Ce que chacun cache au fond de son âme
La ceinture était faite d'un cuir épais. Les barreaux du lit était en métal.
Mais la Bête était en danger.
Alors Gracieux avait tiré. Arc bouté contre le mur, il avait tiré comme un possédé pour s'arracher à ses entraves.
Tiré, tiré, encore, et encore, avec toute la force du désespoir.
La ceinture était entrée dans sa peau, incrustée si profondément qu'on l'aurait dit greffée à son corps. Ses mains commencèrent à bleuir. Ça faisait mal. Mais pas autant qu'imaginer Gaston tuer la Bête, pas autant que la pensée que la Bête puisse mourir en songeant qu'il le détestait.
Il tira plus fort, ignorant la souffrance grandissante.
Il dérapa. Le cuir entailla profondément ses poignets. Le sang perla puis coula en longues traînées pourpres le long de son bras, tachant ses habits et ses draps.
Il se repositionna et recommença à tirer, laissant échapper par un grand cri la douleur qui lui sciait les poignets.
Changeant de stratégie, il cessa ses efforts constants et tira par grands coups, espérant ébranler le lit, tordre le barreau, couper la ceinture...
Mais le cuir était épais. Et le lit en fer forgé.
De longues coulées de larmes brûlaient les joues de Gracieux.
En désespoir de cause, il prit tout l'élan qu'il put et sauta du lit.
Il y eut un craquement. Un craquement abominable.
Il hurla.
Luttant contre les abysses qui guettaient sa conscience, il regarda ses poignets.
Il avait cassé son pouce gauche.
La lanière de cuir glissa enfin, libérant sa chair meurtrit. Fébrilement, malgré la douleur que lui coûtait chaque geste, il détacha son autre main et sortit de la chambre en courant.
Son père était toujours évanoui. Ne se sentant pas la force de le traîner jusqu'au lit, Gracieux glissa un coussin sous sa nuque et griffonna quelques mots dans la poussière, à peine lisibles.
Brûlant de fièvre, la chemise déchirée, le visage tuméfié et les poignets en sang, Gracieux se précipita dehors.
Bien sûr, Gaston avait emporté les chevaux.
Il tourna les yeux vers la forêt aux sombres frondaisons. Le froid le faisait trembler tout entier. Il n'y arriverait jamais. Il était trop tard, maintenant. Gaston avait dû trouver le château. Et la Bête...
Non, il ne pouvait pas abandonner. Pas maintenant. À quoi ça lui servirait de vivre, s'il n'essayait pas de le sauver ? Quelque part, un prince avait besoin de lui.
Alors Gracieux se mit en route.
Il lui avait fallut une journée entière pour se délivrer des liens de Gaston. Le jeune homme songea avec une immense tristesse que le délai après lequel il avait promis de revenir était presque terminé. Dans quelques heures, la Bête penserait qu'il l'avait abandonné.
Si Gaston ne l'avait pas trouvé avant.
Cette pensée lâcha une vague de terreur dans le cœur de Gracieux, lui faisant accélérer le pas.
S'il arrivait trop tard, il ne se le pardonnerait jamais.
Et Gracieux, le jeune homme au visage si doux, se fit la promesse que si Gaston avait tué la Bête, il le tuerait à son tour.
~
Le château.
Enfin.
Il marchait depuis des heures et des heures. La forêt s'était ouverte devant lui, lui offrant un passage régulier, abrité du vent qui l'aurait fait succomber.
Gracieux détailla la toiture du château, par-dessus la cime des arbres, dans l'espoir d'apercevoir la silhouette trapue de la Bête guetter son retour.
Un coup de feu déchira l'atmosphère, suivit d'un rugissement de douleur.
Gracieux se mit à courir, porté par les ailes de son cœur brûlant et terrifié.
~
Gaston se demanda où pouvait se trouver le cœur d'une bestiole pareille.
Il haussa mentalement les épaules. Il n'était pas là pour obtenir une mort rapide, de toute façon. Il voulait chasser. Il voulait sentir le goût du sang. Il voulait entendre la souffrance.
Il appuya sur la détente.
La balle s'enfonça dans l'épaule de la Bête, qui lâcha un rugissement de douleur en se recroquevillant sur lui-même.
Gaston laissa échapper un petit rire satisfait et se pencha pour se saisir de la rose qui était tombé au sol.
Il la serra dans son poing ganté, suscitant un nouveau rugissement blessé. Amusé, il dépassa l'animal et entra dans le château. Comme il s'y attendait, la Bête le suivit. Il sourit en imaginant la tête de ce monstre orner son salon, à côté de ses autres trophées de chasse.
-La rose... gronda la Bête. Rends-moi la rose.
-Quelle importance, puisque je vais te tuer ?
-Rends-moi ma rose !
-Ta rose ? Mais elle ne t'appartient plus. Gracieux me l'a offerte.
-Tu mens.
-Mais non. Il me l'a offerte en me suppliant de venir te tuer. Il était absolument terrifié.
-Tu mens.
-Non, le monstre, c'est toi qui te mens à toi-même. Gracieux a vécu son passage ici comme un enfer. Il a dû jouer, ruser, pour pouvoir s'échapper. C'est un garçon malin. Je lui ai tout appris.
La Bête lança sur le chasseur un regard gorgé de haine.
-Je lui ai tout appris, la Bête, parce qu'il m'appartient. Il m'a toujours appartenu. Dans tous les sens du terme, si tu vois ce que je veux dire...
La Bête songea soudain à l'aveu de Gracieux, sur le toit. Il avait déjà couché avec un homme. Cet homme était-il Gaston ? Non... Non, c'était impossible. À moins qu'il ne veuille si fort que ce soit faux qu'il se trompe lui-même...
Gracieux...
Le visage souriant du jeune homme se dessina dans sa mémoire.
Gaston vit les traits de la Bête se détendre. Il dressa son fusil et fit feu de nouveau, au même endroit.
Sa victime lâcha un nouveau hurlement de douleur.
-Je vais te tuer, dit lentement Gaston. Puis je vais rentrer et donner à Gracieux la baise de sa vie.
Il posa son arme contre le front de la Bête.
Un sourire se dessina sur son visage.
C'était ce qu'il préférait. Son moment à lui. Donner la mort. L'euphorie du pouvoir. La violence à l'état brut. Donner la mort, c'était devenir Dieu. C'était la puissance.
Sa main se crispa sur la crosse de son fusil.
La Bête ferma les yeux.
-NOOOOOOOOOON ! Hurla une voix.
La Bête releva aussitôt les paupières.
C'était lui.
Il se désengagea, envoyant d'une patte valser le chasseur, pris par surprise.
Gracieux était dans la cour du château.
Il vit la Bête courir vers lui, un air paniqué sur le visage.
Il était arrivé à temps. Son ami était vivant...
Ses forces l'abandonnèrent soudain, et ses jambes se dérobèrent sous son poids.
La Bête le rattrapa juste avant qu'il ne touche le sol.
Il enferma ce petit corps pâle dans le pli de ses bras pour l'abreuver de sa chaleur. Son regard glissa sur les hématomes de son visage. Sa lèvre fendue. Ses habits déchirés. Ses poignets en sang.
Une énorme douleur transperça le cœur de la Bête, qui replia son corps autour de celui de Gracieux, comme un bouclier.
Il jeta tout autour de lui des regards apeuré. Le chasseur allait revenir. Il fallait qu'il se cache. Vite.
Il glissa Gracieux sur son épaule et agrippa le lierre qui grimpait le long des murs.
La bibliothèque. Inaccessible aux simples humains.
Il déposa Gracieux sur le tas de coussins, au milieu de la pièce, et le recouvrit de toutes les couvertures qui traînaient sur le sol.
Puis, mouillant un bout de tissu dans de l'eau de pluie, il entreprit de nettoyer ses blessures, aussi doucement qu'il le put.
~
Gracieux gémit. Ses paupières papillonnèrent doucement.
-Ne bouge pas, murmura la Bête.
La voix de son ami arracha au jeune homme un large sourire. Il tendit sa main et la posa sur la joue du prince maudit. La Bête lova doucement son énorme tête dans cette petite main d'artiste aux longs doigts fragiles.
-Tu es revenu, constata-t-il simplement.
-Bien sûr. Je serais revenu plus tôt si cet animal ne m'avait pas attaqué.
Ils lancèrent tous les deux un regard angoissé vers la fenêtre.
-Que faire ?
Gracieux se redressa tout doucement. Il avait mal partout – surtout au pouce gauche – mais la douleur était passé dans le spectre du tolérable.
-Je ne peux pas le tuer, dit doucement la Bête.
Gracieux lui jeta un regard surpris.
-Je n'allais pas te le demander.
La Bête regarda ses deux énormes mains, dont les griffes luisaient doucement. Les deux balles de Gaston lui faisait un mal de chien, mais elles ne s'étaient pas enfoncées de beaucoup dans sa chair, ralentis par sa fourrure et sa puissante musculature.
-Mais ce serait logique, soupira-t-il. Je suis une Bête. Un énorme animal. Je devrais être capable de le tuer. Après tout ce qu'il a fait. Ce qu'il t'a fait. J'ai envie qu'il meure. Mais je ne peux pas le tuer. Je ne peux tuer personne. Je ne veux faire de mal à personne. Gracieux, je...
-Je sais, grosse bête, répondit le jeune homme en se lovant contre lui. Ce n'est pas parce que tu as des griffes de deux kilomètres que je vais te demander d'égorger quelqu'un. Tu penses encore que je m'arrête aux apparences ?
Gracieux songea avec horreur qu'il pourrait tuer Gaston, lui. Réellement. Cette violence, qu'il ne se connaissait pas, le terrifia. Il eut un sourire amer en songeant que d'eux deux, le plus pacifique et le plus fragile n'était pas lui.
-Gracieux, murmura la Bête, je...
À cet instant, la tête de Gaston jaillit par la fenêtre. Il venait d'escalader la façade.
-Surprise ! Lança-t-il en pointant son arme vers sa proie.
Cette fois-ci, il ne fignolerait pas. Une balle entre les deux yeux. Personne, pas même une bête, n'y survivrait.
Il visa à l'instinct.
Et fit feu.
À l'instant précis où Gracieux se jetait en avant pour le pousser dans le vide.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro