6 : Le cadeau
Installé devant ma table de travail dans ma chambre, le pinceau dans une main, je regarde les grains de poussières danser dans un rayon de soleil un peu plus loin dans la pièce.
L'oiseau est calme ce matin, pépiant une fois de temps en temps pour attirer mon attention. Quand il fait cela, je lui adresse un petit sourire et un mot gentil avant de me replonger dans mon travail... qui n'avance pas du tout, puisque je suis en train de réfléchir à la couleur de la lumière qui traverse la fenêtre pour se déverser dans ma chambre.
Pendant les heures que j'ai passées à poser pour les élèves de mon père, j'ai eu tout le loisir de réfléchir et méditer sur toute une panoplie de sujets. Entre autre la lumière. Mon père insistait auprès des disciples, ils devaient prêter attention à ses variations. Il lui arrivait même de faire quelques pauses de temps en temps pour montrer à ses élèves certaines techniques qu'ils ne connaissaient pas ou avaient un peu de peine à maîtriser.
Jungkook et Taehyung était très attentifs dans ces cas-là. La concentration se lisait sur leurs visages, le plus jeune fronçant les sourcils si fort qu'on aurait presque dit qu'il était fâché. Le front de Taehyung quant à lui affichait un léger pli et il se mordait discrètement la lèvre à chaque fois, manie qui ne m'avait pas échappée et me donnait une sensation de chaleur à chaque fois que je la surprenais.
Rien que d'y repenser, je sens le rouge me monter aux joues. Je cligne des yeux une, deux, trois fois et me reconcentre sur la poussière volant dans l'atmosphère de la pièce.
Le soleil de ce matin d'octobre est froid et perce les nuages telle une lame. Jaune claire, presque blanche, elle varie en fonction des nuages qui passent dans le ciel, annonçant une journée en demi-teinte. Le vent se lève et souffle de plus en plus fort ces temps-ci, amenant les pluies froides d'automne. Les feuilles des arbres sont en partie tombées dans les allées du jardins, que Wongha balaie chaque jour avec détermination. Chaque année il chasse les feuilles éparpillées à cause du vent, ratissant méticuleusement jusqu'à ce qu'il n'en reste plus une, tout cela pour recommencer la même activité le lendemain et cela, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus une seule.
Je me fais la réflexion que j'ignore totalement ce qu'il en fait par la suite. Est-ce qu'il les brûle ? Vu comme elles semblent humides, cela m'étonnerait... Peut-être devrais-je lui demander un jour, pour satisfaire ma curiosité personnelle...
L'oiseau s'agite quand un courant d'air un peu plus puissant que les autres vient faire trembler le panneau de la porte de la chambre dans son embrasure.
— Ce n'est rien... juste le vent.
Il déploie ses ailes et volète à gauche et à droite en chantant légèrement avant de se poser sur la barre au centre de la cage et de se nettoyer les plumes, lissant celles de ses ailes de sa tête et de son bec.
Les minutes qui suivent, je parviens enfin à tracer quelques caractères, jusqu'à ce que mon ouïe soit attirée par une discussion de deux personnes arpentant le couloir derrière la porte.
Je reconnais facilement la voix enjouée de Taehyung et tend l'oreille pour tenter de percevoir des bribes de ce qu'il dit, mais il s'éloigne déjà et le silence retombe bientôt.
Depuis que les séances de pose sont terminées, il s'invite encore plus souvent dans ma chambre. En général il vient avec son matériel de dessin et noircit les pages d'un carnet avec un fusain pendant que je travaille à mes compositions à ses côtés. D'après lui, il se sent "inspiré" en travaillant dans l'ambiance de ma chambre, avec l'oiseau qui chante de temps en temps.
Nos conversations sont également devenues de plus en plus profondes, passant de la philosophie à la peinture tout en faisant un crochet par la cuisine ou la politique de notre pays. Il semble que nous nous accordons sur beaucoup de sujets, et l'excellente éducation de Taehyung en tant que fils d'ambassadeur se ressent clairement dans ces moments-là. Il est intelligent, cultivé et possède un avis réfléchi sur tous ces sujets. C'est un véritable bonheur d'avoir quelqu'un avec qui discuter de la sorte.
Par moment, il me rappelle un peu mon père. Avec lui aussi j'ai grand plaisir à échanger, mais il n'a plus vraiment le temps de le faire. Surtout depuis que sa popularité est devenue si importante avec ses travaux pour la famille impériale ou ses élèves.
Ce qui a changé, c'est la nature de mes sentiments pour Taehyung. Je ne pense pas qu'il réalise à quel point il m'est difficile à présent de rester naturel et calme en sa présence. Mon coeur s'emballe, je ressens une chaleur dans mon ventre qui déploie ses filaments jusque dans ma poitrine pour ensuite atteindre chaque parcelle de mon corps. Et mon ami étant du genre tactile, il lui arrive souvent de me toucher le bras pour attirer mon attention quand il veut par exemple me montrer l'avancée de ses croquis. Il ne voit pas à quel point ces simples gestes me mettent en émoi et me font fondre de l'intérieur.
Je n'ai pas compris immédiatement ce qu'il se passait dans mon esprit et dans mon corps quand c'est arrivé la première fois. Je ne parviens même pas à donner une date précise à laquelle tout cela a commencé. Pendant les séances de pose ? Quand nos regards se croisaient si souvent, se cherchaient même parfois ? Au début, c'était embarrassant. Mais quand j'ai compris que Taehyung lui-même recherchait ces petits contacts, je me suis laissé entraîner sans résister dans ce jeu d'échange qui a donc duré très très longtemps. Il lui arrivait souvent de rester à m'observer, la main en l'air tenant son fusain ou son pinceau, complètement immobile à me regarder droit dans les yeux.
Peut-être que ca a commencé bien avant ça, aux bains publics par exemple ? Cette fois-là où il s'est glissé nu derrière moi et où je n'ai pas pu rester en place tant mon corps me trahissait.
Depuis lors, quand je repense à cet évènement, c'est moins de la honte que de l'excitation que je ressens. J'y pense le soir avant de m'endormir, la douceur de sa peau contre la mienne, tous deux enveloppés de l'eau chaude du bain... Sa main sur mon épaule, dont les phalanges touchaient mes clavicules, épousant parfaitement le creux juste au-dessus, comme si ces deux parties de nos corps respectifs étaient faites pour se compléter, se toucher.
Dans ces moments-là, la chaleur dans mon ventre explose et je me sens si tendu, si épris que je ne peux presque pas contenir la frustration de ne pouvoir me lever, sortir de ma chambre et arpenter le couloir jusqu'à la sienne pour le retrouver dans son lit, sentir encore une fois son toucher...
Je me demande comment il réagirait si je cédais à la tentation... étant donné l'évolution de notre amitié, je ne suis pas certain qu'il me repousserait et me demanderait de retourner dans ma chambre. Mais cela n'est-il pas étrange, cette attirance que je ressens pour lui ? N'est-ce que pas déviant ? Ou un manque de respect pour sa personne, alors qu'il n'a aucune idée des pensées qui me traversent et s'imposent à moi quand je pense à lui ? Parfois même quand il est juste à côté de moi ?
Je baisse les yeux sur mon travail et soupire d'exaspération. Je pense que c'est peine perdue, je ne parviendrai pas à travailler correctement ce matin, autant essayer de me changer les idées en sortant lire dehors.
Je rassemble mes feuillets en un tas approximatif, ferme la bouteille d'entre de Chine et pose mon pinceau après l'avoir rincé dans un petit pot de porcelaine remplit d'eau. L'oiseau me regarde me lever et prendre un livre dans la pile de ceux qui se trouvent près de mon yo*. Je pense qu'il comprend que je vais sortir dehors car il s'agite tout à coup, volant en cercle dans sa cage.
Le livre serré contre ma poitrine, je l'observe et une vague de tristesse m'envahit. C'était pour cela que je ne voulais pas d'oiseau en cage, avant que mon père m'offre celui que le Général Jeon lui a envoyé. Voir ces créatures faites pour voler haut dans le ciel ou jouer à cache-cache entre les feuilles des arbres et des haies enfermées derrière les barreaux en bambous me rend triste. J'ai beau lui avoir offert une des plus grandes cages que j'ai pu trouver, cela n'en reste pas moins une prison. Autant lui couper les ailes, c'est exactement la même chose. Je m'approche du volatil et murmure doucement :
— Je suis désolé... si j'étais certain que tu pourrais vivre ta vie et te débrouiller tout seul dehors, je te relâcherais tout de suite. Il me suffirait de dire que je n'ai pas fait attention en ouvrant la cage et que tu t'es envolé... Mais j'ai si peur qu'il t'arrive quelque chose... Tu n'as pas fait tout ce chemin pour mourir ici...
Tout à coup, une pensée me vient. Non, il n'a pas fait tout ce chemin pour mourir dehors dans le jardin d'un pays inconnu, seul de son espèce... mais il ne voudrait certainement pas non plus rester enfermé ici.
Tout à mes réflexions, je sors de ma chambre, enfile mes souliers dans l'entrée et gagne le jardin. Je m'installe sur un banc, le livre que j'ai choisi posé à plat sur mes genoux alors que je continue de réfléchir à ce que j'ai dit à l'oiseau dans la cage.
Que vaut-il mieux, finalement ? Vivre libre dehors, au risque de mourir de froid et de faim ? Ou rester enfermé dans une cage, au chaud et à ne manquer de rien ?
Je n'ai pas la réponse et peu à peu, mes pensées font un parallèle entre la situation de l'oiseau et mes sentiments grandissants pour Taehyung. Dois-je les lui exposer, au risque de me brûler les ailes, qu'il me repousse et me trouve anormal ? Ou dois-je profiter de sa présence, gardant ces émotions pour moi seul, vivant mon amour naissant en secret ? Au moins s'il ne sait rien, je ne peux pas être déçu s'il n'en veut pas.
Un long moment passe ainsi, moi sous les nuages gris entrecoupés de rayons de soleil, face aux jardins alors que le vent fait frémir les brins d'herbe sous mes pieds et voler mes cheveux.
Je ne sais pas.
Je n'ai aucune idée du chemin à prendre, aussi bien pour l'oiseau qui se trouve dans ma chambre que pour le coeur qui bat dans ma poitrine.
Soudain mon attention est attirée par des pas se rapprochant et tournant la tête, j'aperçois Jungkook. Il ne semble pas m'avoir remarqué, parce que quand il se trouve à la hauteur du banc il sursaute et écarquille les yeux. Ils sont si grands, si ronds et doux comme ceux d'une biche.
— Oh... pardon, bonjour Jimin-ssi, je ne voulais pas vous déranger, s'excuse-t-il en s'inclinant.
— Tu ne me déranges pas, Jungkook-ah. Je réfléchissais. Venais-tu t'installer sur le banc ?
— Je... commence-t-il en rougissant. Oui. Mais je reviendrai plus tard, ce n'est pas grave.
Il fait mine de tourner les talons mais je l'arrête bien vite :
— Tu peux rester. Si ma présence ne te gêne pas, tu peux t'asseoir à côté de moi, je propose en souriant.
— Oh...
Il semble hésiter, ce qui me fait encore une fois me demander s'il m'apprécie et est juste très timide ou s'il ne me supporte pas.
— D'accord, finit-il par dire.
Je me décale un peu pour lui faire de la place et il s'installe à mes côtés, laissant une petite distance entre nous. Les premières minutes se déroulent dans un silence complet, chacun de nous regardant droit devant lui. Je décide finalement d'engager la conversation, au pire s'il ne veut pas discuter, je le comprendrais bien assez tôt.
— Comment se passent tes cours, Jungkook-ah ?
— Très bien. Votre père est content de moi.
— Est-ce que l'exercice avec le kimono a été intéressant pour toi ?
— Oui... j'ai beaucoup aimé.
— Tant mieux, je réponds en souriant.
Il tourne légèrement la tête vers moi et me rend mon sourire, plus timidement.
La suite de la conversation est plus fluide et nous discutons peinture et poésie. Mon père a raison : Jungkook est un rebelle dans l'âme. Il me parle des nouveaux courants de peinture, passionné par le schisme qui s'opère entre l'ancienne et la nouvelle génération d'artistes à la Cour. Je pense qu'il ira loin, il est très doué dans tout ce qu'il entreprent, cependant j'ai un peu peur qu'il se laisse emporter parfois. Mais il est jeune, il faut sans doute le temps qu'il mûrisse.
Notre conversation dure une bonne heure et ne se trouve interrompue que par l'averse qui nous pousse à rentrer à la maison, aucun de nous deux n'ayant pris de parapluie avec lui.
— Merci pour ce beau moment, Jungkook-ah, c'était très agréable de discuter avec toi.
— Merci à vous, Jimin-ssi, c'était vraiment passionnant, répond-t-il le rouge aux joues avant de s'éclipser pour retrouver les autres à la salle d'étude.
Pour ma part, je retourne dans ma chambre et en ouvrant la porte coulissante je remarque un papier plié en deux coincé entre le chambranle et le panneau mobile. Il tombe à plat, alors qu'il était glissé verticalement entre eux.
Intrigué, je le ramasse et referme la porte derrière moi avant de le déplier. Quelqu'un m'a laissé un mot ? Est-ce que mon père ou ma mère ont cherché après moi et ne me trouvant pas m'ont laissé ceci pour me le faire savoir ?
Mais quand je déplie la feuille de papier, mon souffle se coupe dans ma poitrine.
C'est un dessin.
Qui me représente, assis en kimono pendant mes séances de pose. Il n'est pas signé mais tout en bas je peux lire quelques caractères rédigés d'une main soignée :
"Mon amour fleurit un peu plus chaque jour."
★
Yo* : Lit traditionnel coréen s'apparentant au futon japonais.
★
Eh bien, eh bien... 👀
Je sais que j'ai piqué votre curiosité 🤭
A demain pour la suite !
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