11 | La Ville Héros
J'ouvris les yeux sur un plafond blanc, réveillée par des bruits de rires et de voix. Je me levai d'un geste brusque. L'endroit était sombre et mal éclairé par quelques cristaux posés sur une table au milieu. J'étais sans doute toujours dans le centre des soigneurs sous-terrain.
De l'autre côté de la pièce, deux lits posés côte à côte, et deux filles s'amusaient avec une bouteille vide. L'une avait le bras en écharpe, l'autre le pied soutenu vers le haut. Les deux pourtant riaient aux éclats. Je me sentis soudainement pitoyable.
Je sortis de mes draps, et attira leur attention. Elles me regardèrent longtemps, puis l'une d'entre elles me dit :
« - tu es réveillée. tu semble aller mieux.
La honte me submergea. Sans me laisser le temps de faire quoi que ce soit, son amie continua :
« - mademoiselle peut nous faire une faveur?
- oui, quoi?
- ramène-nous de l'eau s'il te plait.
Elle me tendis la bouteille. Je la pris, soulagée de ne plus être un problème de plus.
- et où est le puit?
- Il n'y en a pas, répondit-elle. Il est empoisonné. C'est un oiseau envoyé qui rapporte l'eau d'habitude.
-va voir dehors, tu le trouveras, dit l'autre.
Je sortis bredouille. Dans le couloir, je croisais d'autres soigneurs qui marchaient en file vers la sortie, des bouteilles vides à la main. En route je croisais le Soigneur chef.
« - tu t'es réveillé? demanda-t-il d'un ton hautain. C'est bien, ajouta-t-il en me voyant la bouteille à la main suivant la file.
Après d'interminables escaliers, je mis enfin le nez dehors, et je fus accueillie par la même odeur que la veille : l'odeur de la guerre. Nous marchâmes quelque peu. Non loin de là, un oiseau chargé de stock d'eau et d'autres ravitaillements s'était posé. On se dirigea vers lui et on s'empressa de tout charger et retourner vers le centre en courant.
Une fois de retour, je trouvais le Soigneur chef en compagnie des deux filles à qui je remettais leur eau. Le Soigneur les examina, tâta le bras de l'une et lui enleva ses bandages, fit marcher l'autre jusqu'à son bureau, et leur annonça elles pourraient rentrer chez elles aujourd'hui même. Avant de partir, l'une d'elles s'approcha de moi :
« - merci pour l'eau.
- Ce n'est rien. vous êtes sûrement contentes de pouvoir rentrer.
- Oui. je peux enfin marcher à nouveau. On va venir nous prendre bientôt.
- Et où allez-vous ?
- Au souterrains bien sûr. Notre maison a été brûlée.
J'observai son énigmatique sourire en silence. Une dame vint les chercher à l'entrée. Je les suivis du regard jusqu'à les voir se fondre avec l'horizon blanc.
De retour à l'intérieur, le Soigneur-chef me fit appeler. On m'introduit dans une pièce aux murs couverts de vitrines renfermant des livres et des outils de soins entassés à la hâte. Un bureau surchargé de feuilles et d'instruments trônait au centre, et derrière lui était assis ce vieil homme aux cheveux et à la barbe grisonnants, au front ridé taillé de deux sourcils révélateurs, et au regard toujours en colère qui imposait la peur et le respect de tout ceux qui l'entouraient, dont la majorité l'appelait "Chef". il devait être le soigneur principal de cet établissement, pas juste un soigneur responsable d'un genre de maladies qui supervise les autres. D'un geste, il me somma de m'asseoir.
« - Alors, commença-t-il d'une effrayante voix monocorde. Le hasard vous a amené dans notre ville et grâce à ça, une vie a pu être sauvée. Tout le monde vous en est reconnaissant. Mais vous n'êtes pas d'ici.
- Non, monsieur.
- Qu'êtes-vous venue faire ici?
- Rien de particulier.
Ma réponse sembla l'agacer.
- Pourquoi êtes-vous là plutôt qu'ailleurs. Soyez claire.
- Juste un hasard. J'avais pris une direction arbitraire, et le vent m'a poussé ici.
Il ne parut nullement satisfait de cette réponse et chaque mot que je sortais l'énervait davantage. Son visage prit une expression de jugement et de méfiance. Moi-même je n'avais pas de quoi justifier ma présence clandestine ici. Il dit de façon sèche :
- Qu'est-ce vous faites ici au juste?
J'eus préféré ne pas rouvrir ma bouche. Je répondis néanmoins :
- Monsieur, je ne suis pas un criminel en fuite, mais il se trouve qu'un compromis indésirable m'a poussé à quitter mon île d'origine. J'ai vécu quelques saisons dans une cité de la contrée, mais mon hébergeur est mort. Je n'ai eu d'autre choix que de partir ailleurs, et le hasard m'a guidé ici.
Il me contempla, le regard sévère :
- j'ai pu comprendre que vous êtes un soigneur.
- juste une aide.
- Une aide-soigneur en fuite. De quel pays peut-on fuir alors qu'on peut aider...
Son esprit partit dans une réflexion bien loin d'ici, puis son expression mua encore, et il cria pour la seule fois :
- Je hais les fuyards, il n'apportent que des problèmes.
Il finit par revenir à son état d'origine et me déclara avec la même froideur :
-Vu que rien ne semble vouloir vous récupérer, je vous autorise de rester ici, à condition d'aider. Prenez une blouse et une paire de gants et faîtes tout ce qui est faisable. personne n'est inutile ici.
- oui, monsieur.
- appelle-moi Maître.
Nom prétentieux, mais il est vrai qu'il a été le maître de tous les autres soigneurs du centre. Je remerciai d'une révérence et m'apprêtais à partir quand il ajouta :
« Encore une chose.
Je me retournai, l'interrogeant du regard.
« - si on me signale un seul geste suspect de votre part, même s'il est insignifiant, vague et signalé par une personne peu sûre, personne ne paiera cher votre peau.
Je réfléchis longtemps avant de répondre, me demandant ce qui pouvait bien générer tant de méfiance :
- Vous pensez que je suis un espion?
Il ne répondit pas. Son regard le fit à sa place. je m'en allais.
Une des soigneurs me donna une paire de gants neufs et me mis au travail minutieux de nettoyage des ustensiles d'opérations.
Les mains dans l'eau bouillante, on enlevait le sang, puis à peine sortis de l'eau on les gelaient dans un bac à cet effet. Ce passage d'une température à une autre tuaient toutes les impuretés, et mes mains par la même occasion. Les doigts déjà meurtris, je ne renchérit pas et me mit à cette besogne à laquelle j'étais habituée, mais non sans lâcher un : ça commence bien.
Un autre soigneur vint me chercher. Il avait besoin d'assistance pour une opération. J'aidais ainsi ça et là celui qui en avait besoin, me balladant sans relâche parmi les couloirs du centre pendant deux brises continues avant de pouvoir enfin me reposer.
J'avais dans le milieu vite pris le surnom de "Novy" qui signifiait novice ou nouvelle recrue. Mais je ne me plains pas : ici des gens risquent de mourir et on a une chance de les sauver. Et cet espoir et l'énergie qu'il engendrait rendait fou, tandis que ne rien pouvoir faire meurtrit juste le cœur et alourdit le corps. En fin de compte, j'étais fatiguée mais heureuse, contente d'avoir servie à quelque chose, si petit qu'il soit.
Mais ma joie fut très courte car interrompue par le fracas d'une maison voisine. Je me levais et ne bougeais plus de ma place, comme si un seul de mes mouvements aurait pu prévenir les assaillants de ma position. Le bruit persista, et s'éloigna lentement. Dès qu'il ne fut plus audible, je déambulais dehors.
Tous le personnel du centre était en alerte. Le Maître-Soigneur envoya quelques volontaires dont moi aller chercher les blessés sous les décombres. Chacun pris seul une direction. J'allais droit d'où le son me parut venir, et je fus rassurée de ne trouver aucune trace humaine.
Tout le monde avait sans doute rejoins les souterrains, inconnus de l'ennemi. Je m'arrêtai pour regarder autour de moi : Bien que tout n'était que destruction et neige, je ne pus m'empêcher d'admirer les arbres aux troncs jaunes qui bordaient la route principale. Ceux-là étaient intactes, bien vivants. De leurs rameaux, ils cachaient à moitié un établissement nuageux à la facade rasée par un projectile et dont les conduits d'eau fuyaient.
Plus loin, un jardin d'enfants avec ses jouets et ses bancs. Mais rien d'autre pour l'animer que la poussière et la neige. Personne pour s'ennuyer en écoutant un appreneur à la voix sans âme. Personne pour sortir en courant aller s'amuser. Personne.
Ces enfants n'ont donc même pas eu droit à la vie minable que j'ai connue?
Non. Ils ont grandi dans les souterrains, dans la peur, dans la maladie et le manque. Et pourquoi ? Je ne sais pas. Jouer et apprendre est inutile, mais peut-être qu'ils voulaient eux aussi essayer, peut-être qu'ils s'y plairaient, et qu'ils en feront de grandes choses.
J'imaginais une cloche retenir et des enfants courir leurs feuilles à la mains, le sourire sur le visage, vers le jardin où ils jouaient après de longues heures d'écoute. Aussi, des porteurs qui les attendent à la porte, qui les raccompagnent chez eux. Certains jouent même avec eux.
Un paysage balayé par la poussière d'un projectile. Comment est-ce qu'on peut détruire un endroit si beau? La boîte aveugle les gens à ce point? Les hommes à son contact deviendraient des machines qui avancent et broient corps et âmes sur leurs passages? Il faut le croire.
Un bourdonnement proche me rappela à la réalité. L'esprit figé, les boyaux serrés par la panique, je courais aveuglément, pensant sans doute pouvoir éviter quelque chose ainsi stupidement. Je m'abritai dans les escaliers mal couverts d'une bâtisse proche, et je m'assis sur une marche, attendant le passage des oiseaux d'attaque. Les membres tremblants et les yeux fermés, je plongeais dans une transe qui dura longtemps avant d'en être sortie par un contact sur mon visage. C'était une femme qui me tapotai la joue pour me réveiller. Elle me fit signe de la suivre en bas des escaliers que je descendis avec elle. Là, je découvrit tout un emménagement sous les décombres où plusieurs personnes s'abritaient. Dans le lot, je reconnus les deux filles du centre et la dame avec qui elles sont parties. L'une d'elles vint me saluer :
- Comme on se retrouve, mademoiselle!
- C'est donc ça un souterrain?
- Oui. Tu devras y rester jusqu'à ce que ça soit sûr là-haut.
Je pris place dans un coin, gardai mon silence, et examinai d'un œil attentif les présents. C'étaient des gens d'âges très différents qu'aucun lien de port ne semblait lier. Il y avait plusieurs gens âgés, des dames et des enfants, et aucun monsieur.
Tous étaient emistouflés dans des vêtements de sortie et se serraient sur un gros tapis posé sur le sol. Il faisait là aussi froid que dans la rue, et la buée sortait des bouches en cadence. Quelques chuchotements et cris d'embryons constituaient l'attribution sonore de ce lieu. Quelques enfants s'avancèrent vers moi, un même regard curieux sur le visage.
« - Dites, quel est votre nom?
- on m'appelle La Recrue.
Ils rièrent.
- Dites, avez-vous des nouvelles des troupes du nord? Elles viennent nous sauver pas vrai? Elles arrivent quand?, demanda un petit au nez rouge et au bonnet bariolé.
- Je ne sais pas.
- Bien sûr qu'ils vont venir. Mon père est parti avec eux. Il a promis de revenir, lança un autre.
- Quoi?
- Vous croyez qu'ils vont arrêter les bombardements et reconstruire nos maisons?, dit le troisième.
- Sans doute oui.
Ses questions m'embarrassèrent. Je ne voulais pas décevoir ses pauvres, mais je ne voulais pas non plus leur donner de faux espoirs.
- Vous avez vu des galanthes?
Cette phrase, prononcée par le plus jeune d'entre eux, suscita autant mon étonnement que le leurs.
- Vous savez, la galanthe, c'est la fleur de la paix. Si on la voit percer la neige et ses clochettes fleurir, c'est que la guerre va finir.
- Mais non ça annonce juste le printemps, imbécile, dit un garçon plus loin qui écoutait.
Le partisan des galanthes allait rétorquer de forts arguments, mais la fille de l'hôpital le souleva dans les airs et dit :
- Ok, S'tvan. On va bientôt sortir et chercher toutes les galanthes que tu voudras. En attendant, laissez mademoiselle, euh...La recrue tranquille.
Les enfants s'éloignèrent en riant et en répétant mon sobriquet tout en faisant des pirouettes dans la pièce. La fille vint s'asseoir près de moi en soutenant son pied :
« - Les gosses, dit-elle en souriant.
- Ta jambe ne te fait pas trop mal?
- Ça va. Ils t'ont vraiment surnommer la recrue? Ils sont rigolos ces soigneurs.
- Ouais. Au fait, je me demandais...
- Oui?
- depuis quand il y a la guerre ici?
- Depuis 24 saisons environ.
- C'est impossible. Il y a 24 saisons j'étais encore chez moi au Crépuscule et il n'y avait aucune guerre. Du côté de la Sphère non plus.
- Mais ce n'est pas une guerre générale. C'est quelques forces du Nord de Suv' qui font des problèmes.
« Au début, on a cru qu'ils voulaient faire la guerre avec le Sud à propos d'un problème de carbone, mais après on a compris qu'ils n'avaient rien à faire de nous autres les gens civils. Ils veulent faire de nous leurs esclaves et prendre le contrôle de toutes les terres du Nord. Alors qu'on est le même peuple ...
« Ceux du Sud se sont bien sûr opposés et se sont mis à avancer pour nous délivrer de ces forces folles. Sauf qu'ils ne sont pas encore arrivés ici, et quand ils le feront, rien ne pourra empêcher les forces du Nord de nous utiliser comme des otages. Heureusement, on sait bien se cacher, sinon ils nous aurait tous égorgés sur place.
Je me rappelais alors ce que j'avais vu sur la place non loin du centre. La place est une sorte d'endroit où les gens qui ont la même direction se rendent et marchent ensemble. Sur cette place de la ville, des chandelles, des bouquets de fleurs ont été laissés, disposés près de jouets ou d'autres objets personnels. Mon cerveau fit une horrible liaison.
« - Mais alors... la place...
Elle soupira.
- Oui. C'est arrivé il y a cinq brises : des gens attendaient sur la place, un groupe de ses maudites forces est passée et ont tué tout le monde. Et personne n'a pu s'y opposer.
Elle se forçait à garder le sourire pendant qu'elle disait ses mots, alors que je sentais mon cœur s'essorer dans mon corps gagné par le froid. J'articulai quand même d'une voix étranglée :
- Et, le nom de la ville, La Ville Héros, c'est dû à ça? À votre "endurance" ?
- Ça non. Le nom date d'il y a avant cette guerre. On peut dire qu'il prend enfin sens.
Son visage se décomposa. Deux larmes contournèrent son visage. Elle eût un rictus et éclata d'un rire coupé de spasmes.
- Ce nom c'est une idée de Karasny, car cette ville est la seule qui n'a pas rejoint Aster lors du grand duel. Et quand Belyy y avait mis le pied, on l'avait attaqué à coups de fourches pour le chasser, car il écrasait les champs. Karasny a dit que cette ville était aussi forte et courageuse qu'un héros car elle a osé s'y opposer. Il en avait des idées bizarres lui aussi. C'est pas comme si ça signifiait quelque chose.
Ses pleurs étaient saccadés et entrecoupés de petis moments de rires pendant lesquels elle se couvrait la bouche. Je me penchai vers et l'etreignis contre moi en lui caressant le dos.
- Non au contraire, dis-je. C'est un nom bien mérité.
Tout le monde vint bientôt entourer cette pauvre fille de câlins et d'encouragement qu'ils avaient tous besoin d'entendre.
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