande horreur. On a dû agir vite.
Arda sourit à sa sœur.
— Je crois qu'Elshyn a été très impressionné. Il était pâle comme un dorśari, lorsqu'elle est tombée de la coupole où elle s'était réfugiée !
— Il déteste les araignées, murmura Eren comme pour s'excuser.
Arda poussa un soupir théâtral.
— Et pourtant, il t'a choisie comme femelle !
Les deux sœurs éclatèrent de rire, avant de s'éloigner. Je n'eus pas plus de précisions sur cette araignée : en quelque sorte, c'était mieux ainsi.
Une bonne partie de la population du Ráith Mebd se pressait dans le grand hall en réparation pour voir débarquer le prince de Dorśa et ses armées. Je devais reconnaître que c'était impressionnant. Une démonstration de force, avec défilé de contingents bardés de noir iridium et armés jusqu'aux dents de lourdes lames acérées, fantassins orcanides, bêtes féroces menées à coup de fouets par de terribles guerrières à moitié nues, et même trois véritables wyrms hérissés de pointes en uranocircite. Les unseelie étaient fiers de montrer qu'ils étaient les derniers ældiens à posséder des dragons vivants : en fait, tout dans leur attitude envoyait un message d'écrasante supériorité militaire à leurs cousins lumineux.
La démonstration était loin d'être au goût de tout le monde. Edegil le premier, qui affichait sur son noble visage une légère moue de dégoût, quasi-imperceptible : on sentait bien qu'il n'avait accepté cette alliance contre-nature que parce qu'il n'avait plus le choix. Une femelle se tenait à ses côtés, une superbe ældienne au visage grave et beau, en longue robe blanche, au diadème luisant de mille feux sur sa longue chevelure d'or pur.
Manquait Angraema. Je ne l'avais toujours pas revue, depuis notre séparation.
Ren, Śimrod, Isolda, les enfants et moi étions massés dans un recoin, un peu en hauteur. Arda était avec sa sœur, quelque part dans le vaisseau à vaquer aux mystérieuses occupations des bardes filidhean.
— C'est incroyable, ce goût qu'ont les dorśari pour les armes démesurées et les gros machins pointus. Arda dit qu'ils compensent pour la petitesse de ce qu'ils ont entre les jambes.
Śimrod éclata de rire.
— Ah, tu ne crois pas si bien dire ! s'exclama-t-il en posant sa grosse patte sur mon épaule en un geste familier. C'est presque ça.
Je lui jetai un coup d'œil. Mon beau-père avait une fâcheuse tendance à me prendre pour son bon pote, multipliant les accolades et manquant de me faire tomber à chaque fois. Comparé à Ren, subtil et louvoyant comme un chat dans sa façon d'occuper l'espace, l'aura de Śimrod m'évoquait parfois celle de l'orc Roggbrudakh.
— Ces ylfes sombres sont tout de même bien outillés, observa Isolda avec sa bonhommie habituelle. Je le sais, pour avoir échappé aux avances du bicolore, pas plus tard qu'hier.
Ren, Śimrod et moi échangeâmes un regard.
— J'irai lui dire un mot, à celui-là, décida Śimrod en fronçant les sourcils. Personnellement, le seul dorśari que j'ai jamais vu nu était une femelle (Il jeta un regard en biais à son fils, qui ne réagit pas). Mais je sais que les Niśven sont connus pour la finesse et la noblesse de leur constitution. Pour leur grande taille, aussi, alors on ne peut présager de rien !
Je n'avais pas vraiment envie de savoir, ayant toujours regardé ailleurs lorsqu'Uriel agitait son joujou sous mes yeux. Śimrod surprit mon regard et s'adressa directement à moi :
— Alors, tu sais pourquoi les dorśari portent leurs armes directement sur leurs armures, en s'encombrant de lames aussi lourdes ?
Je secouai la tête.
— Pour inspirer la peur, je suppose ? tentai-je.
— Il y a de cela, oui... Mais ce n'est pas la raison principale. À force de se complaire dans le vice, ils ont perdu leurs aptitudes à faire des configurations. Ils sont incapables de forger et de manier un sigil. C'est pour cela, également, que la rumeur les dit plus forts physiquement et plus grands que les autres ædhil... La rumeur, j'insiste sur ce point !
Isolda leva un œil tranquille sur Śimrod. Aussi grand qu'Uriel, il faisait également le double, en corpulence, de ce dernier. Et pourtant, il était capable de faire des configurations.
J'hésitai à faire un petit geste à Ren pour attirer son attention sur la façon dont la jeune humaine regardait son père. Mais, n'étant pas certaine de sa réaction, j'y renonçai. Du reste, Ren tournait déjà le dos à la parade, et à nous.
— Allons voir comment se porte le père de Naradryan, proposa-t-il.
Je jetai un dernier regard aux dorśari. Le « Soleil Noir », Tamyan Niśven, venait de passer devant nous, suivi d'une phalange de chasseurs au profil cruel et féroce, tous vêtus de cette armure sombre, le shynawil porté sur une épaule. Il fallait reconnaître qu'ils avaient de l'allure.
— C'est mon cousin, pavoisa Lathelennil d'une voix exsudant la fierté. Le plus beau mâle de Dorśa, « à l'image parfaite de la nuit »... Regardez !
Toute la compagnie se retourna. Le général Tamyan Niśven avait gardé son heaume cornu d'un noir pur, l'usure de la bataille révélant ci et là l'éclat argenté de l'iridium sur les angles acérés du masque de guerre. Mais sur ses épaules cascadaient des flots de soie onyx, une chevelure si belle qu'elle en paraissait fausse. Et il était vrai que tous les badauds, moi la première, ouvrirent des yeux émerveillés sur la longue main d'un blanc parfait qui vint rejeter négligemment en arrière une mèche de cette bannière de jais.
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