Part 3 Chp 2 - Rika : banquet de victoire
Ce fut une grande journée pour tout le monde. J'avais donné naissance à ma première portée. Quant à Angraema, elle avait tué son premier ennemi, fait sa première configuration, et même appris à pleurer, ce qui était une première, pour une ældienne ! Enfin, son père avait accepté de la prendre comme apprentie. Pendant le banquet de victoire qui fêta ces réjouissances, le soir suivant, elle arborait fièrement les deux entailles fraîches et bien cautérisées qui ornaient ses joues rondes, preuves indiscutables de son nouveau statut.
— Non, ça ne fait pas mal, pérora-t-elle en réponse à la question d'une de ses sœurs. Moins que l'étranglement d'un orcanide, en tout cas !
— Sauf que tu vas faire peur à tous les mâles, maintenant, l'asticota Ardamirë. Est-ce que tu vas vraiment devoir te raser la moitié du crâne comme un apprenti sidhe ?
Círdan, assis non loin, releva le visage de son assiette à cette évocation, regardant la jeune ældienne d'un air préoccupé.
— Évidemment, répondit Angraema en fourrant un morceau de viande dans sa bouche. Ces porcs d'orcanides y réfléchiront à deux fois avant de me menacer de leur affreux dun-dun !
Angraema, qui raconta son combat contre Brack'thal en long et en large ce soir-là, me vola clairement la vedette. Seule Tanit eut l'air de s'intéresser à mon accouchement, que, du reste, je n'avais pas trop envie de raconter. Dea m'avait rafistolée et donné une bonne dose d'antalgiques dès mon arrivée sur le pont, mais j'étais encore un peu souffreteuse, et rester assise ne me faisait pas du bien.
— Comment allez-vous appeler les petits ? me demanda-t-elle.
— Ninim, Celin et Caëlurín, croassai-je, la diction rendue hasardeuse par la dose de cheval que m'avait administrée Dea.
— Oh ! C'est vraiment très joli, me congratula Tanit.
Une procession d'eyslyns vinrent alors apporter un plateau argenté, que Ren saisit et posa sur la table.
— Qu'est-ce que c'est ? demandai-je en regardant l'espèce de carpaccio rouge et violet parsemé de fleurs que Ren s'apprêtait à consommer.
— Ton placenta, me répondit-il. Tu en veux ?
Par réflexe, je me mis la main sur la bouche. Vomir aurait été du plus mauvais goût à ce banquet. Ren se rendit compte de ma réaction, et il posa rapidement son assiette sur le plat, avant de me regarder, étonné.
— Vous ne consommez pas le shynawil de la portée après une naissance ?
Je secouai la tête en signe de négation. Le shynawil de la portée ! C'est ainsi que les ældiens appelaient ça !
— Mais alors, qui le mange ? Le bébé ?
— On le jette, répondis-je rapidement.
Ren écarquilla les yeux.
— Vous le jetez ? Quel gaspillage ! C'est plein de nutriments. Et puis, c'est prestigieux. Seuls les parents ont le droit de le manger, et c'est l'une des rares reconnaissances que l'on accorde au père, sur Ælda. Après une naissance, la mère fait envoyer au père une partie du ou des placentas : c'est comme ça qu'un mâle sait combien de portées il a engendré, et combien il y avait de petits dans la portée.
— Mange-le, alors, fis-je d'une voix que je voulais raffermie. Je ne veux pas te priver de ce privilège rare, Ren.
Ren continua de me regarder, un petit sourire contrarié sur les lèvres.
Mana, qui dînait avec nous, vint se placer entre Ren et moi, toutes dents dehors.
— Fais un effort, Rika, dit-elle en découvrant le plat. Tu es des nôtres, maintenant. Tu dois te faire à nos coutumes. Manger du placenta donne une belle peau !
Elle découpa un morceau de cette viande saignante et veineuse et le mit d'office dans mon assiette. Je vis qu'elle en avait chipé un bout au passage.
— Il est délicieux ! commenta-t-elle. Et très bien cuisiné.
Ren acquiesça.
— Tanit.
Je fis la grimace. C'était donc elle qui avait préparé mon placenta... mais qui le lui avait donné ?
Ren commença à manger en tentant de conserver un air égal, mais je me rendais bien compte qu'il se régalait plus que d'habitude. Alors que je l'observais, songeant aux fantasmes cannibales sous-jacents que je lui prêtais depuis les débuts de notre relation, il me jeta un regard rapide, du coin de l'œil, avant de revenir sur son plat.
Je me tournai vers le mien. À côté de moi, Angraema faisait les gros yeux.
— T'en veux ? lui proposai-je discrètement.
Elle secoua la tête en signe de négation, rapidement. Pour une fois, elle ne louchait pas avec envie sur mon plat.
Quand faut se lancer... Je pris une grande gorgée de gwidth, et avalai mon bout de placenta d'un seul coup, sous les applaudissements de Mana.
— C'est bien, fit-elle en se saisissant de son verre, qu'elle leva bien haut, faisant taire tout le monde.
— Je voudrais féliciter la femelle de mon frère pour la naissance de sa première portée. Deux mâles et une femelle, dont un superbe sil-illythirii, la robe ædhel la plus belle qui existe. De futurs guerriers, venus au monde pendant une bataille ! Elle a donné naissance sur mon vaisseau, toute seule, au milieu du feu et du sang ! Mais surtout, je voudrais la remercier pour s'être portée généreusement à mon secours, et en secondant ma fille Angraema avec un courage digne d'un sidhe. Si quelqu'un mérite d'être ædhel ici, c'est bien elle ! Je prie Amarriggan pour qu'elle connaisse cet honneur dans sa prochaine vie, bien qu'à mon avis, une telle réincarnation soit impossible.
Merci, Mana, de me rappeler que je ne suis pas comme vous, et ne le serais jamais. Et de me rappeler au passage la durée de vie limitée dont je bénéficie.
Après m'avoir octroyé un vicieux sourire, ma belle-soeur vida son verre, imitée par tout le monde. Émue par ce discours en ma faveur de ma pire ennemie, j'en aurais presque pleuré. Cependant, je n'oubliais pas que Mana avait tenté de me tuer sur Æriban, et qu'elle m'avait vendue à Arawn. Ces souvenirs me permirent de garder la tête froide, en dépit du sourire débordant de fierté que m'octroya Ren. Ce dernier était comme un coq en pâte : sa fille avait eu son heure de gloire, sa femme lui avait donné trois petits, et sa sœur semblait enfin reconnaître son choix matrimonial. En outre, il avait eu droit au placenta de la mère de ses petits. Le prestige était total.
Après le repas, Tanit sortit sa harpe monumentale et nous gratifia de ses chants angéliques. Sa voix était d'une beauté enchanteresse, envoûtant tout l'équipage. En bonne professionnelle, elle ne s'attarda pas sur les chants tragiques des guerres du passé et passa très vite à des airs entrainants et rythmés. Ce joli fond sonore contribua à mettre une bonne ambiance, puis, au bout d'un moment, je passai des sauvegardes audio de musique humaine pour lui permettre de se reposer. Aussitôt, elle vint à côté de Ren pour lui parler du chant époque qu'elle comptait composer pour rendre compte de la bataille.
— Méfie-toi d'elle, ne put s'empêcher de me glisser Mana en me frôlant, mais je n'en tins pas compte.
Angraema avait bu trop de gwidth, et, sans crier gare, elle avait attrapé Círdan par le col de sa tunique et l'avait embrassé passionnément, sous les quolibets et les huées de ses sœurs.
— Alors ? C'est pour ce soir ? la chahuta Eren en faisant mine de tirer la queue du candidat.
— On verra, répondit Angraema, triomphante, en prenant la main d'un Círdan aux oreilles écarlates.
Et dire que je n'avais rien vu venir...
Au moment du coucher, je confiai ma joie pour Angraema à Ren, tout occupé à papouiller ses nouveaux petits. On les avait mis dans le panier que j'avais fabriqué avec l'aide de Tanit, tous ensembles. La barde m'avait bien fait comprendre que le bonheur de l'enfance, pour les ældiens, était de naître dans une portée nombreuse et douillette, même si les frères et sœurs devenaient souvent des rivaux par la suite.
— Tu dois être fier de Pas Douée, dis-je à Ren. Elle est presque devenue une adulte. Et ce soir, elle va sûrement avoir sa première nuit d'amour avec Círdan.
Ren se rembrunit.
— J'espère que cela se concrétisera vite, mais d'un autre côté, je m'attends à ce que cette histoire pose des problèmes avec ses sœurs. Elles vont vouloir obtenir leur part elles aussi, et je doute que le prince soit d'accord. Il a l'air mou comme ça, mais c'est un fils de haut roi : il sait parfaitement ce qui est acceptable ou non.
Je me redressai et regardai Ren, surprise.
— Tu crois qu'Eren et Arda oseront voler l'amoureux de leur sœur ?
— Chez nous, ça ne s'appelle pas voler, mais prendre ses droits, dit Ren sombrement. Les mâles sont censés appartenir à toutes les femelles qui en font la demande, surtout les jeunes. Même Mana pourra s'y mettre, quand Círdan aura perdu sa queue. Et il n'aura aucun moyen de dire non sans insulter gravement celles qu'il aura refusées. Je connais des vendettas qui ont duré des générations à cause d'histoires de ce genre.
Je gardai le silence.
— Il vaudrait mieux qu'Angraema attende, alors, finis-je par dire.
Ren se retourna dans le lit, posant les petits endormis entre nous.
— Je ne sais pas. Si elle attend trop, ça risque d'énerver et d'exciter ses sœurs. Et, à terme, de provoquer des disputes.
Ren coucha délicatement les petits dans leur panier, me laissant réfléchir à tout ce qu'il venait de me dire. Je me tournai vers lui, observant l'air mélancolique qu'il affichait en regardant nos enfants dormir.
— Eux, au moins, ne connaîtront pas ça, dis-je en suivant du doigt la ligne qui courrait de leur nuque à leur queue. Mais est-ce qu'ils trouveront leur place, dans cet univers ?
Ren posa une main rassurante sur la mienne.
— J'en suis sûr.
— Je regrette que mes parents ne soient pas là. J'aurais aimé qu'ils te connaissent et voient nos petits.
C'était la première fois que je le disais. Mais pendant le banquet de victoire, en voyant tous ces ældiens – tous liés par le sang, à l'exception de Tanit et Círdan – si heureux ensemble, j'avais éprouvé plus que de coutume l'absence de ma famille. J'étais la seule humaine, ici. Et de ma famille, il ne restait plus personne.
— J'aurais aimé rencontrer tes parents, aussi, admit-il. Est-ce que tu penses qu'ils auraient apprécié notre union ?
Je souris en me remémorant la bizarrerie des goûts et des idées de mon père.
— Avant de perdre la tête, mon père était un ingénieur aux vues idéalistes, qui fut parmi les premiers à militer pour la reconnaissance des robots techniques et des exo comme sapiens. Je suis sûre que tu te serais très bien entendu avec lui. Quant à ma mère, dans mon souvenir, elle était douce et gentille comme Dea. J'ai peu de souvenirs de mes deux frères, mais je me rappelle que je les adorais, et que j'étais très admirative d'eux. Donc, oui, je pense que ma famille t'aurait accepté, Ren, et qu'ils auraient trouvé nos enfants très mignons.
Pour toute réponse, Ren me serra contre sa poitrine. J'imagine qu'il ne pouvait pas me renvoyer la balle : ses parents m'auraient sans doute considérée comme une vile esclave.
— Ma famille me manque, Ren, ne pus-je m'empêcher de lui dire, calée contre son cœur.
— Je sais, murmura-t-il en posant un baiser sur ma nuque. Mais maintenant, c'est nous, ta famille. Moi, nos enfants, Elbereth, Dea, Dio le chien et aussi Angraema, Erenwë, Ardamirë. Et Mana, aussi. Elle t'apprécie, tu sais. Elle me l'a dit.
— Première nouvelle... Difficile de deviner, avec ses paroles au vitriol !
Mais j'avais du mal à cacher mon sourire. Si Mana m'appréciait... alors, je n'avais pas de problèmes, finalement.
— C'est son caractère. Elle est cynique et désabusée, avec un sens de l'humour bizarre et direct, comme notre père.
Śimrod... ce père qu'il n'avait jamais vraiment connu, à l'histoire tragique.
— Peut-être qu'on le retrouvera, parmi ces ældiens revenus dans la Voie, entendis-je Ren murmurer. Après tout, il était parti pour Tyrn-an-nnagh, comme nous... et il se peut qu'il ne l'ait jamais trouvée.
La joue collée contre le torse de Ren, j'ouvris de grands yeux terrifiés. Heureusement, Ren ne pouvait pas me voir.
Je lui frottai la hanche d'une caresse réconfortante. Pour moi, il était sûr et certain que Śimrod Surinthiel était mort de muil ou dans quelque bataille suicidaire où il s'était engagé pour mettre fin à ses jours : malgré le souhait de Ren et l'aura certes fascinante de ce personnage, ce n'était sans doute pas un mal.
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