Chp 14 - Tamyan : fureur, sang et feu (1)
Temple de Naeheicnë, Cité d'Ymmaril, Neuvième Cour d'Ombre
Les arènes d'Ymmaril. Il n'existe nul endroit dans le royaume qui me soit aussi intime. Plus encore que le château de mon père, où j'ai finalement, peu été. Car c'est ici que j'ai passé la moitié de mon existence. Au temple de Naeheicnë, comme « consacré » au service du Père de la Guerre. Ce qui explique la haine et le mépris que je porte envers cette institution.
Rizhen, comme moi, baisse un œil morne vers les autels en marbre où on nous enchaînait, après une victoire conquise toujours de haute lutte, pour « honorer » les femelles qui avaient payé pour ça. Une époque où elles étaient plus nombreuses, mais pas moins insatiables. Rizhen, avec son physique de beau paladin, avait beaucoup de succès, mais moi, de par la noblesse de mon sang, j'étais l'étalon le plus demandé du temple. Si l'une de ces « dames » avaient conçu un Niśven suite à ce simulacre, son statut se serait envolé à des hauteurs stratosphériques. Heureusement, cela n'arriva jamais.
J'ai saigné dans ce lieu, souffert, hurlé, maudit. Et beaucoup joui. Mon sang, ma sueur et mon sperme ont nourri ces dalles rouges et noires, enfanté ces fleurs de mort qui, sans cesse, poussent sur l'échiquier central, obligeant les servants à les arracher quotidiennement. J'en vois une juste sous mon nez, avec ses pétales mauves et coupants comme des lames. Je l'écrase avec soin sous mon pied nu.
— Tu es prêt ? me demande Riz, remis de la vile tentative d'empoisonnement de Nazhrac.
J'ai passé la nuit dans le temple de mon château avec lui, en attente, laissant Lathelennil escorter ma Faël jusqu'à Ymmaril. Cette enflure d'Aran a exigé qu'elle assiste au combat... de façon à pouvoir s'emparer d'elle dans le temps juste après. Cyann, lui, attend dans le cair de mon cousin, sous la garde de Rhaenya et la compagne de l'Aonaran, Rika Srsen. Faël était malade de devoir se séparer de son petit à nouveau. Mais si les choses tournent mal... lui, au moins, survivra.
— Oui, grogné-je. Je suis archi prêt.
Si je ne renverse pas Aran ce soir... Faël sera souillée par lui. Prise devant toute la Cour. Je ne peux pas tolérer cela. Je vais tuer Nazhrac, puis Fornost-Aran, directement dans la loge royale, devant toute la Cour. Je m'emparerai de sa couronne, et deviendrai le nouveau roi de Dorśa.
*
Le portail scintille, signifiant que le temps est venu pour moi d'entrer dans l'arène. Rizhen me jette un dernier regard, frappe mon plastron pour en vérifier une dernière fois la solidité. Une maigre protection : les élus de Naeheicnë doivent combattre presque nus pour montrer à tous leur mépris de la douleur et de la mort, et seuls mon bas-ventre et l'une des épaules sont protégés. J'ai obtenu le droit de couvrir mes fesses et mes cuisses avec un pantalon de cuir, et on me l'a autorisé uniquement pour éviter que les spectatrices se rincent l'œil alors que le roi est dans la loge. Il m'a toujours vu comme un rival, parce que je suis plus beau que lui. Si en plus le peu de femelles restantes matent mon cul au passage... ça ne le fera pas.
— Tue-le vite, Tam, me conseille Rizhen. N'essaie pas de faire une action d'éclat pour épater la galerie, ou de jouer avec lui. Les enjeux sont trop hauts.
— Je sais, Riz. Je vais lui planter ma dague dans le ventre tout de suite.
Il hoche la tête, approbateur.
— La règle autorise un seul joker après le premier sang. Tu auras le droit entre effectuer une configuration ou appeler un unique soutien en renfort. Je te conseille de renoncer à la configuration et de me faire entrer dans l'arène. J'attendrai juste derrière le portail.
On en a déjà parlé, et il a essayé de me convaincre toute la nuit.
— Tu es blessé, Rizhen, lui rappelé-je pour la énième fois. De toute façon, Nazhrac ne me touchera pas. Il n'est pas assez rapide, ni assez fort.
— Non, mais il jouera stratégique. Il sait qu'il a peu de chances de l'emporter contre toi. Crois-moi, il a un plan. Une botte secrète. Mon hypothèse est qu'il tentera de te faire courir en esquivant un maximum, et compte justement sur ce joker qu'il obtiendra avant toi. Il est possible aussi qu'il ait décidé d'enduire sa lame de poison pour te dissuader de faire comme lui en te laissant toucher, afin de t'isoler et de t'obliger à combattre seul, sans autres armes que tes capacités innées de gladiateur. C'est pourquoi il faut que tu l'élimines le plus vite possible. Ne le laisse pas mener la danse. Frappe fort, tout de suite.
— Si c'est encore du poison de wyrm, il peut toujours attendre, répliqué-je, le sourire féroce. Je suis immunisé.
— Il n'est pas si bête. Tout le monde sait que ton père était maître des wyrms... et qu'il a conditionné le corps de son fils depuis le plus jeune âge. Mais il y a d'autres poisons... tu es bien placé pour le savoir, Tam.
Il a raison. Alyz, maîtresse empoisonneuse, avait réussi à m'avoir, alors que je me croyais à l'abri de la plupart des toxines, celle secrétée par les wyrms étant exceptionnellement forte.
— Le portail est ouvert, murmure-t-il. Vas-y.
J'échange un dernier regard avec lui, et il laisse glisser sa main de mon épaule. J'ai toujours combattu avec lui, à de rares exceptions près. Aujourd'hui, c'est seul que j'affronterai Nazhrac.
Car je n'ai aucune intention de l'appeler. J'ai un plan. Un plan secret, dont même Rizhen, mon frère juré, n'est pas au courant.
*
— ... opposé à son ancien ard-æl du clan du Feu Noir, le « prince déchu » Tamyan Niśven, commandant de la Première Légion, fléau de Tará, boucher des colonies adannath, pacificateur de wyrms à Urdaban, champion invaincu des arènes d'Ymmaril, qui va se battre sous vos yeux pour sauver sa vie et défendre son honneur ! hurle le héraut pour m'annoncer.
Les rugissements, les arghad à ma gloire et les hourras explosent au moment où je passe le voile bleuté du portail. J'entends même quelques cris en orghul, ce qui me surprend. Tymyr a dû parler de moi et faire venir des orcs d'Urdaban... Les arènes ne se trouvent pas dans la Cité même : elles sont sur un plateau désertique qui communique avec tous les temples de Naeheicnë, ouvert sur le dais violet de l'espace, où l'on a construit un échiquier noir et rouge comme c'est l'usage dans tous les temples dédiés au sældar de la fureur et de la passion meurtrière. Une scène illimitée, où l'on pourrait poser mille vaisseaux de guerre. Les spectateurs – car il en faut toujours – sont situés sur des plateaux surélevés qui flottent à des niveaux différents, reliés entre eux par des couloirs et des passerelles rétractables, des escaliers en dalles d'onyx. Des clans entiers peuvent ainsi se délecter du spectacle de la mort et du sang sans risquer d'être embusqués par leurs ennemis. Fornost-Aran, quant à lui, se trouve dans la loge du roi, la plus haute, entre deux énormes wyrms pétrifiés. Au pied de son trône se trouvent les princes de sang : Uriel, Aeluin, Asdruvaal, Lathelennil... et Faël, vêtue de la toge virginale et quasi-transparente de Nineath, une couronne de fleurs d'argent sur la tête. Le sacrifice qui sera fait à Naeheicnë pour clore la cérémonie : du sexe, dans son acception la plus primaire et brutale, après le sang versé. L'autel, un bloc de pierre brut, se trouve juste au centre de l'immense damier.
L'idée que Faith est destinée à être déshonorée par ce porc d'Aran sur cette dalle râpeuse, sous le regard concupiscent de tous ces nobles, m'est intolérable.
C'est lui qui le sera. Il ne sait pas encore comment.
Je détourne le regard de cet autel maudit où ma mère fut troussée comme une captive de guerre sous les yeux de son fils et de son consort crucifié juste devant, et m'avance vers le centre du damier d'une démarche assurée. Je sais que tous ont les yeux sur ma silhouette athlétique, et cherchent à analyser mes pas félins pour tenter de percer à jour ma stratégie. Ils n'y parviendront pas. Ce que j'ai prévu, personne ne peut l'imaginer, pour la bonne raison que cela n'a jamais été fait. Quant à ce misérable ver de terre de Nazhrac, que j'aperçois de l'autre côté, ce n'est qu'une simple mise en bouche. Mon véritable objectif, c'est mon salopard d'oncle. Ce soir, devant toute la Cour qu'il a cru réunir pour assister à ma déchéance, il va payer pour ce qu'il a fait à ma famille. Enfin.
Je dégaine ma lame – une épée fine à double tranchant, à la courbe cruelle, destinée à causer le plus de dégâts et de douleurs aux organes internes de l'ennemi – et la fais tournoyer d'un geste souple du poignet tout en m'avançant vers Nazhrac. Un tour de gladiateur pour amuser les foules que, je le sais bien, il est incapable d'effectuer. Lorsque je réunissais mes chasseurs, ou encore pendant les banquets, je m'amusais souvent à ce genre de choses pour tromper mon ennui. Plus d'une fois, Nazhrac m'a demandé de lui apprendre, ce que j'ai toujours décliné. Son incapacité à m'arriver à la cheville a une saveur toute particulière aujourd'hui, alors que je m'apprête à le remettre à sa place.
Finalement, il s'avance face à moi. Comme un carcadann qui recule. Tout son langage corporel crie sa peur, son manque d'envie d'être là. Il a été pris à son propre jeu, et il le sait.
À une longueur de bras de moi, il s'arrête. Je fais de même, le fixant avec un sourire goguenard. Je le vois déglutir, baisser les yeux vers la dague que je fais virevolter dans ma main.
— C'est pour toi, félon de traître, lui susurré-je avec un sourire mauvais. Dans moins de cinq minutes, tu auras cette lame en travers du ventre !
— Tam, on n'aurait pas dû en arriver là, grince ce lâche. Courbe le genou, accepte mon hégémonie sur le clan du Feu Noir et en restera là. Nous n'avons pas besoin de faire couler le sang cette nuit.
Je le fixe, incrédule. Je ne peux pas croire ce que j'entends.
— Je savais que tu étais une mauviette, Nazhrac... mais pas à ce point-là. Tu me surprends, je dois l'avouer. Moi, qui te domine physiquement, me coucher devant une larve comme toi et te céder mon clan ? Et pourquoi pas ma femelle, pendant que tu y es ?
Il hausse les épaules. C'est qu'il s'excuserait presque, le corniaud !
— Je suis un pragmatique, que veux-tu, répond le traître avec un aplomb sidérant. Si tu m'acceptes comme ard-æl, non seulement je te laisserai la vie sauve, mais en plus, notre roi sera obligé de prendre une autre femelle pour incarner Nineath. Il ne peut pas se déshonorer en élisant l'aslith d'un simple roturier comme moi... me céder ta Faël, c'est la protéger de la saillie de l'Obscur, Tam. Tu sais comme moi que le feu qui le consume la brûlera. Elle ne sera plus jamais la même, après... et ne pourra sans doute plus porter tes petits.
Comment ose-t-il... Comment ose-t-il proférer ces mots devant moi !
L'envie de lui décoller la tête ici même me démange tellement que mon bras en tremble. Mais nous n'avons pas encore prêté serment, et le héraut n'a rien annoncé. Nazhrac veut me pousser à la faute... c'est pour ça qu'il me sort ces inepties.
— Pour ça, Nazhrac... pour avoir osé insinuer que Faël pouvait t'appartenir... tu vas mourir encore plus douloureusement que prévu. Je vais m'en assurer !
— Tu as tort, réplique-t-il, presque triste. Tu vas perdre ce soir, Tamyan... c'est écrit dans les astres. Tu es plus fort que moi, ça, tout le monde le sait ici : il y a peu de guerriers qui peuvent tenir la cadence face à toi, en un contre un. Mais je suis plus intelligent que toi, et j'ai une carte dans mon jeu qui va te faire incliner la tête.
— Rizhen me l'avait dit, grondé-je, que tu allais recourir à des procédé de lâche contre moi, au lieu de te battre comme un guerrier digne de ce nom ! Que comptes-tu faire ? Appeler un tueur de l'Aleanseelith à la rescousse ? Un Aonaran ? Un dragon, peut-être ?
Rapidement, je fais le décompte des tueurs chevronnés qui ont fait parler d'eux ces derniers siècles. Pas grand monde... et je connais tous les autres. À moins qu'il ne convoque Ar-waën Elaig Silivren ou Śimrod Surinthiel dans l'arène – ce qui m'étonnerait fort -, il n'a rien à m'opposer que je ne puisse vaincre. Même un wyrm... et je crois connaître tous les survivants.
— Non, rien de tout ça. Es-tu sûr de vouloir me voir tirer cette flèche, Tam ? Mieux vaut que tu te rendes maintenant. Ce sera moins humiliant, et probablement moins douloureux pour nous deux.
Son calme commence à m'inquiéter. Il a un plan, c'est certain... ! Rizhen avait vu juste, comme toujours.
Mais quoi qu'il ait en jeu, il est hors de question que je me couche devant ce couard.
— Jamais ! rugis-je entre mes crocs serrés. Je me battrai jusqu'au bout, qu'importe l'ennemi que tu mettras devant moi. C'est à un descendant de la Première Légion que tu t'adresses... pas une poularde gémissante de ton acabit !
Nazhrac resserre ses pupilles noires.
— Comme tu veux, Tamyan. Mais tu vas gémir, je peux te l'assurer. Qu'est-ce qui compte le plus pour toi ? Ta Faël si chérie, ou ton honneur ?
Faël... pourquoi me parle-t-il d'elle sans cesse ? Quel message subtil et vicieux ce fourbe essaie-t-il de me faire passer ?
J'aimerais avoir Rizhen à mes côtés pour m'aider à analyser les plans tordus de cet usurpateur. Mais je dois affronter cette ordalie seul, et ce n'est plus le moment de tergiverser. Le héraut attend. Et la foule aussi.
Je vais leur donner ce qu'ils veulent. La fureur, le sang. Et le feu.
Je lève ma lame à la verticale devant mon nez.
— Au nom d'Adhamu le libérateur, je jure de me battre selon les règles instaurées par cette communauté, sous l'égide de Naeheicnë et de sa fille Amarrigan. Puissent les Premiers me prêter leur force, et faire éclater la lumière de la vérité !
Nazhrac m'imite, avec un petit sourire ironique que j'ai hâte de lui faire ravaler.
Lui fendre ce sale sourire en un rictus plus large, c'est la première chose que je vais faire, me juré-je fébrilement.
Le héraut fait alors sonner le cor de guerre.
— Cath ! hurle-t-il selon la formule consacrée en Haute Langue.
La guerre peut commencer.
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