Part 3 Chp 11 - Rika : le maître d'armes
Quelque part dans la bordure du Bras d'Orion
La jeune fille dévorait les victuailles devant elle avec appétit. Depuis quand n'avait-elle pas mangé ? Six jours, deux mois, une année ? Tout l'équipage – ou presque – avait été rassemblé autour de la table, la fixant en silence. J'échangeai avec Ren un regard nerveux. Qui était cette fille ?
— Tu es sûre que tu ne te souviens plus de rien ? lui demandai-je encore une fois.
Elle secoua la tête.
— Non, désolée. Tout ce dont je me rappelle, c'est... une attaque. Beaucoup de bruit, de la fumée... des cris. Ensuite, plus rien.
Elle avait une façon de s'exprimer bizarre, que je comprends à peine. Ce n'était pas du Commun. Elle ne portait aucune augmentation cybernétique, aucune marque, si ce n'est cette horrible scarification imprimée au fer rouge sur sa nuque. Le glyphe de Dorśa, indiquant qu'elle a été leur esclave. C'était tout ce qu'on savait.
Étrangement, Ren comprenait mieux le langage de la nouvelle que moi. C'était lui qui posait la plupart des questions.
— T'ont-ils donné un nom ?
La fille ne se rappelait plus du sien.
— Non, répondit-elle en secouant sa flamboyante chevelure rousse. Je ne sais même pas de qui vous parlez.
De nouveau, Ren me lança un petit regard. La jeune inconnue commençait à piquer du nez.
— Raema, tu peux l'amener dans ta chambre ? Je crois qu'elle a besoin de se reposer.
Pas Douée, qui jusqu'ici fixait la nouvelle passagère sans discontinuer, sembla émerger de sa transe.
— Tout de suite ! Tu viens ?
La fille suivit docilement. Elle n'avait pas l'air d'avoir peur d'Angraema.
— Je peux te prêter mon lit, si tu veux. J'ai deux chambres, une ici, et une sur le cair de ma mère... de toute façon, je m'entraine pour devenir sidhe. J'ai pas le temps de dormir ! Et à partir de ce soir, j'entre en retraite au temple pour un mois.
La voix grave de Pas Douée disparut dans les couloirs.
— La pauvre. J'espère que ta fille ne va pas trop l'embêter...
Ren baissa les yeux sur sa coupe de gwidth. Nous étions désormais tout seuls à table. Les ældiens, que ce soit Mana et ses filles, le jeune prince ou même Tanit, semblaient éprouver peu d'intérêt pour cette nouvelle passagère. Quant à Dea, autrefois si humaine, elle ne quittait plus la salle des commandes, s'immergeant dans une communion d'un niveau inatteignable pour nous, simples êtres animaux, avec Elbereth, l'entité consciente du vaisseau.
— Cette humaine est sous l'effet d'un puissant dwol. Peut-être même un geis... Il faudrait voir avec Mana. Elle pourra sans doute faire quelque chose.
Mana. J'ignorais si mettre cette malheureuse jeune fille entre ses griffes constituait une bonne idée.
— Elle a peut-être tout simplement subi le contrecoup d'un sommeil cryo trop long. C'est l'un des effets de ces vieilles machines. C'est pour ça qu'on ne les utilise plus...
— On ne l'a pas trouvée dans un caisson cryo, me fit remarquer judicieusement Ren, mais dans une caisse de transport dorśari.
Les dorśari. Encore eux.
— Ren, peux-tu m'en dire plus sur cette faction ældienne ?
Il coula un regard circonspect dans ma direction.
— Ce n'est pas une « faction », mais presque une espèce différente.
— Une espèce différente ? répétai-je en plissant les yeux. Comment ça ?
— Regarde la différence entre Tanit, Eren et Angraema. Elles ne se ressemblent pas du tout. Tanit, avec sa peau claire et ses cheveux flamboyants, fait partie de ceux qu'on appelle les « Lumineux », ou « sorśari », du mot sorśa, qui signifie la lumière. Eren a la peau noire et les cheveux couleur de soie des khari, et Angraema, la peau pâle et la chevelure obsidienne des Niśven du royaume de Dorśa, « l'ombre ». Kharë comme Dorśa font partie de ce qu'on appelait les « Cours Sombres », abrégées en « dorśari » puisque c'était le Haut Roi de Dorśa qui les dominait.
— D'accord, répondis-je en hochant la tête, j'avais compris. Mais pourquoi dis-tu qu'il s'agit d'une espèce différente ?
— Dorśa, la Haute Cour d'Ombre, a été fondée lorsque les nôtres ont voulu unifier les différents clans ældiens, qui avaient dès le départ des caractéristiques physiques différentes : certains étaient nocturnes, d'autres plutôt diurnes, appréciant la chaleur, ou le froid extrême. Les clans réunis sous l'appellation « Lumière » ont voulu s'arroger le pouvoir suprême et la planète Ælda, ce que le chef du clan Niśven a refusé. Il disait – à juste titre – que les siens voulaient rester indépendants, et qu'ils avaient des besoins différents des autres. Une guerre s'en est ensuivie, aboutissant à un statu quo et un partage des territoires : les Lumineux, plus nombreux, ont obtenu les meilleurs, ne laissant que des terres arides et froides aux Niśven et leurs alliés, qui s'y sont adaptés. Dans les millénaires qui ont suivi, d'autres clans ont fait scission, et sont venus rejoindre l'ensemble qu'on a appelé « dorśari », les Sombres, pour les distinguer des Lumineux. La Cour souterraine de Kharë, par exemple, et celle d'Hiver, dont se réclame Mana, sont des royaumes d'Ombre. Kharë a été fondée par la fille de Malenyr, un mâle injustement exécuté par la reine Tintannya d'Ælda. Il y a aussi Urdaban, fondée par Uhran Niśven lorsqu'il s'est rebellé contre son cousin Fornost-Aran, puis plus tard annexée par ce dernier.
— Tous les royaumes qui faisaient partie de l'empire ældien ont donc été fondées par des rebelles séparatistes... observai-je, pensive.
— Ceux d'Ombre, oui. C'est pour ça que je te parle de différence. Au fil du temps, dorśari s'est mis à désigner tous les ædhil ambitieux qui recherchaient la gloire par les armes et le pouvoir, alors que Sorśa regroupait les autres, ceux qui voulaient vivre dans la paix, le luxe et l'opulence. Notre espèce est tiraillée entre ces deux pôles et ceux de Sorśa pensaient que les instincts primaires des ædhil devaient être étroitement contrôlés. Pour les dorśari, c'était le contraire : refusant toute autorité, ils préféraient le désordre et le mouvement, ce qui rendait leurs royaumes très instables et dangereux. Les dorśari se sont adaptés à ce chaos constant. Ils s'y complaisent, mais les conflits incessants les ont empêché d'accéder au même niveau d'opulence et de confort que les sorśari. C'est pour ça qu'ils avaient besoin de plus d'aslith, qui avaient un destin bien moins enviable chez eux que sur Ælda.
— Et maintenant, ces ædhil chaotiques livrés à leurs instincts primaires attaquent l'humanité...
— Il semblerait. Mais il faudra tirer tout cela au clair avec l'Amirale quand on la verra. Je n'ai pas envie d'entrer en guerre contre ce qui reste de mes frères de race sans connaître tous les tenants et les aboutissants.
Je baissai la tête. Ren lui-même, avant de retourner sa veste par amour pour moi, avait voulu anéantir les humains. D'un point de vue ældien, nous étions les envahisseurs, comme des fourmis ayant pris trop de place pendant le sommeil du maître de maison. Mais d'un autre côté... réduire des populations entière en esclavage était mal. Ren était également d'accord avec ça.
— Il y a autre chose que Varma devra prendre en compte, ajouta-t-il avant de se lever. Dorśa semble être l'une des seules Cours ældiennes ayant survécu à la Grande Extinction – probablement grâce à leur recours massif à la reproduction avec des esclaves humains, ce qui était formellement prohibé par nos lois. Mais à mon époque, à l'apex de la puissance d'Ælda, leurs armées étaient craintes comme Arawn lui-même. Fornost-Aran, fortement diminué par la tentative de putsch d'Uhran, se contentait de rester dans sa tour, trop occupé à déjouer les complots de ses frères et cousins. Une guerre frontale avec leurs forces unifiées serait dévastatrice. Pour les tiens comme pour les miens. Je vais tout faire pour qu'on n'en arrive pas là.
*
J'allais retrouver l'inconnue dans la chambre de Pas Douée. La cabine de la jeune ældienne était à son image : bordélique, avec des objets entassés partout, des livres de son père – pour la plupart, des fictions racontant des récits de bataille ou des traités de stratégie humains – empilés çà et là. Mais elle avait pris le soin de faire son lit, et, attentionnée, avait même posé un petit savon parfumé et une serviette pliée sur sa table de nuit.
— J'ai parlé un peu avec elle, m'informa Pas Douée devant sa porte. Je trouve ça triste qu'elle n'ait pas de nom... On ne peut pas lui en donner un ? Je refuse de l'appeler « la fille », comme si elle n'était personne. Après tout ce qu'elle a vécu... t'en penses quoi ?
— Bonne idée, acquiesçai-je. On va lui demander.
Pas Douée agita sa queue fine.
— Super. Bon, je retourne m'entrainer. Papa m'a dit qu'il allait me faire affronter une simulation de Śimrod, aujourd'hui...
Je haussai un sourcil.
— Śimrod ? Son père ?
— Ouais. Parait-il que c'était un combattant monstrueux... le temple d'Æriban gardait une référence de lui pour former les jeunes recrues. Atta dit que je suis prête !
— Génial, Pas Douée, dis-je sans grande conviction. Ton pull est à l'envers, au fait.
C'était moi qui le lui avais tricoté. Pas Douée, contrairement à ses sœurs, se fichait de son apparence. Elle était toujours échevelée, sa longue crinière noire pas coiffée, et vêtue de vieilles frusques improbables.
— Ouais je sais ! Mais je vais me changer de toute façon, dans le temple.
— Très bien. N'abime pas ton seul vêtement correct !
Elle me sourit brièvement, une lueur excitée dans ses yeux noirs, puis fila dans le couloir. Pas Douée ne tenait pas en place : un vrai courant d'air.
Je frappai doucement sur la porte entrouverte. La jeune fille se retourna, fixant ses grand yeux couleur miel sur les miens. Elle était très jolie, en dépit de sa maigreur.
— Rika, dit-elle comme si elle venait de se souvenir de mon nom.
J'acquiesçai de la tête.
— J'imagine que tout cela fait beaucoup pour toi... te réveiller dans un lieu inconnu, avec un équipage de non-humains.
— J'ai déjà vu des ylfes avant, répondit-elle sans se départir de son expression.
Il y avait quelque chose de calme et d'ancien chez cette fille qui me déroutait. Physiquement, elle avait l'air très jeune, pas plus de vingt ans, mais par moment, elle me semblait plus âgée que moi. Bien entendu, elle ne connaissait pas son âge, ni même l'endroit où elle était née.
— Tu te souviens des ylfes ?
— Les voir m'a paru familier. Donc, j'en déduis que j'en avais déjà vu, même si je ne me souviens pas où et comment.
— Ça va peut-être te revenir, dis-je doucement.
Ou peut-être valait mieux pas qu'elle se souvienne. Qui sait ce qu'elle avait vécu ? Des ældiens – ces dorśari – l'avaient marquée au fer rouge. S'ils étaient capables de commettre une telle ignominie, ils pouvaient sans doute faire pire.
— Prends ton temps, en tout cas. Ne te sens obligée de rien. Juste, repose toi. Tu peux rester parmi nous autant de temps qu'il le faudra. Nous naviguons vers le centre de l'Holos, l'endroit le plus peuplé du monde humain. Si tu le souhaites, tu pourras débarquer là-bas, et chercher d'où tu viens, qui tu es. Il y a un bureau des colonies : elles y sont toutes répertoriées.
Sans compter celui des pertes civiles. En espérant que le SVGARD la laisse tranquille... Cette fille n'était pas implantée : elle n'avait pas de numéro de citoyen. Mais la menace de la guerre avait sans doute rendu cette milice moins regardante.
— Merci, me répondit la fille d'une voix neutre. Je suis très reconnaissante de tout ce que vous faites pour moi. Je ne sais pas comment vous remercier, vraiment.
— Ne t'occupe pas de ça. Moi aussi, j'ai reçu de l'aide, à un moment. Je pense qu'on doit tous s'entraider.
Elle releva ses yeux or vers moi.
— J'ai l'impression... (Elle pausa.) D'avoir déjà... vécu ça.
Je lui fis un sourire contrit. C'était l'un des effets du choc post-traumatique. Je le savais, pour l'avoir expérimenté moi-même.
Et le sommeil cryo. Pour une raison qui m'échappait encore, j'étais sûre que cette fille était restée endormie très, très longtemps.
Elle releva la tête vers moi.
— Je pourrais vous être utile à quelque chose, trouver une occupation ? Je n'aime pas rester sans rien faire.
— Oui bien sûr, mais... que pourrais-tu faire ? Tu te souviens de tes compétences ?
Elle parut réfléchir.
— Je pourrais garder vos enfants, proposa-t-elle. Les trois bébés. Ils ont l'air mignons.
— Ce sont des enfants semi-ældiens... la prévins-je, prudente.
— C'est pas grave. Ce sont des bébés quand même.
Un sourire incompressible gagna mes lèvres.
J'aime bien cette fille.
La seule humaine, à part moi, sur le vaisseau.
— C'est d'accord. Ça me rendra un fier service, tu sais. Ils sont mignons, mais assez turbulents, surtout le dernier, Caël... Au fait, comment doit-on t'appeler ? Tu pourrais réfléchir à un nom provisoire, en attendant de retrouver le tien.
La fille baissa les yeux sur la pile de livres sur la table de Pas Douée. Elle en avisa un, « Trist et Isolda ».
— Vous n'avez qu'à m'appeler Isolda, décida-t-elle.
Elle ne se souvenait pas de son vrai nom, mais elle savait lire les anciens caractères humains.
*
Angraema eut droit à une « permission » environ une semaine après avoir été enfermée dans la salle des armes par son père. Je la trouvais plus sèche et anguleuse, mais en assez bonne forme. La première chose qu'elle fit fut de se ruer à la cuisine, et elle mangea le repas que nous lui avions préparé pour son retour provisoire avec une joie manifeste.
— Si vous saviez comme je mange mal ! se plaignit-elle. Atta – Maître, pardon – dit que je dois subvenir à tous mes besoins toute seule. J'ai faim, mais faim !
Ren, qui arriva à ce moment-là, lui jeta un regard rapide.
— De quoi te plains-tu ? Je t'apporte de quoi te sustenter, tu n'as même pas à chasser ou à faire pousser ta nourriture, seulement à cuisiner. Quand j'étais sur Æriban, je devais me débrouiller pour manger, et si je n'attrapais rien, je jeûnais.
Angraema profita de ce que son père était dans son dos pour rouler des yeux.
— Pas étonnant que sa croissance se soit arrêtée avant celle des autres, me murmura-t-elle en Commun. Je m'entraîne avec la mémoire fantôme d'un autre maître quand il n'est pas là, une grosse brute qui fait presque une tête de plus que lui !
Je lui fis une petite grimace, montrant mon déplaisir à cette remarque peu respectueuse sur son père, qui, justement, abattit sa main sur la table juste devant sa fille.
— Je comprends le Commun, lui rappela-t-il, et je le parle couramment. Quant à cette grosse brute, comme tu le dis si complaisamment, c'est Śimrod Surinthiel, ton grand-père, qui aurait pu te tuer d'un claquement de doigt. Alors sois un peu plus respectueuse.
—Pardon, ard-æl, s'excusa Angraema en utilisant l'appellation traditionnelle ældienne pour « maître ».
Sans répondre, Ren attrapa son assiette, dans lequel se trouvait encore une part de coimas tartiné de sauce sucrée.
— Tu manges trop, dit-il simplement avant d'avaler la part de gâteau à sa place. Un sidhe doit être capable de contrôler ses appétits. C'est la base.
Angraema fit mine de protester, mais elle choisit de se retenir. Visiblement, la sévérité de son père envers elle n'était pas qu'une simple plaisanterie.
Tanit jeta un petit regard en direction de mon compagnon, cachant un sourire discret. Cela aussi, je le remarquai. Il faut dire que c'était la première fois que Ren consentait à manger son coimas.
Círdan, qu'on voyait moins ces temps-ci, buvait des yeux sa dulcinée. Il avait mis la main à la pâte en aidant à la cuisine, tenant à préparer l'un des plats préférés d'Angraema. Malheureusement pour le jeune ældien, cette dernière avait tout mangé en pensant que c'était Tanit et moi qui avions tout fait, et fidèle à la discrétion qui sied aux mâles comme il faut, il ne s'était pas mis en avant en revendiquant la part qu'il avait prise à la confection du festin.
Pour ma part, je profitai de ce que Ren quitte la salle (en emportant un autre bout de coimas) pour assouvir ma curiosité envers son père.
— À quoi il ressemble, ce Śimrod Surinthiel ? demandai-je à ma nièce en me penchant vers elle.
Debout derrière moi, je sentis que Tanit s'était rapprochée pour écouter.
— Il ressemble à un sidhe tel qu'on peut se les imaginer, répondit Angraema en fourrant une nouvelle friandise dans sa bouche. Grand, menaçant et bardé d'iridium. Tu veux le voir ? Je peux te le montrer, si tu veux.
Je jetai un coup d'œil rapide vers le couloir. Pour une raison qui n'était pas vraiment définie dans ma tête, je préférais que Ren reste ignorant de ma curiosité.
— Allons-y, dis-je à Angraema en constatant que mon compagnon n'était pas dans les parages.
Tanit, flanquée d'Isolda qui portait mon dernier-né, nous suivit. Je souhaitais faire cette visite discrètement, mais je ne voulais pas leur interdire expressément de venir, au risque de dévoiler le malaise que cette entrevue avec un mort me causait. C'est donc toute une petite procession qui se rendit dans la salle des armes à la suite d'Angraema. Círdan, pour sa part, resta pour aider à débarrasser, préférant attendre le retour de sa belle plutôt que de bafouer son intimité.
C'était la première fois que Tanit – et Isolda, bien sûr – entraient dans cette salle, et elles en furent aussi impressionnées que je l'avais été. Si ce n'est plus : j'ignorais à l'époque à quoi elle servait, et je n'avais pas relié les innombrables trophées de guerre qui y étaient exposés à Ren, « l'exo » qui m'avait embarqué sur son bord. Tandis que Tanit, silencieuse, admirait ces derniers, je notai la présence de la tête grimaçante de Brack'thal, posée aux pieds de la terrible statue du dieu de la guerre. Dans une alcôve, bien cachée derrière les innombrables arches qui ceignaient la salle tout le long, je distinguai un matelas et des draps repliés : le camp d'Angraema.
— Tu n'as pas peur de dormir là toute seule ? lui murmurai-je en avisant l'immensité de cette salle, sertie de toutes sortes de trophées macabres et de cette terrifiante statue dont je savais le regard glaçant capable de s'animer.
— Si, m'avoua Angraema, je suis terrifiée. Mais ce sont les ordres de mon maître, à qui je dois obéir en tout point. Il dit qu'il est nécessaire que je sois coupée de mon quotidien confortable pendant la durée de mon apprentissage. Je crois qu'il dit ça à cause de Círdan...
Je l'observai, concernée.
— Ren n'est pas trop dur avec toi ?
— Il est horriblement dur, tu veux dire, répliqua Angraema en tirant un objet de sa tunique. En tant que père, il n'a jamais été d'une tendresse exemplaire avec nous, ses filles. Mais en tant que maître de guerre, il est mille fois pire !
J'avais du mal à accepter cette donnée, mais je pouvais facilement l'imaginer. Il me suffisait de me rappeler à quel point Ren avait pu se montrer froid et impitoyable au début, avant que nos sentiments et notre relation se développent.
Songeuse, je regardai Angraema poser une espèce de cube ouvragé en métal irisé au centre de la pièce. Se pouvait-il que Ren favorise injustement les enfants que j'avais eu de lui, et délaisse ceux qu'il avait produit avec Mana ? Peut-être qu'Ardamirë et Erenwë avaient leurs propres raisons de ne jamais monter sur le bord de leur père. Cette idée me dérangeait.
Le changement subit de décor que connut la pièce me tira de ces sombres pensées. Tanit se retourna brusquement, se retrouvant à côté de la statue d'un sidhe en armure qui ne se trouvait pas là la seconde d'avant. Nous nous trouvions dans une autre salle, portant également des colonnades sculptées et des statues guerrières, mais différente, et, d'après la perspective infinie que je voyais se déployer de tous côtés, beaucoup plus grande. En outre, elle était ouverte : un ciel nocturne et étoilé s'ouvrait au-dessus de nous, sur les côtés duquel j'aperçus des pics enneigés et monumentaux, qui, bien qu'immenses, apportaient une étrange sensation de réconfort à un observateur ayant passé sa vie dans l'espace. Le plus étrange, c'est que je pouvais sentir le vent vivifiant qui descendait de ces montagnes enneigées, et en regardant Tanit et Isolda, je vis qu'elles le sentaient aussi. La barde ferma un instant les yeux et écarta ses longs doigts, comme si elle voulait s'imprégner de cette réminiscence d'un très lointain passé. Un monde qui n'existait plus...
— C'est une réplique de la salle d'entraînement principale de l'académie d'Æriban, m'apprit Angraema en configurant son sigil. C'est là qu'on va pour bénéficier du savoir des maîtres des temps passés.
Je me tournai vers elle, curieuse.
— Pourquoi as-tu sorti ton arme ?
Angraema me regarda en secouant la tête, comme si j'avais fait une plaisanterie.
— Vaut mieux qu'il vienne m'attaquer moi que vous, répondit-elle d'un ton sibyllin. Même s'il me met une raclée à chaque fois !
Elle avait à peine proféré ces mots inquiétants que je sentis une présence supplémentaire dans la pièce. On ne pouvait pas se tromper sur sa nature, tant l'air se modifia pour se charger d'une vibration lourde et menaçante. En voyant ma réaction, Angraema me jeta un coup d'œil appréciateur, puis elle resserra la prise sur son arme.
— Si tu ressens ça, me dit-elle, c'est que tu es faite pour être sidhe, toi aussi. Personnellement, je l'ai toujours su : tu devrais demander à papa de te former. Il n'osera jamais te dire non, et il sera sans doute plus gentil qu'avec moi !
Mais il me mettra entre les pattes de Śimrod Surinthiel, songeai-je en apercevant la haute et sombre silhouette de ce dernier, qui était apparue de derrière une alcôve juste dans le dos d'Isolda. La jeune fille, qui tenait toujours mon bébé dans les bras, ne se doutait de rien. Elle fut tirée sur le côté par Tanit juste au moment où l'hologramme – qui ressemblait à un ædhel bien vivant, en chair et en os – se décida à marcher d'un pas martial et déterminé droit sur Angraema.
Je vis cette dernière se concentrer, et réajuster à nouveau sa prise. Elle avait peur. Cela pouvait se comprendre : son adversaire, avec sa froide détermination, son silence et son expression glaciale, dégageait une aura qui hérissait l'échine. De très haute taille, il était nettement plus grand qu'Angraema, qui avait l'air d'une frêle adolescente à côté de lui – ce qu'elle était, en réalité. Aussi puissant physiquement qu'un orcanide, il arborait deux yeux rouges sans pupilles qui luisaient comme le feu de l'enfer dans un visage si sombre qu'on avait peine à en discerner les traits. Ses longs cheveux blancs lui arrivaient jusqu'en bas du dos, et ils étaient retenus en arrière par une demi-queue tressée qui dégageait ses oreilles noires et pointues, chargées d'anneaux en mithrine. Cette chevelure d'un blanc électrique et ces trois anneaux formaient les seules touches de luminescence sur cette créature qui exsudait les ténèbres par tous les pores de sa peau onyx. Śimrod Surinthiel était vêtu d'une armure noire recouverte d'un shynawil de la même couleur, passé derrière ses épaules. Il croisa bientôt les bras sur ses hanches, produisant en moins d'une seconde deux fois deux mètres d'iridium courbe et acéré dans une sinistre vibration de métal, tout cela sans cesser de marcher sur Angraema. Puis il attaqua, sans transition ni fioriture.
Direct, observai-je. Pas d'effet d'annonce, pas de présentations, de défi ou de petite phrase didactique... Il l'attaque tout de suite, et sans rien dire.
Angraema para son premier coup – deux coups en un, en fait, puisqu'il avait deux sabres – avec une difficulté évidente, ainsi qu'en témoignaient son visage serré et ses dents crispées. Je constatai que le métal, lorsqu'elle paraît les attaques violentes du Śimrod virtuel, faisait le même bruit qu'avec un véritable adversaire. Ce n'était pas un hologramme, ou une quelconque représentation en trois dimensions : c'était le véritable Śimrod, qui, par le miracle d'une technologie aussi fabuleuse qu'inconnue, se trouvait présentement avec nous, relevé d'entre les morts.
— Tu ne peux pas lui parler ? lançai-je à Angraema qui se débattait avec le fantôme, complètement submergée.
Elle couina lorsqu'il l'envoya au sol d'un coup de pied vicieux au ventre, puis se releva dare-dare, se mettant hors de portée.
— Quand je le fais, il me rit au nez ! protesta Angraema. C'est un hologramme réglé sur le mode « vicieux ».
Je le comprenais aisément. Le fantôme de Śimrod ne tarda pas à laisser éclater son rire sardonique lorsque la pauvre Angraema tenta une botte qui n'eut aucun effet, avant de revenir à son expression glaciale et de lui asséner un méchant coup du revers du poignet, qui la laissa complètement assommée.
— Bon, vous avez vu, maintenant ? murmura Angraema. Je peux le laisser me tuer ?
— C'est obligatoire ? m'étonnai-je, horrifiée.
Occupée à parer un nouveau coup brutal, Angraema ne répondit pas tout de suite.
— C'est le seul moyen de le renvoyer. Ça, ou le battre. Ou appeler papa, mais ça, c'est hors de question !
— Qu'est-ce qui se passe, quand il te tue ? demandai-je tout de même.
— Je tombe dans les pommes pendant quelques petites secondes. Pas agréable, mais pas horrible non plus.
Je fixai la jeune ældienne, stupéfaite. Combien de fois par jour était-elle obligée de vivre ce cauchemar ? Au moment où je me posais cette question, Isolda, qui jusqu'ici avait observé le combat avec un intérêt peu concerné, fit cinq pas en avant et alla se planter devant le terrifiant guerrier. Je hurlai, croyant sa dernière heure arrivée, mais le fantôme de Śimrod se figea instantanément et resta planté là, immobile devant elle.
— Où est mon bébé ? glapis-je en me précipitant, inquiète à l'idée que le fantôme de Śimrod Surinthiel le catalogue comme ennemi et ne l'écrase comme un fruit mûr.
— Il est dans mes bras, me rassura Tanit. Je le lui ai pris dès que le maître d'armes est apparu.
Je soupirai de soulagement, puis reportai mon attention sur Isolda. Debout sur la pointe des pieds, la jeune humaine observait Śimrod.
Cette scène me marqua dans toute son étrangeté : une petite humaine à côté d'un ædhel à l'aspect particulièrement menaçant, qui faisait deux fois sa taille et dont une seule pichenette de l'index aurait pu la décapiter. Glacée, je me remémorai l'histoire rapportée par Mana, celle de Śimrod avec son esclave humaine. Le cauchemar que cela avait dû être pour cette pauvre fille !
— Tu n'as pas peur ? soufflai-je à l'imprudente en allant la rejoindre.
Isolda mit temporairement fin à son observation pour me regarder.
— Non... Vous avez peur, vous, avec votre mari ylfe ?
Je la regardai sans rien dire. Était-ce donc ainsi que j'apparaissais à ses yeux ? Me voyait-elle de la même façon, moi, à côté de Śimrod ?
— Ce n'est pas pareil, lui répondis-je. Ren est gentil, alors que celui-là...
Je le regardai à nouveau. De près, Śimrod Surinthiel ressemblait beaucoup à Ren. En plus grand, plus épais, et cent fois plus effrayant.
— Si un jour tu tombes sur un ylfe comme ça, dis-je à Isolda en me tournant à nouveau vers elle, je te conseille de fuir. Comme tu le sais déjà, tous les ylfes ne sont pas aussi bien intentionnés que le commandant de ce vaisseau.
— Mon père n'était pas méchant, coupa la voix sévère de Ren. C'était un sidhe, qui accomplissait son travail de sidhe.
L'image disparut. Ren, lui, apparut dans mon champ de vision, le cube magique dans la main.
— Ne gronde pas ta fille ! lui murmurai-je en cherchant sa main. C'est moi qui ai demandé à voir ton père. Les autres ont suivi.
Le premier réflexe de Ren fut de se soustraire à ma prise, mais j'insistai et glissai ma paume dans la sienne. Ce contact sembla le calmer immédiatement, comme cela se passait lorsque je prenais son panache et le caressais, à l'époque où il l'avait encore.
— Ce n'est pas un jeu, grogna-t-il entre ses dents. Et il s'agit de mon père, un maître respecté d'Æriban !
— Je sais, Ren. Viens avec moi. Allons voir les enfants.
À force de persuasion, je réussis à le pousser hors de la salle. Angraema afficha un visage empli de soulagement, et s'éclipsa bien vite. Isolda fut la dernière à sortir, et la porte se referma derrière elle.
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