Le collectionneur de fées :
Si on avait été au Far-West, y'aurait eu une grande rue pleine de vide et de soleil, un saloon sur la droite et ces drôles de buissons roulant dans le désert, mais là, c'était Londres, alors il y avait du monde sur le trottoir, des bagnoles sur le bitume et pas un gramme de soleil.
Et puis Patronne n'avait pas de holster, juste un poing prêt à être dégainé si besoin il devait y avoir. Sauf que l'curé, il n'avait pas l'air très ok pour en découdre, il avait plutôt l'air peinard, devant la porte du café. Mains dans les poches et clope au bec, à croire qu'il attendait un pote.
Ami.e avait bien fait d'courir la chercher, elle allait lui remettre sa barre sur son crucifix et puis il repartirait, loin d'Londres. Juste trois mots, même pas, deux suffiraient, et puis elle rentrerait retrouver ses mômes. Ce soir, c'était crêpes en famille, même son mari était là, ils allaient se gaver en regardant des dessins animés, et demain ils auraient le ventre tout gonflé.
Pourquoi avait-elle si peur ?
C'était con.
Des timbrés, elle en gérait tout l'temps, c'était l'commerce qui voulait ça, et y'en avait jamais eu un qui lui avait foutu les j'tons. Même l'autre là, qu'avait pas de quoi payer et qu'avait voulu la frapper au ventre, ou celle-là, qu'était venue avec une môme, un morceau d'choix pour un ragoût qu'elle disait.
Elle était la Patronne, avec une majuscule et tout l'bordel, et son nom faisait trembler tout l'monde souterrain, jusque dans les abysses, alors c'était pas un pauvre type surgi du fin fond de la cambrousse qui allait la mettre K.O.
Voilà. Ventre en avant avançant en terre conquise, ici c'est moi qui commande alors la ferme, c'était ça que tout son corps devait dire.
« Maureen. »
Il écrasa sa cigarette contre le mur et lui ouvrit la porte, elle ne bougea pas et balança le menton en avant, vas-y, entre et j't'e suis. Ils s'installèrent, commandèrent, pas un mot, fallait qu'elle se décide à causer, s'il commençait, l'avantage serait de son côté.
« Tu veux quoi ? »
Simple, efficace, comme la boisson qu'elle avait demandée.
Elle touilla le contenu de sa théière, comme si tout cela la faisait juste chier.
« Tu as d'autres enfants ? »
Patronne essaya de ne pas réagir, elle réussit, plus ou moins, son visage resta presque impassible.
« Si tu veux voir la tienne, trois lettres : non. »
La petite avait grandi sans père, et ce n'était pas demain la veille que ça changerait. Elle ne lui avait jamais menti, pas vraiment, il n'y avait eu que les moignons dont elle n'avait jamais parlé, mais sinon elle connaissait l'histoire.
« Je voudrais prendre rendez-vous. Pour ma compagne. »
Le con.
S'il avait voulu voir sa fille, Patronne aurait p't'être accepté de lui montrer des photos, elle aurait pu être gentille, l'amour envers ses enfants, ça elle connaissait bien. Elle lui aurait même donné quelques anecdotes, des histoires de quand elle était toute bébé, mais non, le con était juste là pour affaires.
« Où est-elle ? »
Comme si elle avait l'intention d'accepter.
« Chez nous. »
Et, voilà, la raison parfaite de l'envoyer promener, et de mettre fin à la discussion.
Elle avala une gorgée de thé et se cala contre la banquette.
« Chez toi. »
Elle prenait son temps, c'était elle qui dirigeait, qui donnait le verdict, elle pouvait.
« Cela ne va pas être possible. Je reçois toujours les futurs amputés en personne, et seuls. »
C'était vrai, au début, elle ne le faisait pas, et puis elle avait vite appris que souvent, c'étaient les conjoints et les conjointes qui faisaient pression, que l'autre n'en avait pas du tout envie. Du coup, valait mieux être en tête à tête, pour mieux creuser et leur tirer les vers du nez.
« Elle ne peut pas se déplacer. »
Il sortit un petit carnet, un album photo, et le poussa vers elle.
Tiens.
Il était peut-être moins pourri que ce qu'elle croyait, s'il ne voulait pas voir sa fille, c'était juste parce qu'au fond ce n'était pas la sienne, peut-être qu'il en avait eu d'autres, en secret, des mômes qu'ils avaient regardés grandir.
Patronne attrapa le carnet, effaçant toute trace de curiosité de son visage, il ne fallait pas laisser voir qu'elle était intriguée.
Elle absorba une gorgée de thé, tourna nonchalamment la couverture et regarda la première page, juste un prénom, et une date, curieuse, cette date, si c'était celle de naissance, la compagne était jeune, pour un vieux comme lui. Elle calcula rapidement que ça devait tout juste lui faire vingt et un ans.
Deuxième page.
Sa gorge se contracta, violemment.
Le thé ne pouvait plus descendre, ni remonter, elle s'étouffa.
Merde, les rênes venaient de lui glisser des mains, ce n'était plus elle qui conduisait.
Elle tâcha de reprendre son sang-froid, peine perdue, elle faisait à peine illusion.
Première photo, une prise à l'école, gamine souriante, dents de devant écartées, cheveux sombres bien nattés, jolie petite robe à carreaux et les mains croisées sur les genoux. Des petites mimines de gamine, toutes potelées, avec de l'encre sur les phalanges et, tiens, l'une d'elle manquait. L'index de la gauche, était le plus petit de ses frères, coupés presque à ras.
« Un accident, avec une chèvre. Elle lui a presque sectionné le doigt, ça tenait encore, mais ils ont dû couper, à cause de la nécrose. »
Patronne feuilleta le reste, sans vraiment s'arrêter, toute une enfance se déroulait devant elle, avec gros plans sur le moignon, parfois, très souvent, et les mains dans plein de positions. Et puis l'adolescence, et trois autres doigts manquants.
« Elle a dit que c'était un accident, en coupant du bois pour la cheminée. Personne ne l'a crue. Elle était obsédée, même toute petite, par cette partie d'elle. Quand l'accident a eu lieu, il n'y avait personne à la ferme, elle est restée toute seule, longtemps, à regarder la blessure, et le doigt qui pendait. Je n'aime pas chercher des explications, mais ça vient sans doute de là. »
Sa voix était calme, presque douce, il buvait son café à petites gorgées, comme s'ils parlaient de la pluie et du beau temps, surtout de la pluie, mois de novembre oblige.
« Egan a tourné comme ça, aussi, après ton départ. Je ne dis pas que c'est de ta faute, bien sûr que non. Mais il était fragile, tu le sais bien, un rien le bouleversait, deux mois après que tu ne sois partie, il s'est amputé l'autre jambe, avec une hache. Il en est presque mort. Aujourd'hui, il ne lui reste même plus de bras. »
Patronne frissonna.
Ça voulait dire qu'ils étaient toujours là-bas ? Les quatre autres fées, est-ce qu'elles étaient toujours là-bas ? Sous la coupe de ce timbré ? Elle avait toujours soupçonné qu'elle n'était pas la seule, à l'époque elle pensait que juste l'autre fille avait le droit aux mêmes privilèges qu'elle, parce que les autres, enfin, c'étaient des garçons quoi. Et puis, lorsqu'elle apprit que les garçons baisaient parfois des garçons, elle avait commencé à avoir des doutes, mettre certaines significations sur certains gestes.
« Abby est morte. Un accident de chasse, elle s'est pris un projectile perdu, c'était pas mortel comme blessure, mais elle était toute seule dans la campagne, personne n'est venu à son secours, elle s'est vidée de son sang. Erwan et Clément vont bien, ils travaillent à la bibliothèque et au bar, je continue à prendre soin d'eux.»
En fait elle avait eu de la chance, d'être tombée en cloques et d'avoir été mise dans ce bus.
« Combien ? Il y en a combien ?
— Douze. »
Impossible que ça soit tous des accidents.
« Lorsqu'ils sont petits, c'est facile tu sais, et puis après ils apprennent à vivre avec, comme toi. Tu n'as pas trop souffert de cette jambe en moins Maureen, je le sais. Au début tu étais triste, tu ne pouvais plus jouer, et puis après tu as commencé à lire, à dessiner, tu as appris qu'il y avait plein de choses qu'on pouvait faire, avec une jambe en moins. »
Ouais, c'est ça, son enfance avait été un havre de paix, avec son père gueulant parce qu'elle ne pouvait plus aider à la ferme, et sa mère qui se plaignait qu'elle ne pouvait pas aider à la maison. Y'avait juste eu sa mamie, qui elle ne disait rien, sauf que Dieu savait ce qu'IL faisait et que s'IL avait voulu qu'elle survive mais avec un membre en moins, alors il fallait l'accepter, IL avait toujours de bonnes raisons. Elle lui avait appris à cuisiner, là, t'as pas besoin d'être debout, tu vois, et lui parlait toujours de son chat à trois pattes, qu'elle avait eu étant môme, le plus rapide et le plus efficace chasseur de rats de la ferme.
« Je t'ai dit que je ne prenais rendez-vous qu'avec les personnes concernées, la discussion est close.
— Elle ne peut pas se déplacer. Regarde. »
Il bascula à la fin de l'album.
Horreur.
Elle était si mignonne, comme une poupée aux membres arrachés, et son sourire était si vrai.
« Et tu voudrais que je fasse quoi, en plus ? Elle n'a plus rien à couper.
— Elle le sait, et ça la rend triste. Elle voudrait voir à quoi elle ressemble, de l'intérieur. Elle est prête à te donner du foie, un rein, ce que tu souhaites, en retour elle veut des photographies, de l'opération. »
Ce n'était pas la chose la plus étrange qu'on lui avait demandée, mais c'était un non catégorique qui sortit de sa bouche. Parce que c'était lui, et parce que cette fille, elle ne pouvait rien savoir d'elle, un sourire, ça se fabrique, y'en a qui sont très doués pour ça, alors c'était hors de question.
« Tu pourrais revenir. »
Y croyait-il vraiment, en disant cela ?
« Tu seras heureuse.
— Je le suis déjà.
— Là-bas tu seras avec les tiens.
— Parce que nous les monstres de foire, on ne peut traîner qu'entre nous, c'est ça ?
— Ce n'est pas ce que j'ai dit. Je te comprends, mieux que quiconque.
— Non. Avant, oui, je ne vais pas mentir, réécrire le passé ou quoi. Avant, oui, tu étais celui qui me comprenait le mieux, et j'ai été heureuse avec toi. Et puis tu m'as larguée dans une grande ville, et j'ai appris à être heureuse toute seule. »
Elle se leva, sans sa tasse, son thé était froid.
Elle n'avait peut-être pas gagné, mais au moins c'était terminé.
« Repars en Irlande. Ou reste ici. Fais comme tu veux, mais reste loin de moi. Et n'essaye pas de gagner le monde d'en dessous, tout le monde connait déjà ta tête et les consignes à appliquer s'ils te voient. »
Patronne laissa de la monnaie sur la table, enroula son écharpe autour de son cou.
« Est-ce que tu as d'autres enfants ? »
Elle ne répondit rien, et en passant la porte elle entendit juste, comme un murmure :
« Je suis sûr qu'ils pourraient être des fées, comme toi. »
Hello!
J'adore les méchants comme le curé! Un ton doux, des bonnes manières, un comportement très posé, pas du tout dans le genre hystérique. Et vous? Il vous a plu? Pensez-vous qu'on doive s'inquiéter pour les gamines de Patronne?
Oh et une petite chose, que j'aurais sans doute du préciser dès le début, vous savez quand je raccourci Péri en P? Techniquement ça se prononce "Pi", à l'anglaise quoi.
Dans le prochain chapitre on retrouve Papy dans Lili, la p'tite sorcière. Yep, après une référence à Saint-Exup c'est au tour de Miyasaki d'avoir le droit à son mini hommage.
Oh et, avant de vous laisser partir, ce roman change encore une fois de couverture!
C'est @Aampersand qui l'a faite et voici quelques explications de sa part sur le pourquoi des différents trucs sur la couverture:
"Alors celle que tu as choisi parce-que le comparatif entre les quartiers un peu mal famés et la nature et parce que c'est sombre et inquiétant mais quand même accueillant y a une belle harmonie dans cette image. Et y a cette idée de marginalisation avec ce les plantes. Et la lumière est douce
Et (Zoë tu oublies l'évident) tout le vert en rapport avec le néon du restaurant ^^
Oh et bien évidemment le Big Ben que j'ai rajouté, le Londres connu caché derrière les feuillages, caché derrière ce qui se passe dans l'histoire ^^"
A la semaine prochaine!
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