- Mise à nu -
Inil
Cette expédition tourne au désastre.
Je soupire, affligé, avant d'engouffrer une cuillérée de ragoût dans ma bouche. Cela fait cinq jours que nous sommes partis de la Cité Blanche et l'ambiance dans le groupe est aussi tendue qu'un arc. Gil et Meranwë s'adressent à peine la parole, s'évitent autant que possible. Je ne sais pas ce qui est le mieux : qu'ils s'ignorent ou qu'ils se chamaillent sans cesse. En tout cas, vivre dans cette tension permanente est pénible pour tout le monde. Nous venons tout juste de nous lever et mangeons notre maigre pitance autour des braises. Tout en mâchant, je remarque les traits tirés de mon ami. Il dort mal, je le sens. Il n'est pas habitué à la vie au grand air. Ses nuits doivent être agitées, malgré la fatigue engendrée par notre chevauchée. Même s'il ne se plaint pas, je le connais assez pour savoir que s'il n'arrive pas à se reposer, ses facultés physiques et intellectuelles seront affectées. Si cette mission prend un tournant plus périlleux, il devra être au mieux de sa forme pour faire face au danger. Je me sens impuissant. Comment l'aider ?
Mon regard tombe sur Meranwë. Si déjà ces deux-là pouvaient s'entendre, je suis sûr que ça se ressentirait sur le sommeil de Gil. Comment améliorer leur relation ? Depuis cette fameuse nuit où ils ont failli se battre, la tension n'est pas redescendue. Pourquoi mon ami se comporte-t-il comme ça ? Lui qui d'ordinaire est chaleureux et gentil avec tous ceux qui l'entourent, devient cinglant et agressif avec l'elfe Obscur. Je vais avoir besoin d'aide pour apaiser la relation entre eux. Je lorgne Sardàn. Ma cuillère se fige à mi-chemin entre l'assiette et ma bouche lorsque ses yeux croisent les miens. Il me fixe avec intensité et depuis un petit moment de toute évidence. Un frisson me traverse la colonne vertébrale. Je détourne aussitôt la tête vers le feu en train de mourir doucement.
C'est le même regard qu'il me lance tous les soirs quand je me couche. Il s'arrange toujours pour que je sois dans sa ligne de mire et il m'observe... longtemps. J'ai beau fermer les paupières et tenter de l'ignorer, je sens son attention sur moi. Le pire, c'est qu'il m'est impossible de définir les raisons de ce comportement. Ni les émotions que je ressens face à ça. Je n'arrive pas à décrypter le sens de son regard : il n'est pas méchant ni condescendant. Il est tantôt doux, tantôt brûlant. Je frissonne de nouveau quand je lui jette un coup d'œil. Il ne m'a pas lâché une seconde avec son expression énigmatique. Peut-être devrais-je lui demander franchement d'arrêter et le soir, dormir dans la tente avec Gil ? Pourtant, cela fait des jours que je ne dis rien et que je m'allonge à ses côtés. Je soupire une fois encore.
Vraiment, cette expédition tourne au désastre.
— Sardàn, allons nous laver avant de reprendre la route, lance Meranwë en se relevant et en s'étirant longuement.
L'interpellé se lève à son tour et acquiesce, avant qu'ils ne s'éloignent tous les deux vers la rivière. J'en profite pour m'approcher de Gil.
— Comment te sens-tu ? lui demandé-je. Tu as l'air épuisé.
Aussitôt, il souffle en se passant la main sur le visage.
— Ai-je fait une erreur ?
Je le questionne d'un haussement de sourcils. Que veut-il dire par là ?
— D'accepter cette mission, est-ce une erreur ? insiste-t-il avec ferveur. Je me suis cru capable de partir à l'aventure, de découvrir le monde de mes propres yeux, mais je me suis trompé. Cela ne fait que cinq jours que nous sommes sur les routes et je suis épuisé, perclus de douleurs, sale et puant. Je n'en peux déjà plus. La Cité Blanche me manque...
Il plonge son visage entre ses paumes, le dos voûté. Je sentais bien qu'il n'allait pas bien, mais pas à ce point. Je pose une main sur son épaule pour le réconforter.
— Nous savions que ça n'allait pas être une partie de plaisir, commencé-je.
— Tu le savais ! Moi, j'ai foncé tête baissée.
Je ne peux retenir un rire léger.
— C'est sûr que j'étais moins enthousiaste que toi. Cependant, ça reste difficile pour chacun d'entre nous.
— Tu parles ! s'exclame-t-il en se redressant. Je suis le seul à tourner toute la nuit sans trouver le sommeil. Le seul à souffrir de passer des heures en selle. Meranwë et Sardàn sont aussi à l'aise que s'ils étaient dans un palais. Ils sont faits de mithril ou quoi ?
Je ris à nouveau devant sa mauvaise foi. Je le connais, il est à bout de nerfs. Il a besoin d'évacuer et après il ira mieux.
— Ce sont des guerriers. Ils ont beaucoup voyagé par le passé. Ils ont juste l'habitude de ce genre de mission, pas nous.
— Pourtant, toi, tu sembles en pleine forme ! Pourquoi ?
Je reste interdit quelques secondes, réalisant que, oui, je vais bien. Je dors comme un bébé. Quand vient l'heure du coucher, je me sens en sécurité dans une chaleur agréable. La fraîcheur de la nuit et le sol caillouteux me laissent insensible. Parfois, dès que j'émerge du sommeil, j'ai la sensation d'être bercé dans des bras doux et réconfortants. Je prends conscience que bizarrement, je n'ai jamais aussi bien dormi de toute ma longue vie. De plus, grâce au baume, les échauffements des premiers jours ont vite disparu. Je me lève à la hâte pour récupérer le pot dans mon sac.
— Sardàn m'a fourni une pommade pour les douleurs. Tiens, ça devrait t'aider à te détendre.
Gil se saisit de la crème et me dévisage, dubitatif.
— Sardàn t'a donné ça ?
— Oui, le premier soir. Il m'a même proposé de me l'appliquer.
Un rire nerveux m'échappe au souvenir de ce moment gênant.
— Sardàn ? s'étonne-t-il. Pourquoi nous aideraient-ils ? Meranwë et lui nous détestent.
— Pas tant que ça, il faut croire. Nous voyageons ensemble. Nous allons affronter l'inconnu. Nous devons pouvoir compter les uns sur les autres. Que nous le voulions ou pas, nous sommes tous dans la même galère. Nous sommes une équipe.
Il me fixe, interloqué. Je vois dans son attitude qu'il comprend enfin l'importance de faire des efforts pour améliorer notre relation avec les elfes Obscurs. Continuer cette mission dans de bonnes conditions est capital.
— Allons nous laver. Ça te fera le plus grand bien, lancé-je en me levant.
Il m'imite, encore sous le coup de mes paroles qui ont l'air de l'avoir ébranlé. Nous récupérons nos affaires de toilettes et nous dirigeons vers la rivière. Je le sens plus détendu maintenant que nous avançons sous les arbres en discutant gaiement.
— Il t'a vraiment proposé de te masser les fesses !
Il m'offre une bourrade taquine sur l'épaule. Je ris de bon cœur, heureux de le voir redevenu lui-même.
— Oui, avoué-je avec un rictus crispé. Je ne sais pas pourquoi. C'était pour plaisanter, c'est sûr.
— N'en sois pas si certain. On peut s'attendre à tout avec le peuple Obscur ! J'ai déjà entendu parler d'elfes qui étaient plus attirés par le même sexe que par les jolies elfines.
Je déglutis avec difficulté, épouvanté. Ma réaction le fait éclater de rire.
— Tu te moques de moi ? m'écrié-je d'une voix étranglée.
— Pas du tout ! J'ai plusieurs ouvrages sur le sujet à la bibliothèque. Je te les prêterai à l'occasion, plaisante-t-il en riant de plus belle.
Je m'apprête à lui lancer le fond de ma pensée au visage quand nous débouchons sur le lit de rivière. En une seconde, mon cerveau semble se liquéfier dans ma boîte crânienne. Meranwë et Sardàn se trouvent au milieu de l'eau, entièrement nu. Ils s'aspergent et s'ébrouent, éclaboussant l'air qui les entoure de centaines de gouttelettes étincelantes. Gil se retourne aussitôt à leur vue, alors que moi, je reste figé, les yeux braqués sur le corps luisant et sculpté de Sardàn. Je ne l'imaginais pas si... si...
Ma bouche s'assèche et s'entrouvre devant ces muscles brillants d'écume sous le Soleil levant. Ils roulent sous sa peau claire à chacun de ses mouvements. Je suis hypnotisé. Ses abdominaux se dessinent avec précision quand ses doigts s'enfouissent dans ses mèches humides. Soudain, il lève la tête et me surprend dans ma contemplation. Son regard provocateur capture le mien, pendant que sa main quitte ses cheveux pour glisser sur son torse. Rouge de honte, je me tourne à mon tour. Qu'est-ce qui me prend de le détailler de la sorte ?
— Est-ce que tous les elfes Obscurs sont si... si... bafouillé-je, mal à l'aise de les savoir toujours nus derrière nous.
— Impudiques ? continue mon ami, aussi gêné que moi. J'en ai bien peur.
Nous restons debout, sans bouger, dans l'attente qu'ils terminent et se rhabillent. Ils arrivent à notre hauteur. Sardàn me presse l'épaule en nous dépassant.
— La place est libre, messires.
Deux paires de fesses fermes et musclées se présentent à nous. Décontractés, ils rentrent au campement dans le plus simple appareil. Gil et moi sursautons de concert devant cette vision de leur anatomie jusqu'alors inconnue de nos yeux sidérés. Nous nous retournons d'un geste brusque dans l'autre sens, le visage en feu.
— Ils sont vraiment... bredouillé-je, le cœur battant la chamade.
— Décomplexés ? Ça, c'est sûr ! termine-t-il en secouant la tête.
Nous nous dirigeons enfin vers l'étendue d'eau. À l'opposé de nos compagnons, Gil et moi gardons une partie de nos vêtements pour nous laver. Cela nous fait un bien fou de nous sentir propre et frais. Nous remontons sur la berge, satisfaits et prêts à entamer cette nouvelle journée.
Nous retrouvons Meranwë et Sardàn qui sont heureusement habillés et sur le départ. Encore gêné par la vision de leur corps dénudé, je n'ose croiser leur regard pendant que je charge les sacs sur mon cheval. Je me retourne pour en saisir un autre quand je tombe nez à nez avec l'elfe Obscur. Il me fixe de ses pupilles étincelantes, affichant son éternel sourire provocateur.
— Alors ? murmure-t-il comme s'il voulait que je sois le seul à l'entendre. As-tu apprécié ce que tu as vu ?
Aussitôt, le rouge me monte aux joues. L'image de son corps nu et ruisselant m'apparaît en pensée. Je reste sans voix devant cette question que je trouve tout à fait dérangeante et à laquelle je n'ai aucune réponse.
— N-Non ! bégayé-je lamentablement.
Son sourire s'agrandit. D'un pas, il s'approche. Je recule d'autant, mais bute sur le flanc du cheval. Je suis coincé. Il m'observe intensément, détaillant chacun de mes traits. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Mes joues me brûlent. Je devrais le repousser, mais je reste impuissant, toutes mes forces semblent avoir disparu.
— Pourtant... Ce n'est pas ce que tes yeux me racontent, souffle-t-il.
Sa voix grave donne naissance à un long frisson qui se propage dans mon dos. Sans un mot de plus, il se détourne et s'approche de sa monture. Avec une légèreté surprenante, il grimpe en selle d'un seul bond. Avec un clin d'œil, il tire sur les rênes et pousse son cheval à partir dans la bonne direction. J'inspire profondément, le corps tremblant et reste à l'observer pendant qu'il s'éloigne.
Décidément, cette mission est un vrai désastre.
* Métal léger, mais très résistant, constituant certaines côtes de maille.
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