Tâtonnements
Bien entendu, il est hors de question de déranger la maîtresse des cuisines pour si peu. La hiérarchie subtile des serviteurs est encore obscure pour Kayel et il rebondit de ceux qu'il n'intéresse pas à ceux qui n'ont aucun pouvoir. Finalement, l'un des préparateurs, un grand maigre qui nettoie un énorme poisson, lui demande :
« Pourquoi faire ?
Kayel ne sait pas, des viscères du poisson ou du visage de l'homme, lequel est le plus laid. Pour ne pas montrer son dégoût, il choisi de regarder sur la table de droite où une pâtissière de douze ans transforme du caramel en fleurs.
‒ C'est qu'on est occupé, en cuisine ! Ils ont qu'à se débrouiller en haut !
‒ C'est pour aider... Lussy. Elle fatigue.
En réalité, Kayel n'en sait rien, mais c'est la seule servante en chambre dont il s'est souvenu du nom. Il ne sait pas si elle fatigue, mais c'est sans doute le cas, elle est plutôt frêle et tout le monde est sur les genoux en ce moment.
L'homme au poisson marmonne quelque chose comme quoi Lussy et les autres ne manquent pas d'aide, que le majordome y a veillé, mais il finit par craquer et donne son accord d'un signe de tête. La petite pâtissière, à ses cotés, foudroie Kayel du regard et soulève difficilement une casserole brûlante – elle cherche visiblement à lui signaler qu'elle aussi aurait bien besoin d'aide. L'adolescent se sent coupable de l'ignorer. Pourtant il n'en montre rien. Le trésor, il n'y a plus que cela qui lui importe.
Il peine encore à s'arranger avec les servantes et doit supporter leur présence tout le temps qu'il passe dans les chambres, mais au moins il peut repérer les lieux. Il ne s'était pas rendu compte de la magnificence du palais avant d'entrer dans les appartements de Joyana, la précieuse fille du comte. Il ne s'était pas rendu compte non plus de la difficulté de sa tâche. Partout dans la pièce, des sculptures, des tentures, des rideaux, des vases, des marqueteries, des bas-reliefs, des tableaux. Impossible de différentier les meubles des murs, chacun semble être le prolongement naturel de l'autre, liés par les rayons de lumière colorés traversant les vitraux et les milles reflets de la soie tendue de tous les cotés.
Et il est difficile d'être seul : non seulement les servantes et les valets défilent continuellement pour veiller à ce que la maîtresse des lieux ne manque de rien, mais les nobles demoiselles viennent en nombre lui faire leurs hommages. Chacune est accompagnée de sa propre petite cour de pages et de demoiselles de compagnies, à laquelle s'ajoute souvent – comme c'est la dernière mode – une ribambelle de cages à oiseaux garnies des plus ravissants volatiles. Les gardes et les chaperons, chacun à un bout de la pièce, surveillent mollement tout ce petit monde. Kayel se demande bien par quel miracle ils ne deviennent pas tous sourds dans cette cacophonie. Il tâtonne discrètement toutes les cavités et excroissances près de l'âtre. En vain, bien sûr, et la suite de ses recherches risque d'être plus délicate...
Perdu dans ce monde trop différent du sien, Kayel suit docilement les instructions de la gouvernante qui veille à ce qu'il ne salisse pas et surtout qu'il ne vole rien. Fouiller l'endroit est donc encore plus difficile. Il tente bien, par un sourire, de dérider ce dragon, mais il ne reçoit que ses flammes pour oser perdre son temps ainsi. Il n'a plus qu'à redescendre pour remonter des seaux d'eau, des plateaux de nourriture, des mannequins en bois – en un mot, sa principale tâche à présent est de monter et de descendre indéfiniment l'escalier de service dont il commence à haïr chaque marche. Lorsque la jolie Joyana sort enfin participer aux nombreux divertissements prévus en son honneur, l'espoir de Kayel renait, pour mieux mourir ensuite : la pièce est envahie d'une nuée de couturières et de lingères venues préparer les prochaines tenues de la jeune fille. L'ambiance pour les serviteurs est plus relâchée, ils n'ont plus à faire semblant d'être invisibles, mais les nouvelles venues leurs font clairement sentir qu'elles sont dans une position supérieure et qu'ils n'ont pas intérêt à se montrer trop familiers. Kayel continue à se faire le plus discret possible en faisant son travail, et c'est presque malgré lui que son regard est attiré par une robe.
L'adolescent a grandi auprès de six sœurs, sans oublier une armée de tantes et de cousines qui gravitaient autour de la maison, et il a été élevé pour prendre la succession de son tailleur de père. Il ne veut pas passer sa vie à coudre et a définitivement jeté les ambitions paternelles aux orties. Mais il ne peut pas nier qu'il s'y connait infiniment plus en robes qu'en épées. Et en voyant celle-ci, d'anciens réflexes – vieux d'une semaine à peine, mais quelle longue semaine – se réveillent. Jamais son père n'aurait laissé une commande pareille sortir de son atelier en état, surtout pour une jeune noble prête à être mariée ! La jupe est décorée d'une multitude de bandes de soies qui s'entrecroisent en boucles qui devraient être parfaitement régulières. Ce n'est pas le cas. Sans réfléchir, Kayel s'accroupit près de l'objet du délit et inspecte les coutures. Il trouve sans mal l'endroit qui a lâché ; la réparation devrait être délicate ici si on ne veut pas tout défaire, mais ce n'est pas impossible...
« A quoi tu joues ? s'écrie une couturière.
Immédiatement l'adolescent se redresse, embrasé de honte. Il n'est plus chez lui, deuxième maître de l'atelier chargé de vérifier avec un soin maniaque que tout est impeccable. Il est dans un palais où il vient de se faire surprendre à caresser la robe de sa maitresse. Sans qu'elle ne soit dedans, mais c'est tout de même extrêmement indécent. Pour cacher sa gêne il tente de se justifier avec une colère feinte :
‒ Ce sont les boucles, elles ne sont pas à la bonne hauteur... Vous auriez dû le voir ! C'est votre travail ! Vous allez avoir de sacrés pro... Heu, ça va ?
Il s'est arrêté dans sa diatribe en voyant que la couturière se mettait à pleurer. A présent il hésite, passant d'un pied sur l'autre sans se décider à faire le moindre geste : peut-il lui tapoter l'épaule pour la consoler, ou doit-il tourner la tête pour ne pas l'humilier le temps qu'elle se reprenne ? Finalement, il comprend au milieu des sanglots qu'elle se justifie à son tour : des délais impossibles, un temps de sommeil réduit à néant, une maitresse-couturière intraitable, et maintenant elle qui doit tout recommencer...
Au départ, ce n'est que pour aider cette femme que spontanément Kayel lui propose de lui montrer un autre moyen d'arranger les choses. Mais très vite une autre idée s'ajoute. Il tente d'apaiser la couturière :
« Attendez, je sais quoi faire. Faites-moi confiance, madame...
‒ Clama. Je m'appelle Clama. Qu'est-ce que tu y connais ?
‒ Qu'est-ce que vous avez à perdre ?
A la réflexion, il faut croire que Clama n'a rien à perdre : croire aux miracles ne fait retarder le désespoir de quelques minutes, mais c'est déjà ça de pris. Sans hésitation, Kayel prend dans la boite de la couturière le fil qui correspond à la bonne couleur. Mais au lieu de coudre les rubans, il lie les fils qui les retenaient et forme l'ébauche d'un filet qu'il dissimule sous les autres boucles. Puis, tout en douceur, il tire le tout. Les entrelacs paraissent parfaits.
‒ Bien, dit-il avec un petit sourire satisfait, ça ne tiendra pas très longtemps mais ça ira pour la soirée. Vous pourrez réparer discrètement après, elle ne la portera pas deux fois, non ?
‒ Bien sûr que non. Merci, tu as sauvé ma place, je ne sais pas comment te remercier !
‒ Moi je sais. Il y a un très grand service que vous pourriez me rendre.
Clama hésite. Le regard de Kayel est devenu plus froid, plus calculateur. Il lui fait un peu peur. Mais elle sait déjà qu'elle n'a pas le choix. L'adolescent lui explique rapidement qu'il lui faut un moyen de rester seul dans la chambre, jusqu'à ce qu'il ait trouvé ce qu'il cherche...
‒ Tu sais ce qui arrive aux voleurs ? siffle Clama.
‒ Ne vous en faites pas, même si je suis pris, je n'ai aucune raison de vous impliquer.
‒ Crétin ! Tu n'es encore qu'un enfant ! Tu pourrais être mon fils ! C'est pour ça que je m'inquiète ! Je ne vais pas te remercier en te laissant aller à la potence !
‒ Chut ! Parlez plus bas !
Dans son émotion, la couturière a trop haussé la voix et certains se retournent vers eux. Leur discussion dure depuis assez longtemps pour être inhabituelle et la maitresse-couturière appelle sèchement Clama. Celle-ci en profite pour filer. Mais avant qu'elle ne s'éloigne, Kayel la saisit par le poignet et la force à le regarder dans les yeux.
‒ Je le ferais. Avec vous ou sans vous. J'ai besoin de votre aide pour diminuer les risques, c'est tout. »
Elle serre les dents puis lui fait un signe de tête.Elle accepte. Puis part sans un mot de plus.
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