Chp 14 - Faith : victime ou démone (1)
Pangu, colonie agricole
J'ai du mal à laisser Tamyan au lit ce matin. C'est de plus en plus dur de quitter ses bras. Quand je suis avec lui, j'ai la sensation d'être dans une espèce de bulle, de cocon dans lequel toutes les autres préoccupations sont abolies. L'heure qu'il est, ce qui se passe dehors : j'oublie tout. Son odeur suave et musquée, la basse de son ronronnement, la chaleur épicée et rocailleuse de sa voix qui murmure des choses à mes oreilles, la douceur de sa longue chevelure, étalée sous moi comme une couverture. C'est quand je n'y suis plus que je réalise, libérée de son maléfice. Quand je le vois allongé nu comme maintenant, le corps encore marqué de ce qu'il m'a demandé de lui infliger, avec le sang séché au coin de ses lèvres. Qu'il repose, repu de sang et de sexe, ses longs cils noirs brossant sa joue pâle. Ce monstre au visage d'ange. Cet ange déguisé en bête.
*
À l'hospice, j'ai moins l'impression d'être au centre de l'attention que la semaine précédente. Les gens semblent avoir oublié le massacre des troupeaux, la battue, et même les ældiens qui vivent chez moi. La vie a repris son cours. Tant mieux.
Je lance un bref sourire à Haroun lorsqu'il entre dans le bureau.
— Tiens ! dit-il en enlevant ses gants. Tamyan est venu me rendre visite, il y a quelques jours.
Tamyan. Dans la bouche de Haroun, tout de suite, ce nom allume un signal d'alarme.
— Quoi ? demandé-je en me retournant lentement, la voix blanche.
Mes yeux inquiets se posent sur mon ami d'enfance. Il a l'air intact : aucune trace de blessure visible, de douleur quelconque. Et il me sourit. Mais cela ne veut rien dire. Tamyan est peut être venu le voir pour lui lancer un défi en bonne et due forme, avec l'idée de le mettre à mort plus tard.
— Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
— Il voulait que je lui apprenne à faire le couscous. Je l'ai donc amené chez moi, et maman lui a montré sa recette.
Haroun a ramené Tamyan chez lui. Et sa mère, cette sainte femme, lui a appris à faire le couscous... Voilà donc où Tamyan a tiré sa délicieuse recette. Et moi qui craignait qu'il l'ait arraché à un captif de New Eden par la torture... C'était ça, son « petit secret ».
Tamyan. Jamais là où on l'attend.
— Ta mère n'a rien dit en le voyant ?
Oh, comme vos oreilles sont pointues. Comme vous avez de grandes dents !
C'est pour mieux te manger, mon enfant.
— Tu sais bien qu'elle n'y voit plus très clair. Et Tamyan s'est montré très poli avec elle. Il nous avait amené des baies, des fruits des bois, de très belles fourrures, et même un tissu brodé vraiment magnifique, qu'on va garder pour le mariage de ma sœur. Il s'est montré très agréable, aimable, même.
Je regarde Haroun de côté, circonspecte. Tamyan, aimable avec les humains ? Il y a de quoi se méfier.
— Si tous les ældiens étaient comme lui, ajoute-t-il, il n'y aurait pas de guerre dans la galaxie.
Je ne peux pas m'empêcher de frissonner. Tamyan fait partie des pires ældiens, ai-je envie de lui dire. Mais si je lui dis ce qu'a fait Tamyan... il m'en voudra. Me jugera. Me trouvera lâche, ce que je suis en vérité.
Haroun dénoue son tablier. Il le roule en boule, le jette dans la corbeille, et vient se planter devant mon bureau.
— Tu sais Faith, je crois qu'il veut vraiment te faire plaisir... c'est pour toi qu'il a voulu apprendre à faire le couscous, il me l'a dit. Il voulait savoir quel était ton plat préféré. Tu es sûre que... il n'y a vraiment rien entre vous ?
« Entre nous ». Mon Dieu. S'il savait...
Du sexe. Du sexe très hard. Et du sang. Beaucoup de sang.
Je baisse le nez, hésitant à dire une partie de la vérité à Haroun. Édulcorée, bien sûr.
— Si c'était le cas... me verrais-tu différemment ?
— Non, répond Haroun en me regardant droit dans les yeux.
— Tu ne me trouverais pas... perverse ?
Le fait qu'il croise les bras n'augure rien de bon.
Oui. Tu me trouves perverse.
Mais Haroun défie mes pronostics.
— Je t'admirerais, au contraire, soupire-t-il. D'avoir été capable de pardonner après ce qui est arrivé, d'aller au-delà des préjugés. Ce Tamyan a l'air de tenir à toi. Tu sais qu'il connait parfaitement le Triple Livre Saint ? Il a même cité des poèmes de Rûmi... Maman a été conquise par lui. Elle a trouvé qu'il avait une très belle voix, et que tu avais de la chance d'être aimée par un homme aussi sensible et cultivé.
Sensible et cultivé... Tamyan Niśven, le « boucher de New Eden »... ! J'en rirai presque. Mais en réalité, c'est tout sauf drôle. Tamyan a roulé ces gens bons et droits, à sa façon vicieuse et sarcastique.
— Ce n'est pas un homme, justement, dis-je froidement. C'est un ældien, et...
— Et c'est le père de ton enfant. Qui a eu l'intelligence de te voir telle que tu étais, de te donner ta chance. Ce dont moi, j'ai été incapable. J'ai été lâche, Faith. Je m'en voudrais toute ma vie.
Cet aveu me fait monter les larmes aux yeux.
— Ce n'est pas de ta faute. Tu me croyais stérile, et nos lois...
— Cet ældien aussi te croyait stérile. Et il n'est pas de la même espèce que toi. Pourtant, il est tombé amoureux de toi. Il a appris à faire le couscous... et s'est installé ici, dans une société radicalement différente de la sienne, par amour pour toi. Il n'a pas hésité, il s'est jeté à l'eau. Moi, je suis resté au bord.
Haroun...
— Tamyan n'est pas amoureux de moi, tu sais, répliqué-je faiblement. C'est juste une obsession passagère, un jeu malsain, pour lui.
— Ce n'est pas l'impression qu'il m'a donnée. Il m'a dit qu'il t'aimait, et qu'avec votre fils, tu étais la seule personne qui comptait réellement pour lui. Il a aussi parlé de son frère, un certain Rijen, mais là, je n'ai pas bien compris ce qu'il voulait dire.
Rizhen. Tamyan a été jusqu'à parler de Rizhen à Haroun. Pourquoi a-t-il pris la peine de l'embarquer dans son mensonge ?
— Tamyan est manipulateur, comme tous les ældiens, dis-je amèrement. Il t'a dit tout ça pour que tu t'éloignes de moi, que tu... renonces à moi. Il te jalouse beaucoup. Il est exclusif et... très possessif.
Je m'en voudrais presque de dire ça. Mais en même temps, bizarrement, je ressens le besoin de le prononcer à voix haute. Et une chaleur bizarre, au fond du ventre, en me remémorant ce qu'il m'a encore susurré à l'oreille hier, juste avant de s'endormir.
Je ne possède rien de plus précieux que toi. Je perdrais à nouveau tous mes chasseurs, mes meilleurs vaisseaux, mes plus beaux esclaves, et tous les privilèges d'un prince d'Ymmaril juste pour t'avoir dans mes bras une seule nuit.
Pas une seule fois il n'a mentionné le mot « amour ». Ça n'existe pas, dans son monde. Pour lui, je suis une « possession », un « bien précieux » qu'il a « eu », « clamé », « capturé » et « revendiqué ».
Haroun me regarde d'un air presque triste.
— S'il n'avait aucun sentiment pour toi... il ne me jalouserait pas, Faith.
J'ai envie de le contredire, mais j'en suis incapable. Ma gorge est serrée à me faire mal.
Tamyan. L'enfoiré. Qu'est-ce qu'il est allé raconter tout ça à Haroun !
— Les Voies de Dieu sont impénétrables, conclut Haroun. Le destin t'a fait rencontrer cet homme au pire moment, comme une main tendue. Et, de façon un peu miraculeuse, tu as conçu un enfant, alors que c'était impossible. Un enfant unique. Je sais que tu le vis mal mais... tu devrais l'accepter, vraiment. Souviens-toi : seul Dieu sait. Tout ce que nous pouvons faire, c'est nous soumettre à Sa volonté.
Je serre les dents pour ne pas répliquer. « Seul Dieu sait... soumets-toi... » Ces phrases, ont me les avaient déjà sorties lorsque l'Assemblée des Anciens a validé l'annulation de notre mariage. Haroun était là aussi, il s'en souvient sûrement. « Dieu a d'autres plans pour toi, Faith. Toutes les femmes ne sont pas amenées à se réaliser de la même manière. » Ce jour-là, j'ai renié Dieu. S'Il existait vraiment, cela voudrait dire qu'Il m'a tout pris : mon foyer, ma sœur, et, oui, la chance de mener une vie de femme normale. Est-ce qu'Il me laisserait m'enfoncer dans la perdition avec un ange déchu, si vraiment Il avait des plans pour moi ? Est-ce qu'Il permettrait que le diable soit aussi beau, la tentation aussi irrésistible ?
Je suis sois une démone, sois une victime. Et je refuse les deux options.
— Je ne veux pas avoir l'air de te donner des conseils, Faith, ou de parler de ce que je sais pas. Mais tu sais à quoi votre histoire me fait penser ? À celle de Leyli et Majnoun. Comme le fou amoureux de l'histoire, finalement, tu préfères te complaire dans les affres de l'amour impossible que d'avoir vraiment celui que tu aimes devant ta porte... Tu devrais pardonner à Tamyan. Il n'est pas responsable de tous les crimes de tous les ældiens ! Essaie de le comprendre, de le connaître, de parler avec lui, et de l'accepter comme il est. Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour ton fils, au moins.
Leyli et Majnoun. Les deux amants maudits que tout sépare, à commencer par leur propre folie... J'ai longtemps cru que c'était Haroun et moi, Leyli et Majnoun. L'entendre de sa bouche, et pour qualifier le lien tordu que j'ai avec Tamyan, c'est...
— Ça, ça ressemblait à un conseil malvenu, soufflé-je, les joues en feu. C'est terminé, Haroun. Je ne veux plus parler de Tamyan avec toi. Tu ne sais rien de lui, de ce que j'ai vécu.
Il hausse les épaule et se tourne, le visage déjà fermé.
— Comme tu voudras. Je t'ai donné le fond de ma pensée.
« Pardonner » à Tamyan ? Impossible. Même s'il me consumait jusqu'au point de non-retour, dévorait mon âme et ne laissait de moi qu'une pauvre enveloppe vide. Même si ne pas l'aimer était une torture, un arrachement. Tamyan, en foutant ma vie en l'air, est le responsable direct de la mort de ma sœur. Et non content de m'avoir jeté sans sommation dans un véritable hachoir en m'arrachant tout ce qui m'était familier, ma vie et mes espoirs, il s'est également arrangé pour que je devienne dépendante de lui. Que je tombe amoureuse de mon bourreau, le désire plus que tout dans l'univers, et mette au monde son enfant. Comment pourrais-je jamais tirer un trait là-dessus ? Cela reviendrait à laisser ma sœur au néant, à l'abandonner une deuxième fois. Je n'ai pas été capable de la sauver, mais je peux porter sa mémoire. Je n'ai pas le droit d'être heureuse, d'être amoureuse, alors qu'elle est morte. Plus que la honte, le sentiment du péché, c'est la culpabilité qui m'empêche de pardonner. Mais ça, Haroun ne pourra jamais le comprendre. Sa sœur, à lui, est vivante. Alors, il peut me parler de Dieu, d'amour absolu, de pardon, de soumission et de toutes ces choses qui ne sont pas la vraie vie. Cela ne vaut rien. De la poussière.
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