Chp 1 - Rika : les enchantements de Lathé (7)
Le Don Juan tragique refit son apparition tard dans la soirée, vers la fin du film. À ce stade, je m'étais déjà à moitié endormie, et mes enfants gisaient éparpillés sur le canapé, comme des petits chatons tombés de sommeil sur place, là où ils se trouvaient. Lathelennil apparut dans mon dos, silencieux, prédateur. J'aperçus son reflet dans la vitre de la fenêtre en face de moi, alors qu'il longeait le canapé, ses longs doigts aux ongles taillés en pointe griffant le dossier avec un bruissement à la fois doux et déplaisant.
— La barmaid a demandé après toi, lui dis-je sévèrement sans me laisser impressionner par la menace du smilodon qui louvoyait dans mon dos. Elle a été embarquée par le personnel du navire après avoir tenté de m'agresser. Qu'est-ce que tu lui as fait, au juste ? Ne me dis pas que tu l'as rendue accro aux drogues de combat ! Même les légionnaires génétiquement modifiés pètent les plombs avec ces trucs.
Lathelennil passa devant le canapé, entrant dans mon champ de vision. Fait rare, ses longs cheveux étaient détachés. Sa chemise – une bizarrerie ældienne en matière moirée rouge gwidth, qui ressemblait au costume baroque d'un barde du moyen-âge pré-vectoriel – était ouverte sur son torse tatoué de symboles ésotériques, entre autres scarifications et marques diverses.
— J'ai l'ai juste baisée, répondit-il, le sourire large. Je ne gaspille pas mes mélanges spéciaux pour des esclaves adannath.
— Tu sors de chez ta nouvelle victime ? lui demandai-je, blasée. J'espère qu'elle ne va pas venir ici nous demander des comptes.
— Je ne ferais pas la même erreur deux fois, répondit-il avec un sourire complice. Ces serveuses ne sont pas intéressantes : elles ne méritent pas de connaître mon nom.
Je ravalai une remarque acide. Il était inutile de me lancer dans un énième duel avec lui : c'était ce qu'il attendait.
C'est là que je remarquai le petit garçon qui dormait contre son épaule, à moitié enfoui dans sa longue chevelure. Lathelennil le soutenait d'un seul bras, et le gosse était si petit que je l'avais manqué.
Le gamin.
— Lathelennil... demandai-je d'une voix blanche. Où as-tu eu cet enfant ?
Il a volé un gosse à cette femme, putain... voilà pourquoi elle a pété les plombs !
Le sourire du dorśari s'élargit.
— Oh, lui ? C'est ce que j'ai gagné pour avoir fait jouir cette adannath. Un petit perædhel.
— Un per... un quoi ? m'exclamai-je en me redressant.
— Un gosse semi-ældien. D'ascendance Niśven.
Je faillis m'étouffer de surprise.
Un autre gosse semi-ældien, ici, sur cette croisière ?
— Montre-le moi !
— Non. Tu vas le réveiller, et j'ai d'autres plans, ce soir. Tu le verras demain... si t'es sage.
Je tendis le cou pour tenter de l'apercevoir. Une boule de cheveux noirs, et une longue queue fine de la même couleur... c'était bien un bébé Niśven !
— Comment c'est possible ? m'étonnai-je.
Il y a donc d'autres couples mixtes dans l'Holos ! Et ils ont fait des enfants, comme nous !
Mais un Niśven ? Est-ce que c'était seulement possible de rester suffisamment longtemps avec un Niśven pour avoir un petit ? Et la mère, si on mettait de côté sa mauvaise gestion des émotions, avait l'air d'aller bien. Et qui était le Niśven qui l'avait mise enceinte ? Ça ne pouvait pas être Lathelennil... ni Uriel. Restaient ceux que je ne connaissais pas : Aeluin, Asdruvaal, Fornost-Aran...
Tamyan Niśven ?
Je revis en pensée le regard sombre du commandant de la flotte de Dorśa. Le plus beau de la brochette. N'importe quelle humaine aurait pu succomber, avec ou sans luith... mais lui ne m'avait pas paru être du genre à s'intéresser suffisamment à une humaine pour la mettre enceinte. Surtout en sachant l'importance que les Niśven accordaient à la « pureté de la lignée »...
— Je ne sais pas trop d'où il sort, m'avoua Lathé. Barb' m'a dit qu'une condamnée à mort l'avait donné à sa sœur juste avant qu'elle prenne son service sur ce navire... Une femme arrêtée par le SVGARD pour avoir fauté avec un ældien. C'est la raison pour laquelle je ne l'ai pas tuée la nuit dernière : elle a nourri ce gosse de ma parentèle et s'est occupée de lui. Mais quand elle s'est rendue compte un matin qu'il avait une queue et des oreilles pointues, elle a pris peur et a voulu s'en débarrasser. C'est comme ça que j'ai entamé la conversation avec elle : elle m'a demandé de quelle espèce j'étais, et si ce gosse n'en faisait pas partie. Je lui ai confirmé qu'on était de la même race, et elle m'a demandé si je le voulais... j'ai dit oui. Et voilà, maintenant, j'ai mon petit perædhel !
Lathelennil. Pour une fois, il avait bien agi.
— Qu'est-ce que tu vas faire de lui ?
Lathé était tout sauf le père idéal. Il fallait faire quelque chose pour aider ce pauvre gosse...
— Mmh... j'ai une petite idée sur son identité, et si je ne me trompe pas, il pourrait représenter une carte non négligeable dans mon jeu...
Bien sûr. Rien n'est gratuit, avec lui. C'était trop beau !
— Il faut que tu le rendes à ses parents, si tu sais qui ils sont !
— C'est moi qui en jugerai, répliqua-t-il froidement. En attendant, laisse-moi le coucher dans le panier de tes gosses. Si on le laisse dépérir, il va mourir.
— Oui, évidemment, m'empressai-je en attrapant le panier de Caël, qu'il n'utilisait plus trop.
Je suivis des yeux les gestes de Lathelennil, profitant de l'occasion pour regarder l'enfant.
— Il est vraiment jeune ! Pas plus de dix mois, je pense.
Et il était extraordinairement mignon. Je tendis la main pour caresser sa petite joue blanche, sous le regard attentif et scrutateur de Lathelennil.
— Il te plait ? Je pourrais t'en faire un comme ça, tu sais, ronronna-t-il de sa voix rocailleuse. Exactement pareil. Cheveux noirs, petite queue noire, oreilles très pointues, peau blanche. Les traits typiquement Niśven.
Et le caractère de merde, la névropathie qui va avec.
— Sans façon. Il est adorable, mais j'ai déjà trois gosses.
— T'en veux pas d'autres ?
— Pas trop, non. Les miens me demandent déjà toute mon énergie. Je veux bien adopter celui-là, par contre. Si on ne retrouve pas ses parents.
— Oh si, on va les retrouver. Mais j'attends un peu avant de prévenir qui de droit. Je vais peut-être pouvoir demander une rançon, une récompense. Il faut juste que j'attende le moment le plus intéressant... le moment où l'individu en question sera dans sa position de force la plus optimale, ce qui ne saurait tarder.
Il sait vraiment qui sont les parents, ce con. Les pauvres...
Franchement, je les plaignais.
— C'est possible d'essayer d'arrêter de calculer, juste cinq minutes ? soupirai-je, agacée. Et de faire une bonne action, entièrement gratuite, pour une fois ?
— Pourquoi faire ? Une action gratuite ne rapporte rien, grinça Lathelennil.
— Des points de karma, peut-être ?
— Le karma... grogna-t-il. Je sais pas ce que c'est, le karma.
— C'est ce qui va te tomber dessus si tu continues à être une enflure, lui appris-je.
Lathelennil soupira et s'assit dans le canapé, avant de regarder autour de lui.
— Si c'est le flacon de gwidth que tu cherches, il n'y en a pas ici, lui rappelai-je. C'est une suite de vacances familiales.
— J'en ai ramené de mon cair, dit-il en se levant. Attends.
Je le regardai filer dans sa chambre avec une certaine impatience. Moi aussi, je mourrais d'envie de boire du gwidth. Douce comme du jus de pomme, cette boisson rend facilement dépendant, et les ældiens la buvant comme de l'eau, je m'y étais accoutumée.
Lathelennil ramena un flacon cristallin et me servit dans une coupe de verre rouge, prise à bord de son cair de toute évidence. Puis il se servit et commença à boire.
— Tu es restée toute seule toute la soirée ? dit-il après la première gorgée. Ren n'est pas revenu ?
Je secouai la tête. Non. Il n'était pas revenu.
— Vous vous êtes disputés, c'est ça ? insista Lathelennil en tournant son visage vers moi, une expression d'intense satisfaction sur ses traits aigus.
Comme je ne répondais rien, il ajouta :
— Tu lui as parlé de ce que je t'ai dit hier, sur Śimrod.
— Oui, avouai-je.
— Et qu'est-ce qu'il a dit ?
— Il a confirmé la véracité de la rumeur, admis-je avec regret.
Lathelennil tourna à nouveau le regard vers la vitre, offrant cette fois son profil racé à la contemplation.
— Ne te fustige pas, dit-il alors. Je le savais déjà. Lorsqu'on a su que notre sœur avait touché le sable de l'arène, et que celui qui l'avait fait tomber était ce Śimrod... Au-delà du fait qu'il était un roturier, un simple mercenaire sans nom, l'humiliation fut d'autant plus dure à avaler qu'on connaissait les rumeurs à son sujet. Savoir que notre chère sœur allait porter sa progéniture bâtarde rendit notre aîné fou de rage, et plus encore, Uriel, qui projetait de faire d'elle sa femelle. Amarië avait un physique d'une grande noblesse, c'était une pure Niśven qui ressemblait à la fille de Naeheicnë en personne. Des cheveux noirs et lisses comme l'aile d'un corbeau d'Amarrigan, des yeux comme deux perles d'obsidienne, une peau blanche comme l'os. Une beauté, souillée par ce semi-orc... Pour ma sœur, la honte fut si totale que plus jamais elle n'osa se présenter devant nous, ses frères. Et elle se vautra dans l'absurde en devenant la marionnette d'Ardaxe, cet eunuque d'Urdaban complice de ton beau-père, encore un rejeton d'araignée khari sorti de nulle part, comme ce Śimrod.
— Je pense que tu refais un peu l'histoire, murmurai-je, les yeux fixés sur la fenêtre devant moi.
La baie vitrée me renvoyait l'image d'une petite humaine assise à côté d'une grande créature mince et blafarde, au visage étroit et pointu, dont les yeux noirs et sans âge brillaient comme deux flammes impies. C'est lorsqu'on les voit à côté d'un humain qu'on se rend compte à quel point les ældiens sont effrayants.
Sans remarquer mon trouble, Lathelennil se tourna vers moi.
— Non, persifla-t-il. Je connaissais ma sœur. Elle était fière et déterminée, Amarië. Jamais elle n'aurait accepté de se laisser dominer par un mâle, jamais... Elle avait même refusé Uriel ! Mais ce Śimrod, et cet Ardaxe... Ils étaient de mèche, tous les deux. Ils voulaient l'utiliser pour manigancer leurs plans impies. Mettre au monde le meilleur combattant que les 21 Royaumes n'aient jamais connu, afin que les khari, les descendants de Malenyr, puissent s'emparer du pouvoir... Ça a toujours été leur but. Ils ont réussi à convaincre Amarië de prêter sa force et se joindre à leur cause en lui mettant un petit dans le ventre... Jamais une mère n'abandonne son enfant, c'est bien connu !
Je me tournai vers lui.
— Tu crois que Ren savait tout ça ?
— Il le savait, oui. Ou en tout cas, il l'a découvert par ses propres moyens. Comment, quand, et ce qu'il en a pensé, cela je l'ignore. On ne peut pas présumer de ce que pense Silivren... Même les filidhean ignorent s'il est encore de leur côté, ou s'il est irrémédiablement devenu un agent de Shemehaz, perdu pour la cause. C'est le problème avec les Aonaranan. Nul ne peut présager du moment où ils vont basculer. Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures... Plus le candidat est discipliné, plus il dure longtemps, mais ce longtemps est somme toute très relatif.
Lathelennil avait sans doute raison. Après tout, il connaissait la mythologie et l'histoire de son peuple mieux que moi, à qui Ren n'avait jamais rien dit.
Je restai silencieuse un moment, le regard plongé dans ses abyssaux yeux noirs. Là, dans la pénombre, alors qu'il me fixait, je me fis pour la première fois la réflexion qu'il était beau. C'était un ange déchu, une étoile tombée du ciel et odieusement corrompue, à l'âme et aux corps nourris de maléfices. Mais sous ce masque de noirceur, sa nature profonde apparaissait, et c'était celle d'un être de lumière.
Comme tous les ældiens – d'après ce que j'avais compris – Lathelennil devait avoir un véritable don de télépathie, car à la seconde même où je réalisai qu'il était attirant, il se pencha en avant et me serra dans ses bras. Il y a quelques mois encore, j'aurais vécu cette étreinte malvenue comme une terrible agression. Mais ce ne fut pas le cas cette fois-ci. Lorsqu'il happa doucement la peau de mon épaule et glissa ses crocs dessus, je me laissais faire avec une complaisance qui m'étonna, captive.
— Ton mâle ne se vexera pas, ronronna Lathelennil à mon oreille, ses longs doigts caressant langoureusement mon cou. C'est normal que les femelles possèdent plusieurs soupirants, tu le sais ? Ma mère prenait plusieurs amants par nuit... Seules les esclaves ne sont la propriété que d'un seul mâle. Mais toi... Tu n'es pas une esclave, oh non. Tu es une femelle farouche !
Cette phrase me donna envie de me rebeller. Mais j'en fus incapable. J'étais complètement hypnotisée, passive. J'avais perdu toute velléité de rébellion. Lathelennil profita de mon état de sidération pour me coucher sur le canapé, et ses grandes mains passèrent sous mon débardeur. Ses griffes – de véritables couteaux – brossèrent mon ventre, laissant des marques rouges sur ma peau blanche.
— Tu es à moi, grogna-t-il avant d'attraper l'un de mes tétons entre ses lèvres, exactement comme l'avait fait Caëlurín plus tôt. Pour cette nuit, en tout cas.
Vaguement, je songeai à le repousser. Mais je n'étais plus sûre d'en avoir envie. Une sorte de chaleur, douce et rassurante, s'était formée dans mes reins. Je ne voulais plus que Lathelennil arrête.
— Les enfants, lui murmurai-je.
— Ils ne se réveilleront pas, me rassura Lathelennil. Les hënnil, ça dort comme un mort !
— Mais tu n'y connais rien en enfants, Lathelennil...
— Ça au moins, je le sais, susurra-t-il en achevant de me débarrasser de mes habits.
Sa griffe renforcée d'iridum passa sous ma culotte, et il l'enleva d'un petit coup de lame. Je me retrouvai nue devant lui, exposée, et incapable de bouger. J'étais prisonnière de son regard magnétique, de la magie maléfique de son odeur saturée de phéromones sexuelles.
— On dirait une jeune vierge, murmura-t-il. J'ai peine à croire que tu as déjà eu une portée. Cette petite fente... Je vais faire attention à ne pas te la déchirer. Toi par contre... n'aie pas peur de me briser.
Ces propos outranciers... le pire, c'est qu'ils finissaient par m'émoustiller.
— T'es vraiment un pervers, réussis-je à lui dire.
J'avais l'impression que mon corps, très lourd, s'enfonçait dans le canapé.
Cet enfoiré a dû droguer mon vin, je ne vois que ça.
Je réagis à peine lorsqu'il déplaça ma jambe pour m'examiner tranquillement. Je sentis bientôt l'extrémité froide de sa griffe sur mon intimité, et il enfonça doucement sa phalange dans mes replis, ce qui me tira un soupir étouffé. Alors, il me regarda et sourit, satisfait.
— Ne t'en fais pas, dit-il en caressant ma joue. Je ne te ferai pas mal, Rika. J'ai des sentiments pour toi. Mais ça aussi, tu le sais déjà, non ?
— Ren va te casser en deux, réussis-je à lui dire. C'est lui qui va te briser, Lathé.
— Mais il n'est pas là. Et tu as envie de moi.
— J'ai pas envie de toi. J'ai juste envie que tu arrêtes de me harceler.
— Alors pourquoi t'es trempée comme ça ? Et pourquoi ton odeur crie ton désir ?
Le luith. Le sien, et, probablement, celui de Ren. Je ne voyais que ça.
Lathelennil me sourit – d'une façon charmeuse, et plus du tout perverse – et se cala au fond du canapé, reprenant son verre. Après m'avoir chauffé, drogué avec une potion aphrodisiaque, il me laissait en plan, toute palpitante.
Si seulement Ren revenait... mais il était parti, parce que je l'avais rejeté comme une conne, une fois de plus.
— Acceptes-tu d'être ma petite poupée humaine, Rika ? susurra-t-il, le sourire minéral. D'apprendre ce que les tiens refusent et considèrent comme dangereux et dépravé ? De découvrir toute l'étendue du plaisir que je suis le seul à pouvoir t'offrir ?
— Non, grognai-je, mais ma main s'était déplacée vers lui.
Il ricana doucement quand elle trouva son poignet et que je le tirai à moi, comme possédée par un esprit malin. Et, que les dieux me pardonnent, je lui ouvris les bras sans protester.
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