- Mise au point -
Gil
J'ai la vague impression que Meranwë est particulièrement tendu. Cette fois-ci, je n'en suis pas la cause, vu que je ne lui ai pas adressé la parole depuis des jours. Nous nous arrêtons pour laisser les chevaux se reposer et nous alimenter. De toute évidence, Sardàn a fait le même constat que moi, car il le prend à part. Le visage fermé, ils discutent depuis dix minutes. Inil et moi les observons débattre, mangeant à peine. Leur expression soucieuse n'augure rien de bon. Ils reviennent enfin vers nous. Aussitôt, nous délaissons notre repas dans l'attente d'explications.
— Nous approchons du territoire des humains, commence-t-il la mine sombre. La trajectoire de la Rivière Nourricière nous fait longer la limite entre nos deux pays.
C'est effectivement une nouvelle qui n'est pas réjouissante. Même si les elfes ne sont pas en conflit avec les hommes, nos rapports n'en sont pas pour autant cordiaux. Ils convoitent notre magie et jalousent notre immortalité.
— Je voudrais éviter de franchir la rivière, même si cela nous éloignait de la frontière. L'eau est profonde par ici et il sera difficile de nager avec les chevaux. Donc, Sardàn et moi allons partir en reconnaissance pour nous assurer que la voie est sûre. Si c'est le cas, nous passerons de ce côté-ci, sinon, nous traverserons quand même.
— Il y a un réel danger ? s'enquiert Inil, inquiet.
— Oui. Non seulement nous sommes proches de leurs terres, mais des bandits rôdent dans les environs pour enlever des elfes et les réduire en esclavage.
Inil hoquette de stupeur. Je comprends mieux la tension qui habite Meranwë. J'ai déjà entendu des rumeurs sur des compatriotes capturés et exploités avec sauvagerie. J'avais toujours pris ça à la légère, croyant naïvement à des histoires pour faire peur aux enfants. Par malheur, la vérité est souvent bien pire que les contes et m'y voilà directement confronté.
— Je t'accompagne ! lancé-je en me levant à la hâte.
Soupçonneux, Meranwë me jauge, les sourcils froncés. Son étonnement est légitime, vu que nous nous évitons le plus possible.
— Ça ira. Sardàn et moi pouvons le faire, me répond-il froidement.
— J'insiste ! Il est fort. Cependant, je le suis plus encore. Si ça doit mal tourner, il vaut mieux que ce soit les deux meilleurs guerriers qui affrontent le danger.
Il n'a pas l'air convaincu par mon argument. Je réfléchis à toute vitesse pour trouver une excuse acceptable. J'ai bien médité sur ma conversation avec Inil. J'ai pris de bonnes résolutions. Ces mots me reviennent à l'esprit : « nous sommes une équipe ». Je dois apaiser ma relation avec Meranwë et cette mission de reconnaissance en est une excellente occasion. Je mets de côté les risques et le danger. S'il y a une chance pour que nos rapports s'améliorent, je vais faire ce qu'il faut.
— Inil a une chose très importante à voir avec Sardàn de toute façon ! lancé-je fièrement.
Je souris de toutes mes dents, satisfait d'avoir trouvé une raison crédible. Ébahi, Inil me fait les gros yeux, pendant que l'elfe Obscur le fixe d'un air bizarre. Je sens que je vais payer très cher cette superbe idée. Pour autant, je ne m'attarde pas sur la question, car Meranwë acquiesce de mauvaise grâce.
— Nous partons dans cinq minutes, m'informe-t-il sur un ton qui ressemble plus à un grognement qu'à une phrase.
Nous avançons dans l'épaisse forêt où la lumière peine à passer le toit végétal. Les arbres tortueux et recouverts de mousse grincent sous les attaques du vent. L'atmosphère est pesante et lugubre. Nous n'entendons pas un oiseau, pas un piaillement. Seul le bruit strident du bois qui se tord brise le silence. Nous sommes loin des clairières qui entourent la Cité Blanche. Sans l'éclat du Soleil, je me sens moins alerte et vigoureux. C'est de ces rayons que les elfes de Lumière tirent leur force et leur détermination. Au contraire de moi, Meranwë paraît dans son élément. La Forêt d'Onyx doit ressembler en tout point à ces contrées : sombre et sinistre.
Je suis à la trace l'elfe Obscur qui me précède. Ce n'est pourtant pas chose aisée. Je bute sans cesse sur les racines noueuses qui courent sur le sol. Je n'aimerais pas me perdre dans cet endroit inhospitalier. Je suis sûr que mon binôme ne chercherait même pas à me retrouver. À la seconde où cette pensée effleure mon esprit, je me sermonne mentalement. Je dois lui laisser une chance, nous laisser une chance. Si je pars avec l'idée qu'il me déteste, alors forcément, il ne pourra que le faire. Je lui jette un coup d'œil en accélérant le pas. En tout cas, il ne semble pas s'inquiéter de savoir si je le suis ou pas. Je recommence... me fustigé-je, en secouant la tête. Trop plongé dans mes pensées, je ne réalise pas qu'il s'est arrêté et retourné vers moi. Je manque de le percuter et nous nous retrouvons nez à nez.
— Pourquoi avoir insisté pour venir ? me demande-t-il d'un ton froid et cassant.
— Euh...
Je bafouille bêtement, ne sachant pas comment lui en expliquer la raison.
— Tu es là pour me tourner en ridicule une nouvelle fois ?
Je sens clairement la colère qui se développe dans tout son être. Cela risque d'être plus compliqué que prévu.
— Pas du tout ! affirmé-je avec sincérité. Je n'ai jamais voulu te ridiculiser.
Je n'ai même pas le temps de finir ma phrase qu'il m'agrippe le col et me soulève de terre. Ses yeux assombris par la rancœur me foudroient.
— Tu oses affirmer une telle chose ! siffle-t-il. Cela fait cinquante longues années que tu te paies ma tête ! Tu fais tout pour me faire passer pour un faible et un incapable devant mon peuple, devant ma reine et tu te permets de dire le contraire ! Sans parler de ta dernière invention : perturber mon sommeil. Tout ça parce que tu me trouves... comment déjà ? Touchant ! Tu ne cherches qu'à me rabaisser !
Le tissu de ma tunique me rentre dans la peau et rend ma respiration difficile. Pour autant, je ne fais pas un geste pour me dégager. Je dois être honnête avec moi-même : j'ai tout fait pour me jouer de lui et j'en ai tiré un immense plaisir. Meranwë est le seul adversaire qui soit à la hauteur. Le seul à me détacher de mon quotidien morne et sans saveur. Mes études m'ont passionné, mais elles m'ont enfermé dans un monde imaginaire. Dès notre rencontre, il m'a sorti de ma torpeur et de mon immobilisme. Le rendre fou de rage était le petit plaisir qui égayait mon existence. Grâce à lui, j'ai enfin commencé à vivre vraiment. Même si c'est dur, même si je suis épuisé, je vis.
Tout est différent aujourd'hui. Nous sommes une équipe et nous devons pouvoir compter les uns sur les autres. Le danger se rapproche et nous devons nous faire confiance pour être en mesure de l'affronter tous ensemble.
Inil
Meranwë et Gil viennent de partir et aussitôt Sardàn se tourne vers moi, intéressé. Déglutissant avec difficulté, je jure de faire payer à Gil ce mauvais tour. Qu'est-ce qui lui a pris d'inventer un prétexte pareil ? Comment vais-je faire pour me sortir de ce bourbier ? L'elfe Obscur s'approche d'une démarche féline, me détaillant de la tête aux pieds. Une forte chaleur éclate dans ma poitrine, se propage dans mon cou et me brûle les joues. J'ai la désagréable sensation d'être pris au piège.
— Alors ? me questionne-t-il d'une voix particulièrement rauque. Quelle est cette chose importante que tu dois voir avec moi ?
Il ne me regarde pas droit dans les yeux. Son attention glisse sur mon visage et s'attarde sur ma bouche. Soudain fébrile, je n'arrive plus à penser clairement. Pourtant, je dois trouver une excuse pour couvrir Gil, pour justifier cette situation grotesque et pour l'obliger à s'éloigner de moi. Mais, mon cerveau semble avoir été aspiré hors de ma tête. Je reste figé face à lui, cherchant mes mots, pendant qu'il me dévore des yeux. J'ai l'impression que chaque seconde, il se rapproche, que sans bouger, l'espace entre nous diminue. Son aura magnétique m'engloutit et ne me laisse aucune chance de m'échapper.
Son attention quitte mes lèvres et son regard plonge dans le mien. Ses iris dilatés sont aussi sombres que les vêtements qu'il porte. Pourtant, j'y vois danser des flammes ardentes. Leur chaleur se propage dans tout mon corps, m'embrasant comme un feu de paille. Je me perds complètement dans ce regard brûlant.
— Nous sommes seuls, murmure-t-il. C'est une occasion unique.
Gil
— Tu as raison. Pardonne-moi, murmuré-je, la mine basse.
Ses yeux s'écarquillent de surprise devant mes excuses. Il relâche un peu sa prise. Mais aussitôt, il se ressaisit et me rejette en arrière avec violence. J'atterris lourdement sur le sol, ne faisant pas un geste pour me relever. Je ne dois pas riposter, sinon nous ne sortirons jamais de cette situation conflictuelle.
— C'est une de tes nouvelles idées pour me rendre dingue ? crache-t-il. Feindre de t'avouer vaincu ? C'est pathétique !
— Non... Je suis sincère. Je suis vraiment désolé.
— Menteur ! hurle-t-il en dépit du danger. Tu veux me faire sombrer dans la folie, c'est ça ! Tu y prends un malin plaisir ?
Il m'agrippe les épaules pour me relever de force et me frappe la poitrine du plat de la main. Je chancelle de plusieurs pas en arrière. Je ne fais toujours aucun geste pour me défendre. Sa rage est légitime. J'ai tout fait pour l'entretenir, pour la nourrir. Il est en droit de la déverser sur moi, car j'en suis la source.
— Je ne veux plus me battre contre toi. Plus jamais.
Il hoquette de fureur, les traits déformés par la colère et l'incompréhension.
— Mensonges ! feule-t-il avant de se ruer sur moi.
Il me percute de plein fouet. Je ne résiste pas et nous sommes projetés au sol. Nous roulons dans la poussière. Je me retrouve dos à terre, le souffle coupé. Meranwë m'écrase de tout son poids.
— Réagis ! Bats-toi !
Il me secoue par le col qu'il serre fortement dans son poing.
— Je m'y refuse.
Inil
Nous sommes seuls. Mon cœur rate un battement à ces mots. Nous sommes seuls... Et alors ? Cela ne devrait pas me perturber. Nous sommes deux compagnons de route qui voyagent ensemble. Le fait d'être en tête à tête avec lui ne devrait pas me mettre dans un état pareil. Ce n'est pas comme si nous allions... nous allions...
Je rejette l'idée qui se forme dans ma tête et qui me contracte le ventre. Je suis dingue d'imaginer de telles choses. C'est un elfe, tout comme moi. C'est complètement impensable. Pourtant, l'éclat dans ses prunelles ne laisse pas la place au doute. Il me donne l'impression de vouloir se jeter sur moi pour me manger tout cru. Cette situation est surréaliste. Pourquoi me désirerait-il ? Et pourquoi je ne réagis pas ? Nous ne bougeons pas, nous fixant en silence. Des fourmillements se propagent dans tous mes membres, jusqu'au bout de mes doigts. Je suis comme engourdi et n'arrive plus à faire un seul geste. Avec lenteur, sa main s'approche de mon torse.
— Puis-je te toucher ? susurre-t-il.
Cette question agit sur moi comme un séisme et me sort de ma torpeur. Je croise les bras sur ma poitrine pour me protéger de son regard perçant où brille la lubricité.
— Non ! Tu es malade de me demander une chose pareille !
Loin d'être refroidi par ma réaction, un immense sourire s'épanouit sur son visage. Sa voix devient murmure quand il se penche à mon oreille.
— Bientôt, c'est toi qui me supplieras de te toucher.
Je bondis en arrière, ayant enfin retrouvé un esprit clair.
— Ça n'arrivera jamais ! C'est une certitude !
Il rit franchement de mon air outré.
— Nous verrons bien lequel des deux aura raison, me provoque-t-il.
Il se détourne de moi et va s'asseoir à l'ombre d'un arbre comme si de rien n'était. Je reste immobile, complètement déstabilisé par ce qui vient de se passer et ne comprenant pas pourquoi mon cœur bat aussi vite dans ma poitrine.
Gil
— Bats-toi ! m'intime-t-il en resserrant sa poigne. Nous ne sommes rien de plus que des rivaux, des adversaires. Alors, défends-toi !
— Non ! C'était vrai avant. Plus aujourd'hui.
— Quelles inepties ! Tu as accepté cette mission juste pour continuer ton petit jeu malsain avec moi et t'amuser à mes dépens ! Réagis ! hurle-t-il.
Il soulève le haut de mon corps et le frappe durement contre la terre. J'en ai le souffle coupé. Un élan de colère me traverse, détruisant mes bonnes résolutions de ne pas répondre à ses intimidations. Je l'empoigne à mon tour et le ceinture entre mes jambes. D'un mouvement des hanches, je nous fais rouler pour me retrouver au-dessus de lui.
— C'est faux ! lui aboyé-je au visage. Je suis venu pour mon roi, pour mon peuple, pour enfin vivre par moi-même et pas par procuration ! Nous ne sommes plus des ennemis aujourd'hui. Nous sommes une équipe !
La colère disparaît de ses traits, remplacée par la stupéfaction.
— Tu ne me connais pas, Meranwë. J'avoue que j'adore te faire réagir et t'affronter. Pourtant, je ne te veux aucun mal. Nous allons devoir compter les uns sur les autres pendant ce voyage. Je suis prêt à faire ce qu'il faut pour que tu puisses avoir confiance en moi.
Il me dévisage, l'air complètement désarçonné. Je le lâche et tente de me relever. D'un mouvement vif, il m'attire contre lui et m'enlace.
— Hé ! m'écrié-je.
Je me tortille pour me dégager, mécontent de son geste déplacé. Il plaque soudain sa main sur ma bouche pour me réduire au silence et murmure contre mon oreille :
— Ne bouge pas. Ne fais pas un bruit.
Je cesse dans la seconde de remuer, mes sens en alerte, car effectivement, je perçois des pas avec netteté.
Quelqu'un approche...
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