1. Le désert gelé
Le désert gelé n'aime pas rendre les âmes qui le foulent.
– Faut se mettre à l'abri, maintenant ! hurla Biosque De Betrung avec autorité, expulsant un souffle mêlé de bave qui gela sur sa joue. L'appel se perdit dans la cavalcade des vents rugissants.
Depuis une heure, des rafales glaciales fracturaient le courage de Biosque et Wip, à l'arrière. Grorn, de plein corps face à la tempête, guidait le groupe, prouvant sa détermination à continuer pour atteindre la chaîne de rocaille, à une lieue d'ici d'après la carte. Grorn, le cornac, traçait la marche, creusant le sillon que les deux autres devaient suivre pour échapper aux gouffres, cachés sous les plaques de givre. Il ignora les suppliques plus insistantes du jeune noble. Tout entier, ses sens en pleins éveils, il cherchait dans la tourmente les rochers qui annonceraient un abri. Sa carte pliait sous les rafales à l'intensité croissante. Face à lui, dans l'horizon contracté, un épais brouillard algide allongé un mur sépulcral. Mais ils y étaient presque ! Grorn en parierait sa paire.
– Sale gredin, il récessive, articula Biosque pour lui-même.
L'opiniâtreté téméraire des Béringiens était bien le défaut de nature qu'il exécrait chez ces peuplades du Nord, que plusieurs siècles de défaites militaires n'avaient pas ôté à leurs carcasses dégénérées, promptes au fétichisme des pierres et à la collection d'ossements d'animaux prodigieux. « Des bêtes habillées en homme » répétait souvent son père.
– Grorn ! réessaya le noble.
Imperturbablement, le guide appuyait la marche, le regard au loin, sans jamais se retourner. La corde qui tenait Biosque aux deux autres se raidit de chaque côté. Wip ralentissait. Ses mouvements se faisaient plus désarticulés. Ce jeune braconnier n'avait pas la même expérience des grands froids que Biosque et surtout Grorn. La moiteur des flocons immolés son corps à travers ses haillons gelés. Pas plus d'un coup d'œil suffit au noble pour comprendre que Wip flanchait sous la ruée et qu'il ne tiendrait pas longtemps. Et avec lui il perdrait ses chances d'atteindre Négéria. Biosque fit de son mieux pour garder bonne contenance, mais ses poings se serraient malgré lui. Il trouva un peu d'apaisement dans ses souvenirs d'enfance.
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Par delà les landes gelées du Contentior se trouvait un pays longtemps oublié. Une terre qui pendant des centaines d'années accueillit les exilés, fuyant les guerres successives, quand le désert était plus praticable. Hommes, femmes, enfants et divers clans ancestraux s'y donnèrent une seconde chance. Parmi eux les maîtres de l'eau. Une illustre lignée de guérisseur dont la science s'éleva au rang d'art divin, révéré de tous en d'autres époques. Leur capacité, disait-on, ébranlait les chemins de la vie et de la mort, infléchissait la transmigration des âmes, et de nature pouvait rompre le destin de ceux qui doivent mourir.
Le souvenir de cette légende s'accompagna de la douce sensation si évanescente du feu dans le foyer bien nourri. Puis de l'image de sa mère auréolait d'une oriflamme lumineuse, à son chevet, tenant dans ses mains un recueil d'histoire, qu'elle lui lisait tous les soirs. La journée, il jouait à l'explorateur et s'imaginait avec sa sœur découvrir les terres au-delà des cartes. Mais son père se refusait à élever un petit courtisant au teint pâli par des nuits en bibliothèques, et l'habitua dès ses six ans aux rudesses de la vie en nature.
Son premier maître d'éducation fut un béringiens, banni par les siens pour avoir tué plusieurs membres de sa tribu. Avec lui, Biosque arpenta les limites de la région de Saarotch, et s'essaya à explorer les premiers massifs des Cocases, dont il apprit plus tard être la frontière entre le continent de Tamaran et des terres inconnus. Tempétueux et avide d'aventure le jeune noble clamait qu'il serait le premier à sortir victorieux de l'autre côté, pour découvrir les confins du monde et revenir pour en parler. Quel récit merveilleux cela pourrait être ! Il en rêvait.
Dans ses songes, il se voyait avec Moira arpenter une plaine courue par de verts pâturages, sous un ciel transfiguré par une lumière sans soleil. Puis, elle disparut de ces rêves. Bien que lui jouissait d'une santé en acier, elle tomba malade à six ans. Elle alternait sporadiquement des moments de fièvres, de douleurs et de fatigue, et quittait peu son lit. Ça n'empêchait pas Biosque de la retrouver le soir pour lui raconter les fruits de ses explorations, ou ses songeries qui l'égayaient. Il la voyait lutter, mais aussi s'amaigrir, pâlir et rendre au soleil sa lumière, recracher la vie qu'on essayait de lui insuffler. Tristement, l'âge et les désillusions faisant leur œuvre, il s'habitua à abandonner ses rêves.
Il y a un mois, le seigneur prononça un verdict de mise à mort à l'égard de deux braconniers qui vilipendaient sur ses terres. L'un d'eux confessa un secret pour espérer être gracié. Wip présenta son histoire. Il conta aux De Betrung comment il avait été recueilli par les maîtres de l'eau, tout en confirmant les légendes sur leurs comptes. Biosque intercéda auprès de son père pour l'épargner afin de vérifier ses dires, pressentant d'avoir trouver le moyen de sauver Moira. Vaillamment, il se lança dans cette quête, celle de ramener un maître à Lamburskarburg pour guérir sa sœur.
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Biosque tira sur sa corde plusieurs moulinets frénétiques pour sommer à Grorn de stopper. Pour réponse, il se faisait tracter fortement. L'entêtement du cornac lui inspiré une autre phrase de son père : « Des chiens galeux, à dresser d'une main ferme ! ».
Pour traverser le Contentior être guidé par un cornac béringien était vital. Ce sont les seules capable de se repérer et survivre au désert de glace, grâce à leur acuité visuelle hors du commun. Ces natifs des terres désolés avaient développé, au fil des générations, la faculté à reconnaître, dans le blanc rébarbatif, des nuances qui leur permettaient d'apprécier les différentes qualités de neige. Mêlée à leurs connaissances du tempérament capricieux du désert et de leur savoir-vivre en nature ils avaient élevé leur vision en un instinct. Ce talent s'était développé au point où ils pouvaient déduire des poudreuses l'intensité des blizzards à venir.
C'était pour ces raisons qu'il avait accepté un béringien. Malgré l'animosité réciproque qu'entretiennent les gens des tribus à l'égard des Northiens et en particulier sa famille. En général, l'or clinquant dans une bourse garnie calmait les aversions les plus profondes. Bien qu'il le tolérait pour cette entreprise, l'envie de lui inculquer le respect raidissait ses poings.
Wip ne suivait plus à l'arrière. Biosque se prépara à rappeler à ce vaurien ses engagements.
– Grorn ! hurla une ultime fois Biosque. Trouve-nous un abri !
Il l'attrapa fermement par l'épaule et lui étala un crochet en pleine figure.
Le guide en avait vu d'autres, il se releva en conservant son calme.
– Rien de tel que le froid pour rendre injuste messire ! Vous affolez pas, on arrive séant. Ça, c'est qu'un début, ça va empirer, le Stotch se lève. Si vous n'êtes pas taillé à passer outre un peu de neige autant abandonner.
– Wip est à bout.Continu à t'obstiner bêtement et tu pourras oublier ton salaire. Et je prendrais pas la peine d'enterrer ton corps meurtri par les vents.
– Sornette Messire. Faut couille porter et tracer face ! Jamais les vents cessent, que les pierres nous gardent !On peut encore atteindre les rocailles avant que ça charcle sec.
Biosque agrippa le guide par l'encolure de son manteau. Les dictons de son père raisonnaient dans ses gestes.
– Je te garantis que c'est pas un gredin de ta souillure qui me fera tuer dans ce désert ! Il le balança.
Grorn tituba, mais ses appuies solides le maintinrent debout.
– Alors messire fait son petit seigneur et donne ses ordres. Bien ça ! On passera la nuit dans un trou de souris. Mais l'homme rencontre toujours le vent sur la route qu'il choisit pour l'éviter. Une nuit messire, mais ça vous aidera pas Imaraka(1). Serrez l'oisillon entre les cuisses et suivez-moi !
(1) Locution Béringienne signifiant : L'été n'est pas sûr, sous-entendu rien n'est joué.
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