Plus difficile que prévu
La pointe de la longue épée de Kayel bouge, il ne peut pas l'empêcher de dessiner de petits huit dans les airs. Il l'avance un peu, espérant plus ou moins l'appuyer sur le cou de l'homme. Mais après ? Comment pourra-t-il prendre son or tout en le menaçant ? Il faudrait le tuer, comme ça, à froid, et Kayel commence à réaliser que ce serait bien différent de ce qu'il s'imaginait.
Tandis qu'il hésite, l'homme roule sur lui-même et tombe du lit. Kayel donne un grand coup d'épée pour l'arrêter, qui ne fend que de l'air et les plumes du duvet. Protégé par le lit, l'homme attrape son épée et dégaine avant de se redresser. Il a un sourire cruel.
_ Tu ferais mieux de filer, gamin, tant que je suis d'humeur généreuse.
_ Pourquoi ? On a une épée chacun, la partie est loin d'être finie !
L'homme ricane. Kayel, furieux, lui donne un grand coup d'épée. Dans un mouvement trop rapide pour être perçu, l'homme pare, puis emprisonne la lame sous la sienne et d'un mouvement sec du poignet l'arrache de la main de Kayel.
_ Trop tard pour la pitié. Les sales gosses aussi stupides que toi ne méritent que la mort.
L'adolescent recule d'un pas. Lentement. Trop lentement. Si son adversaire n'avait pas pris le plaisir sadique de faire durer l'attente, il serait mort. Au lieu de quoi l'épée de l'homme en marron s'appuie sur la veste de cuir de Kayel, à l'endroit où son cœur bat follement. Le cuir épais l'empêche de sentir la pointe d'acier, mais il ne se fait aucune illusion : elle n'aura aucun mal à le transpercer de part en part.
_ Qu'est-ce qui t'a prit de venir me voir ? Quelqu'un t'a demandé de faire diversion ?
Kayel approuve. L'homme ricane et demande qui, d'une voix lourde qu'il doit croire enjôleuse. Kayel n'a aucun mal à faire ressortir sa terreur quand il demande :
_ Pitié, écartez la lame... je ne peux plus respirer...
Lentement, l'homme s'exécute, d'à peine une dizaine de centimètres, mais c'est bien suffisant pour l'adolescent qui a revu ses plans : oublié l'or, tout ce qu'il veut c'est sauver sa peau, et il se doute bien que ce n'est pas en comptant sur l'indulgence de son ennemi qu'il y arrivera. Il se laisse tomber brusquement au sol et profite de la surprise de l'homme pour l'attraper par un pied et le faire tomber. Tenter de le faire tomber. Solide comme une statue de granite, celui-ci bronche à peine et lui envoie le pied en question dans les dents. La douleur envahie la tête de Kayel et se combine au choc pour l'empêcher de penser à quoi que ce soit. Il est à terre et l'autre le bourre de coups de pieds. Il ne peut que se recroqueviller sur lui-même, plus question de contre-attaque. Il sombre tout au fond d'un gouffre de douleur.
Enfin la tempête cesse. Kayel se demande s'il ne s'est pas évanoui, mais la douleur est toujours là. Il entrouvre un œil prudent. Il ne voit rien. La pièce est à présent plongée dans le noir. Mais au bruit, elle est loin d'être vide. L'homme en marron se bat furieusement contre quelqu'un d'autre, quelqu'un qui se défend trop pour être Zélie la rouquine, quelqu'un qui a une épée aussi. Et à entendre les jurons et les menaces, c'est quelqu'un qu'il connait.
Kayel se redresse précautionneusement, d'abord pour ne pas se faire repérer, ensuite parce qu'il a mal partout. Il tâtonne jusqu'à retrouver son épée. Peu à peu ses yeux s'habituent à l'obscurité toute relative de la chambre où un rayon de lune remplace la lanterne, et il peut distinguer un spectacle à couper le souffle.
Les deux duellistes dansent l'un autour de l'autre, ignorant les obstacles qu'ils repoussent négligemment ou escaladent à reculons, sans que leurs épées ne cessent un instant de jouer leur dialogue mortel. Rien à voir avec les spectacles de théâtre auxquels Kayel a déjà assistés, ni avec les jeux qu'il partageait avec ses cousins à grand renforts de bâtons. Ils ne cherchent pas à frapper la lame de l'autre. Ils s'avancent et tailladent, ne s'arrêtant que pour esquiver un coup mortel ou laisser une ouverture feinte. Pièges et charges agressives se succèdent à un rythme digne de l'enfer et Kayel s'attend presque à voir les flammes jaillir de leurs pas à la suite des étincelles bien réelles de leurs épées qui s'entrechoquent.
Finalement l'adolescent reprend ses esprits quand l'un des combattants lui marche presque sur la main : ils l'ignorent, c'est le moment ou jamais de filer.
Mais, tant qu'à filer, autant donner un coup de main à ce sauveur tombé du ciel et ne pas partir sur une défaite complète.
Kayel attrape un tabouret, se redresse en se plaquant contre le mur et guette le bon moment. Il ne distingue aucun visage et les deux adversaires tournent très vite, mais l'un d'eux a une capuche (le moine de tout à l'heure ? dans ce cas, son déguisement était bien plus efficace que celui de l'adolescent...) et Kayel vise la tête de l'autre. Pas assez bien, il ne l'assomme pas et heurte son épaule à la place, mais ça suffit : l'homme en marron chancelle et l'homme à la capuche l'embroche sans plus de difficultés qu'un poulet. Il se tourne alors vers Kayel et lui lance quelque chose en disant :
« Et maintenant, gamin, je te conseille de filer et d'oublier ce que tu viens de voir. »
Sans se soucier de voir si Kayel l'écoute, l'homme fouille dans les affaires de celui qu'il vient de tuer et en retire quelques objets. L'adolescent tâtonne devant lui pour retrouver l'objet qu'il lui a jeté. C'est une pièce. Kayel est giflé par l'humiliation.
Il vient de l'aider à tuer un homme, pas à monter ses valises ! Il n'a pas à être traité comme un laquais ! Kayel jette la pièce à terre avec rage. Trop tard pour que l'homme à la capuche s'en aperçoive : il est déjà parti. Kayel hésite quelques instants à fouiller dans les affaires du mort mais renonce. Il n'a pas l'intention de devenir un détrousseur de cadavres. Et à présent que l'autre a fui, il est grand temps de suivre son conseil et de filer à son tour, car le vacarme des combats a alerté du monde. Kayel sort la tête de la chambre et la rentre aussitôt. Il y a des gens dans le couloir et ils sont beaucoup trop nombreux. Il semble plus prudent de s'éclipser par la fenêtre. Il est au deuxième étage, mais le mur badigeonné de chaux est renforcé par de longues planches de bois sombre, c'est un jeu d'enfant pour lui de se glisser le long d'une traverse et de descendre en désescaladant. Les prises ne sont pas bien larges, cinq centimètres au mieux,l'exercice est plus difficile qu'avec le mur si familier de sa propre maison.Pourtant, mélangeant souplesse et assurance, Kayel n'est en fait gêné que par son épée trop encombrante. Il finit par prendre appui des deux pieds sur une fenêtre du premier étage – tandis qu'il entend, au-dessus de lui, les cris des aubergistes découvrant le corps – et par dégager l'arme et son fourreau qu'il installe sur son dos. C'est beaucoup mieux.
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