Part 3 Chp 3 - Faith : Luvine Vega
Colonie pénitentiaire d'Astantor
Système d'Arkonna
La prison géante d'Astantor. Plus grosse qu'une planète, moins ronde aussi, avec ses tours qui s'étirent dans l'espace comme des bras monstrueux. Une énorme boule de fer munie d'épines : voilà à quoi ressemble le lieu, vu de la baie.
Gerald n'a pas l'air impressionné. Le visage inexpressif, il lance la procédure d'approche, lentement. La vision cauchemardesque grossit d'heure en heure, me flanquant la nausée. J'ai l'impression qu'on va se crasher dessus, s'empaler sur ces pics. Mais, vu de près, on s'aperçoit que ce sont des tourelles, avec des ponts, des portes, comme une simple station spatiale. Leur gigantisme anéantit cette impression d'arme acérée : c'est une plateforme artificielle comme une autre. Zrivian se dirige vers l'une de ces entrées, marquée par un énorme numéro, et s'engouffre dans la structure. L'astronef se place dans son compartiment avec un cliquetis tranquille.
Gerald lâche les manettes, et pose ses deux mains sur la console. Je me tourne vers lui.
— Reste derrière moi, préconise-t-il de sa voix grave. Et quoiqu'on te pose comme question, ne dis rien. On va se faire passer pour le maître et son apprentie. Tu es une novice du monastère, qui a fait vœu de silence.
Je hausse un sourcil.
— Vœu de silence ?
— Mon ordre prend effet maintenant, ordonne-t-il.
Au moins, c'est clair.
Je me tourne lorsqu'il enfile sa tenue sinistre de Grand Inquisiteur du SVGARD, redevenant l'image même de la terreur totalitaire d'une milice qui fait trembler toute la Voie. Gerald possède deux personnalités. Et c'est toujours au moment où je crois en avoir cerné une qu'il switche, comme maintenant.
Je rentre dans la mienne. Celle d'une fidèle fanatisée comme Yolen. Loyale, et silencieuse.
*
Sur le pont, nous sommes accueillis par un homme sanglé dans un uniforme républicain, un peu moins sévère que celui des agents du SVGARD. D'ailleurs, cet homme a l'air nerveux. Une goutte de sueur dégouline le long de sa tempe. Ce n'est pas un cyborg, mais quelqu'un comme moi, faiblement augmenté.
— Ah, Grand Inquisiteur Zrivian ! Que nous vaut l'honneur ?
Les mains croisées sur son uniforme noir comme l'espace, Gerald abaisse un regard froid sur son interlocuteur.
— Je dois parler à Luvine Vega.
— Luvine Vega ? La terroriste hérétique que vous avez arrêté il y a cinquante ans ?
— Elle-même. Est-elle encore en vie ?
— Oui... mais on a déchargé sa mémoire résiduelle, puis on l'a stockée aux oubliettes.
De profil, je vois un muscle de sa mâchoire tressaillir. Je connais suffisamment les réactions de Gerald Zrivian maintenant pour comprendre que cette nouvelle le perturbe.
— Je vois, finit-il par dire. Est-ce que je peux tout de même lui parler ?
— Oui, bien sûr. Si le SVGARD le demande... Je vais vous faire escorter jusqu'à la salle des téléchargements.
Je fronce les sourcils. Salle des téléchargements ?
Cependant, Gerald intervient.
— Ce ne sera pas la peine. Je sais où c'est.
— Bien sûr, Inquisiteur. Toutes les salles vous sont ouvertes.
Gerald ne répond pas, comme si c'était normal. Mais au moment de quitter la pièce, il s'arrête.
— J'emmène cette jeune novice pour qu'elle apprenne comment on fait un interrogatoire.
Le gardien, enfin, semble me remarquer. Il me scanne, et je reste de marbre. J'ai mon accréditation. Il doit sans doute s'étonner que je n'aie pas le crâne rasé... mais d'un autre côté, Gerald non plus.
Et on a tous les deux les cheveux blancs
La voix glaciale de Zrivian résonne, se répercutant sur les parois sombres.
— J'attends, lâche-t-il toujours sans se retourner.
Le gardien cesse enfin de m'observer.
— Ah, bien sûr... Excusez-moi. Voilà.
Il me tend une clé, que je dois enfiler autour de mon cou. Une accréditation provisoire.
*
Seule avec Gerald dans les couloirs, je peine à suivre son pas vif et ses longues enjambées alors que ses bottes résonnent sur la grille. Des coups sourds et métalliques, des gémissements et même des hurlements sortent de ces murs sinistres, comme si la structure de cette horrible prison était vivante. Il n'y a pas de gardes : la sécurité est déléguée à des systèmes automatisés hautement performants, qui ne font pas de quartier et ont pour unique raison d'être de désintégrer toute personne non habilité à franchir la succession de sas que nous traversons interminablement depuis tout à l'heure. Seule l'accréditation de Gerald nous en protège, en empêchant ces systèmes de s'activer.
Je me rapproche de lui, me place à sa hauteur. C'est à peine s'il m'accorde un regard. On peut dire qu'il joue bien son rôle.
À moins qu'il soit comme ça naturellement... qu'il ait été comme ça avant de te rencontrer, et de prendre ta cause à cœur.
— Gerald... ces « oubliettes » dont il a parlé... qu'est-ce que c'est ?
— Un niveau extrêmement sécurisé du Crypterium, répond-il en gardant les yeux droits devant lui. Une salle spéciale, isolée du reste, où on stocke la conscience d'un criminel. Cette procédure qu'ils ont pratiquée sur elle nous oblige à la télécharger dans un corps d'emprunt ou à nous connecter au Crypterium, pour l'interroger.
— Tu veux dire que cette Luvine Vega n'a plus de corps ? m'écrié-je, horrifiée.
Un sort affreux, que j'ai toujours redouté. Être stockée dans une réalité virtuelle après ma mort ne m'a jamais paru être un destin envieux, contrairement à ce que pensent beaucoup de gens. La véritable immortalité, ce n'est pas ça.
— Tu as vu juste, confirme Zrivian. Seul sa conscience subsiste, dans une cellule isolée du Réseau. Mais dans quel état, ça je me le demande... je ne sais pas si elle sera encore en assez bonne santé mentale pour nous parler.
— Quelle horreur, frissonné-je.
— C'est la dernière extrémité prise contre des criminels de cette envergure, professe Gerald d'une voix morne. Elle est responsable de la mort, dans des conditions atroces, d'une centaine d'enfants des bas-fonds de la colonie minière de Taros.
Taros. La colonie où il est né.
— C'est là où tu as grandi, n'est-ce pas ?
Le regard qu'il me jette pourrait sans doute refroidir l'un de ces ours polaires qui m'ont attaqué sur Night.
— Exact, finit-il par dire. Mais quand cette affaire a éclaté, la colonie n'avait plus rien à voir avec ce que j'ai connu. Elle a été massivement urbanisée, prise sous la gestion du pouvoir central. Seuls quelques enfants sans numéro de citoyen échappaient à leur contrôle... précisément, ceux dont la secte des Desséchés se servirent pour leurs expériences.
Des enfants comme lui l'a été. Sans famille pour les protéger, pour s'inquiéter de leur disparition. Des gosses qui n'ont manqué à personne... combien de ces gamins la République a broyé, depuis sa fondation ?
— Les Desséchés... ce sont ceux qui refusent la mainmise du SVGARD sur le Réseau, remarqué-je à voix haute.
J'ai toujours trouvé leur lutte légitime. Si l'immortalité et le paradis virtuel existaient, pourquoi en priver la majorité de la population ? Mais la République – et le SVGARD – pensent différemment.
— Affirmatif. Des exclus, des parias sans numéro, qui ne veulent pas passer par l'armée ou contribuer à la société pour en gagner un... et tentent de l'obtenir par des moyens illégaux. Mais il y a autre chose derrière leurs agissements. Une doctrine. Un truc plus mystique, religieux.
Je plisse les yeux. Pour le SVGARD, tous ceux qui n'adhèrent pas à leur foi, à leur dogme et à leurs règles sont des hérétiques. Y compris nous, à New Eden.
— Religieux ?
— Les Desséchés croient que l'univers est gouverné par un principe qu'ils appellent le Chaos. Un genre de dieu, une entité sentiente. Ils lui ont sacrifié ces enfants, qu'ils enlevaient dans les rues, les bas-fonds de la ville... et se servaient de leur mort comme offrande lors de rituels d'ouverture des portails, impliquant ces coordonnées que je t'ai demandé de chercher aux Archives du monastère.
Ces fameuses coordonnées. D'ailleurs, à ce propos...
— Gerald... pourquoi m'avoir demandé de les récupérer à ta place ?
Cette question me taraude depuis qu'on a quitté le monastère orbital.
— Je suis semi-ældien, répond-il en me jetant un regard en biais. La sécurité m'empêche d'utiliser ces coordonnées, ce serait trop dangereux. Contrairement à toi, je n'ai jamais pu voir ce fameux livre de mes propres yeux.
— Comment ça ? De quoi ont-ils peur ?
Gerald sourit.
— Je ne sais pas... d'invoquer le chaos, sûrement ?
Il s'arrête devant l'énorme porte blindée au bout du couloir. Elle nous barre la route.
— On y est, annonce-t-il en posant la main sur le verrou du sas. Allons parler avec Luvine Vega. Personne ne s'y connait mieux qu'elle, en chaos.
*
La cellule de la criminelle appelée Luvine Vega n'est qu'une immense salle vide. Je lève la tête et regarde autour de moi, me demandant si elle est ici, dans une autre réalité, si elle a un moyen de nous voir. Gerald, lui, tire une vieille table branlante qui se trouvait dans un coin, deux chaises rouillées, et surtout, un câble de connexion. Nous sommes donc dans un terminal.
Il me tend le câble.
— Branche-le sur ton port. La connexion est safe. Je serais avec toi, de toute façon.
Je baisse le regard sur le câble, méfiante.
— On est obligé d'y aller nous-mêmes ?
— Oui. C'est trop dangereux de télécharger Luvine sur un terminal, même un espace sécurisé. C'était une plongeuse de génie.
Un hacker... Évidemment.
Je prends le câble et le branche sur mon port terminal. Pas la dernière technologie, mais il fait le job.
L'autre côté apparait comme une grande pièce noire, quasi-identique à celle où nous sommes entrés. Le peu de lumière est renvoyé par une unique fenêtre, qui ressemble plus à une meurtrière qu'autre chose. Mais j'aperçois la lune reconstituée du Crypterium, pleine et argentée, par cette ouverture. Ses rayons tombent sur une femme au crâne rasé, assise sur une chaise juste devant. Elle semble chétive, insignifiante. C'est donc ça, la terrible hérétique pour qui le SVGARD prend tant de précautions ?
Je sens un déplacement d'air à ma droite. Gerald apparaît, immense et quelque peu effrayant, dans son uniforme de Grand Inquisiteur. Son visage est caché par un capuchon, et j'aperçois la pointe de ses cheveux blancs en dessous, sa bouche, sévère et immobile, et le trigramme du SVGARD gravé sur son front. Ses yeux luisent comme deux feux impies. C'est donc ça, la persona qu'il adopte de l'autre côté...
— Luvine Vega, annonce-t-il, sa voix apparaissant comme métallique et démultipliée. Tu as été condamnée à la perpétuité. Mais nous sommes venus te parler, et, peut-être, te proposer un allégement de peine.
Au début, la terroriste ne répond pas. Puis j'entends sa voix à elle, rouillée et discordante comme un instrument mal accordé. Sa bouche ne remue pas.
— Qu'est-ce que vous voulez ?
— Ouvrir un portail.
— Un portail vers où ?
— L'un des mondes que tu as toujours rêvé d'atteindre, sans jamais y arriver. Celui que votre ordre visait à l'origine. Je ne parle pas de cette pâle copie qu'est le Crypterium. Mais du véritable monde, l'autre monde.
Cette fois, Luvine relève la tête. En apercevant ses yeux ronds et noirs, j'ai du mal à me figurer qu'elle est une dangereuse terroriste, redoutée même du SVGARD. Elle ressemble à une gamine innocente, un peu famélique et blasée.
— Le monde derrière le voile ? Les Vingt-et-uns Royaumes ?
— L'un d'eux.
Luvine se renfrogne.
— Personne ne peut y aller sans passer par les couloirs sombres du vide inter-dimensionnel. Vous ne voulez pas aller là-bas. Tout n'est que souffrance et destruction, là-bas.
— Nous savons précisément où nous voulons nous rendre, s'empresse d'argumenter Gerald. J'ai des coordonnées. Très précises. Tout ce qui nous manque, c'est un opérateur. Or, tu es passée maître pour ouvrir des portails dans les endroits les plus improbables, Luvine Vega.
— Cela nous a pris des années pour réussir à construire un portail artificiel, grogne-t-elle, et vous l'avez détruit ! Il avait fallu tous les efforts de notre ordre pour ça, d'immenses sacrifices... dont celui de ces enfants pour lesquels on m'a enfermée ici, qui sont donc morts pour rien. Je ne pourrais pas le refaire. Pas seule. Et vous avez condamné tous les autres experts à mort.
Gerald esquisse un sourire.
— Effectivement. Mais si on t'a gardé toi, c'est pour une bonne raison. Qui trouve sa justification aujourd'hui même. Je connais un portail, très ancien, qui a été désactivé. J'ose imaginer que ce ne serait pas au-delà de tes compétences de le réparer.
Les yeux de Luvine se mettent à briller d'une lueur spectrale. Zrivian l'a accrochée.
— Toi, l'Inquisiteur... tu sais ce qui va vous arriver, dans l'autre dimension, n'est-ce pas ?
Gerald ne répond pas.
— Vous allez revenir changé. C'est ce qui nous arrive à tous. Toi, le SVGARD, la République, vous pensez que vous pouvez tout contrôler... mais les forces du chaos sont, par nature, imprévisibles.
— Le SVGARD n'est pas la République, Luvine. Nous possédons un savoir et une technologie qui nous permet ce contrôle absolu.
Luvine éclate de rire. Un rire métallique, cruel, énorme, qui résonne comme une déflagration dans cet espace étrange et confiné. Instinctivement, je me recroqueville, et pose la main sur mon ventre.
— Le métal contre la chair, c'est ça ? On a déjà essayé. Mais au final... il n'y a qu'une seule chose qui prévaut. La vie au stade animal, le plus primaire. Moi dont le corps possédait les meilleures technologies, à l'époque où on m'a arrêté, finalement, il n'y a qu'une seule chose que je regrette : sentir le souffle de l'air sur ma peau, la caresse d'un brin d'herbe. Le vrai vent, la vraie herbe. Comme cette fille-là, que tu as amené avec toi... ou comme toi, qui n'a jamais renoncé à ton corps.
— Si je possède encore un corps organique, c'est par ordre des autorités supérieures, répond Gerald placidement. Pas par plaisir personnel. Et si tu choisis de coopérer, ta conscience sera téléchargée dans un corps de bonne facture, muni de capteurs sensoriels. Je ne peux pas te garantir que tu y resteras longtemps, mais cela te fera au moins une récréation. Et n'es-tu pas curieuse de voir la Neuvième Cour d'Ombre, les plaines de pavots bleus et odorants, les volutes d'encens ? Le fleuve noir, les roseaux pâles, les remparts, les palais, la tour de glace d'Ymmaril ?
Dans ma tête, je complète la description.
Et les ylfes aux cheveux longs et noirs comme une vague d'encre, le regard de foudre, les murmures graves et mélancoliques de leurs princes. Plus hypnotiques encore que tous les encens, et toutes les fleurs de pavot de l'univers.
Luvine se penche en avant.
— Dorśa ? C'est votre destination ?
Gerald hoche la tête.
— C'est là qu'on va. Si tu viens avec nous... tu la verras.
Sur le visage amaigri de l'hérétique se dessine un sourire hanté.
— Fais-moi sortir de là, Inquisiteur, grince-t-elle de sa voix rauque.
*
Il n'a suffi que d'un mot de Gerald pour que la prisonnière la plus gardée d'Astantor soit libérée. Pour le moment, toute la personnalité désincarnée de Luvine Vega, la célèbre hackeuse qui avait tant fait trembler la République, est contenue dans une minuscule clé de mémoire portée autour du cou de l'agent Zrivian. Il faut encore aller lui acheter un corps, ce qu'il avait prévu de faire à notre prochaine escale, à New Arkonna. La dernière, avant les ruines de l'ancien portail.
— Luvine... je l'imaginais plus impressionnante, confiai-je à Gerald en le suivant dans l'astronef.
Gerald verrouille la porte. Puis il se tourne vers moi :
— Il ne faut pas se fier aux apparences, répondit-il avec un sourire, le premier depuis que nous avons atterri ici.
La porte est fermée. Plus personne ne peut l'empêcher de se comporter en être humain. D'un geste coulé, il dézippe son uniforme, et le balance sur un caisson.
— Prends les commandes, me lance-t-il, désinvolte, en libérant sa spectaculaire chevelure blonde du carcan lisse dans laquelle il l'avait enfermée. J'ai une communication à faire. Le plan de vol est pré-enregistré. On sera à destination dans moins de quarante-huit heures, sans utiliser les vecteurs.
Je le suis des yeux alors qu'il saute d'un pas léger sur l'escalier menant au pont inférieur. La posture raide, autoritaire de l'Inquisiteur a été jetée sur le caisson avec le manteau noir, laissant place au semi-ældien gracieux et charmeur que j'ai appris à apprécier.
Ne pas se fier aux apparences... en réalité, cette remarque vaut aussi pour lui.
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