
Celui qui veille :
Assis sur son carton comme on s'affale sur l'plus moelleux des fauteuils, il payait pas d'mine, le vieux. Fringues n'ayant pas connu de machine d'puis belle lurette, gueule ravagée par l'temps et la rue, odeur âcre de peau sale et de tissu mouillé.
Un clodo parmi d'autres, mais le seul de la rue, d'puis quoi ? Toujours sans doute, peut-être un peu moins. Il faisait partie de ce quartier comme cette rose taguée sur un mur, cette fissure sur l'trottoir ou c'lampadaire penché.
« Salut papy ! »
Un mioche, dix ans à tout casser, la trogne constellée d'taches de rousseur et d'confiture, sac sur les épaules et cartes à jouer en main passa devant lui.
« Salut p'tiot, t'as dictée aujourd'hui nan ?
— Bah on est mardi hein. »
Et l'mardi c'était le jour des textes énoncés à voix lente, sans aucune inflexion de voix et des ratures au stylo rouge sur le cahier. D'puis plus d'trente ans c'était ainsi, il en avait connu des mômes qui l'deuxième jour de la semaine partaient à l'école en s'morfondant sur les conjugaisons et les règles barbares.
Sauf la gamine, là, dans les années combien d'jà ? Soixante, plus ou moins une poignée d'années. Une graine de p'tit génie, toujours l'nez dans un bouquin et une question sur l'bout d'la langue. Elle était repassée, un jour, transformée en une adulte triste et désabusée, son divorce venait d'être prononcé et sa mère avait clamsé au même moment.
Pas d'chance.
Quelques pièces cliquetèrent dans le bol posé d'vant lui et il souleva son chapeau en remerciement. Vivre dehors dans le caniveau ne lui avait jamais fait perdre ses bonnes manières, bien au contraire, ça les avait aiguisées.
La journée s'annonçait calme.
Les mômes partaient pour l'école, les adultes pour l'boulot, bientôt la rue s'vida, vivement les vacances, que cela redevienne un peu plus vivant. Aux alentours de dix heures la boulangère, cette vieille conne, sortit sur le palier de sa boutique et l'assassina du regard, comme si c'était sa seule présence qui faisait fuir le client, vers midi un forain installé dans le terrain vague d'à côté lui laissa une demi barquette de frites et des saucisses.
Il était sympa, un peu trop porté à faire du gringue aux minettes venant faire un tour dans son attraction mais on a tous les défauts qu'on peut hein, et toujours aimable. C'n'était pas toujours l'cas, certains s'montraient hautains envers lui, comme pour bien lui faire comprendre qu'il y avait marginal et marginal mais le vieux s'en foutait pas mal, tant qu'il avait d'quoi grailler.
« Salut papy ! Cool, des frites ! »
Elle c'était la pire.
La plus horrible gosse de toute cette putain de capitale.
Un atroce petit bout de femme coiffé comme un panneau d'signalisation, l'visage mangé par des binocles grandes comme sa tête, fringué à la vas-y comme ça vient et avec, fallait le dire, des affaires d'coeur pas très comme il fallait.
Il l'adorait.
« Eh bah vas-y, te gêne surtout pas. »
Sa bouche débordait, le contour était agrémenté de ketchup, vraiment aucune manière.
« Ta nana est pas avec toi ? »
Comme il avait changé.
Apprendre qu'elle, sa p'tite chérie, celle qu'il avait vue sortir un jour d'une fête foraine alors qu'elle était haute comme une borne à incendie, apprendre qu'elle fréquentait quelqu'un lui avait fait un mal de chien.
Pas d'la jalousie, il aurait pu être son grand-père, mais la sensation douloureuse que l'temps avait passé sans qu'il ne s'en rende compte. Elle était toujours aussi minus, mais son torse s'était bombé, pas d'beaucoup, hein, fallait l'dire, comme celui d'une femme et elle descendait beaucoup plus de bière que d'bouteilles d'orangeade.
Mais découvrir un beau matin que ce bel inconnu avait des airs de princesse échappée de quelques légendes d'Orient, c'la lui avait vraiment fait tout drôle. Dire qu'il avait été choqué, c'était mâcher ses mots, c'la l'avait assommé.
Dieu comme il l'avait trouvée belle, dans la lumière d'un matin d'automne, toute vêtue d'bleu, jusqu'aux cheveux, radieuse comme une fée sortie d'la mer. Et puis elle avait souri avant de ravir un baiser à la gamine et il avait poussé un cri.
Fallait pas lui en vouloir, hé, il était un vieux d'la vieille, né en même temps qu'la Première Guerre mondiale, alors voir deux mômes échanger tranquillement leur salive sur un trottoir, sûr qu'ça lui avait fait bizarre.
Et puis il avait vu la petite heureuse comme jamais et s'était dit que, bon, au fond c'n'était pas la fin du monde, au moins elle ne terminerait pas avec un lardon dans le tiroir en moins de deux.
« Elle vole des trucs dans un centre commercial. Ya un conduit qu'à pété hier soir, un vrai aquarium le machin ce matin.
— En pleine journée ? Elle est pas maligne ta Roméo hein.
— Parce que vous croyez qu'il est né celui qu'arrivera à la choper ? »
Elle s'esclaffa et lui rendit sa barquette presque vide.
« Bon, c'est pas tout ça mais j'ai à faire moi. A plus papy et merci pour l'repas ! »
Elle lui embrassa la joue et fila dans une ruelle qui pour les honnêtes gens n'était qu'un cul-de-sac, mais pour ceux frayant avec les ombres, c'était le point de jonction entre le monde du dessus et le leur, celui profondément enfoui dans les entrailles londoniennes.
« Heu, papy ? Vous auriez pas vos clefs pas hasard ? J'sais pas où j'ai foutu les miennes. »
En soupirant il s'leva et suivit la môme qui venait d'réapparaître devant lui jusqu'à une porte anonyme sur une face décrépie. Le battant s'ouvrit sans un grincement et elle disparut, avalée par l'escalier et les ténèbres, en agitant la main pour lui dire au revoir.
Quelques instants plus tard il était d'retour sur son carton, comme s'il n'avait jamais bougé.
Dans l'après-midi, las d'attendre sans savoir si quelque chose allait arriver, il partit s'dégourdir un peu les jambes dans un parc voisin, mais, professionnel avant tout, il laissa un p'tit panneau sur sa place indiquant d'manière assez sibylline qu'il serait de retour assez tôt et qu'si c'était trop tard qu'ils n'avaient qu'à aller se faire foutre.
Le lieu était tranquille.
L'hiver approchant avait chassé les promeneurs jusque dans leur chez-soi bien chaud et ne restaient sur les sentiers que quelques grand-mères promenant leurs chiens et quelques mamans à l'air fatigué sortant leur progéniture en bas âge.
« Tenez ma p'tite. »
Il tendit un nounours en mauvais état qui venait de chuter à terre à une jeunette n'ayant pas passé les vingt ans et s'échinant à faire taire un bambin. Elle récupéra la peluche et tourna les talons aussi sec, l'regard habité par la peur.
Cela ne l'remua pas trop, c'n'était pas comme s'il n'avait pas l'habitude, hein, même poli un clochard reste un clochard et ces gens-là, vaut mieux pas trop traîner avec, savait-on jamais.
N'empêche l'autre là, qui l'avait bousculé sur le chemin du r'tour, elle aurait quand même pu dire pardon, enfin, il était pas un chien bordel. Il avait hésité à gueuler un bon coup, mais, merde, c'était une femme ça, ou une géante ? toute en épaule large et l'crâne rasé, nan, valait mieux pas chercher les embrouilles.
De retour à sa place, il les remarqua aussitôt.
Un joli p'tit couple bien propret et sentant le fric jusqu'à la Tamise, pas l'genre à traîner dans le coin. Il s'laissa tomber sur le sol et agita la main en leur direction. Oh, leurs regards, de tous les côtés, surtout que personne ne les voit avec ça. Il se demanda même s'ils allaient venir, mais finalement ils traversèrent, hésitants.
« Alors les z'amoureux, on vient s'encanailler un peu ?
— Vous êtes... ?
— Le seul et l'unique !
— On voudrait...
— J'm'en fous. Vos recommandations m'sieurs, dames ? »
Ils tendirent une enveloppe qu'il ouvrit avant de lire avec attention la paperasse qu'elle contenait.
« Oh, z'êtes encore tout blancs comme neige, hein ? Croyez moi qu'ça s'ra plus l'cas d'main matin. »
Le vieux leur adressa un sourire et paria qu'ils n'allaient pas fuir. Des fois, ça arrivait, et jamais avec ceux qu'on attendait. Ce jeune punk, aux bras troués par l'héro et à la gueule criblée d'anneaux, lui avait foutu le camp, quand une petit catho avec la croix et la jupe aux chevilles avait haussé les épaules et l'avait suivi.
Ils échangèrent un regard, hésitants, puis braquèrent leurs yeux sur lui, déterminés.
«Salut papy ! Alors on a des clients ? »
Les visages du couple, dans une synchronisation parfaite des plus comiques, se drapèrent de surprise. Bouche entrouverte, globe oculaire rond comme des assiettes et pommes rouges à la place des joues, chez l'homme comme chez la femme.
Fallait dire qu'au milieu de ces immeubles décrépis, la môme elle détonnait pas mal, comme une fleur sur un champ de bataille. Et comme toujours son cœur se gonfla d'une fierté paternelle, parce que celle qui avait réussi à mettre le grappin sur cette princesse, c'était sa môme à lui. Pas une p'tite coincée d'la haute ou un p'tit con plein de fric, mais sa gamine à lui, élevée à la dure, sans chichi ni rien.
« Vous descendez ? »
Elle s'était approchée et son jupon couleur nuit d'été caressa les jambes du garçon qui détourna la tête, sans doute pour ne pas loucher sur la poitrine dodelinant sous le pull de laine grise. La femme serra possessivement le bras de son conjoint et passa une main dans ses cheveux en fixant ceux marine de sa rivale.
« Ouais, ils descendent. Tu les escortes ?
— Pas d'problème. T'sais si P est là ?
— Elle est passée c'midi, j'sais pas si elle est r'ssortie.
— D'ac. Ah, et tiens, c'est cadeau ! »
Elle sortit d'son sac en bandoulière un rubik's cub flambant neuf qu'elle lui lança.
« P'tain, tu crois qu'j'ai l'âge de jouer à ces conneries.
— Bah, ça vous occupera, hein. Ce soir j'y r'tourne avec un plus grand sac, y'a moyen que j'vous ramène des couvertures, des oreillers, ce genre de machins.
— Tu peux pas m'choper un pouf tant que t'y est ? J'ai le cul en miettes moi sur c'trottoir.
— Si du monde vient avec moi, y'a carrément moyen. Pensez à bien mettre une chaussette devant votre cheminée, demain matin maman Noël sera passée !
— ...vous...volez ? Vous êtes une voleuse ? Vous prévoyez un cambriolage ? »
La voix de l'homme était d'venue un peu plus aigue à chaque mot et le dernier fut presque hurlé. Il fit un pas en arrière, entraînant sa femme avec lui, mais s'arrêta avant d'être descendu du trottoir.
« Faut vous détendre les jeunes hein, si vous mouillez vos pantalons maintenant vous allez crever en bas, hein Lazuli ?
— Sûr papy, ils vont s'évanouir en croisant la première pute et clamser en tombant sur les vampires.
— D'puis quand tu causes comme ça toi ? »
Il gloussa et la regarda se gratter la tête et prendre la pose de celui qui réfléchit, puis elle claqua des doigts et répondit :
« J'y suis ! Depuis que j'me tape votre petite Péri !
— On se calme jeune fille, vous parlez de ma gamine, je vous rappelle. »
Il avait pris un air faussement sérieux de professeur et ils s'effondrèrent de rire. Finalement elle s'essuya les yeux et fit signe au couple de la suivre. Il s'tenait en retrait depuis plusieurs minutes et ce n'était pas une bonne chose, laisser ce genre de personne un peu trop longtemps derrière et hop, elle disparaissait comme par magie.
« Tout à l'heure, vous avez, enfin, de, vous avez parlé de... vampires ? »
La femme hésitait et lâcha un petit rire, de ceux faits pour se donner du courage.
« Pas des vrais, quoi qu'ça serait mieux. Des toc tocs se mordillant en eux et éclusant des quantités d'AB neg comme moi de la bière. »
Lazuli avait répondu distraitement en cherchant ses clefs qu'elle inséra dans la serrure en ignorant les regards interloqués du couple.
« Au fait, vous allez où ? Si c'est pas indiscret, bien sûr.
— Au... Enfin... on... au Restaurant. On va au Restaurant, lâcha l'homme. »
Un silence accueillit cette déclaration.
La jeune femme ouvrit finalement la porte et les invita à entrer.
« Eh bah, pour apprendre à nager, vous vous jeter direct dans le grand bain, hein ? Finalement les vampires sont p'tête moins toc toc que vous, hein. »
Hello!
Avant de blablater, voici deux petits dessins, un de Laz et un de Péri, comme je les dessines beaucoup je risque de vous en remettre régulièrement!
Je suis particulièrement fier.e de Laz! Mais bon Péri est géniale aussi pour un dessin fait au stylo tard le soir lors d'une réunion chiante :)
Sinon j'espère que vous avez aimé le chapitre et si c'est le cas, rendez-vous la semaine prochaine!
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