3 : La salle d'étude
Plusieurs semaines ont passé. Le temps se réchauffe de plus en plus, les fleurs continuent d'éclore un peu partout dans le jardin et l'oiseau s'est habitué à sa nouvelle maison dès que je l'ai installé dedans.
Par chance, il est assez discret et ne chante que tôt le matin et en milieu d'après-midi. Néanmoins ma mère a insisté pour que je sorte la cage de ma chambre avant de me coucher chaque soir. Ha-neul passe donc la prendre avant de rejoindre les quartiers des domestiques pour le mettre dans une petite pièce près de l'entrée, afin qu'il ne dérange personne. Au début je n'aimais pas cela, je craignais que ces changements perpétuels le perturbent, mais il n'en est apparemment rien.
Taehyung s'est très vite intégré aux autres élèves, comme j'ai pu le constater dès le premier jour où il m'a invité à les rejoindre dans la salle d'étude.
J'ai hésité longtemps avant le repas de midi, mais ensuite il s'est présenté de lui-même à la porte de ma chambre alors que je préparais mes feuilles et mon matériel d'écriture.
Quand il m'a vu avec tout mon équipement sous le bras, prêt à les rejoindre, son visage s'est à nouveau éclairé, comme si je venais de lui offrir le plus beau des cadeaux, ce qui me laisse toujours perplexe.
Parce que oui, c'est ce qui arrive dès que je me trouve en sa présence. Même si nous sommes entourés de tous les autres.
Je passe donc au moins deux heures chaque après-midi dans la salle d'étude avec les disciples de mon père, au grand étonnement de tous sauf du fils de l'ambassadeur qui ne sait apparemment pas à quel point cela est éloigné de ce à quoi j'ai habitué mon entourage.
Souvent je suis assis face à Namjoon, entre Hoseok et Seokjin. Nous travaillons des vers, des textes en prose ou de courtes histoires que nous nous exposons les uns aux autres ensuite. Nous en discutons, échangeons nos idées et suggestions pendant un moment qui peut parfois s'étirer sur une bonne heure sans que nous nous en apercevions. L'avis de Namjoon prime souvent, il est le plus aguerri d'entre nous et ses conseils nous sont justes et précieux.
Les trois autres étudiants, Yoongi, Jungkook et Taehyung travaillent quant à eux à quelques mètres de nous, parfois installés sur la terrasse protégée par l'avancée de toit qui donne sur les jardins. Ils ne parlent pas autant que nous, se montrent simplement leurs croquis, donnent rapidement leurs avis et se replongent dans leur travail. Mon père passe presque chaque jour pour leur donner des consignes, un sujet d'étude ou une technique particulière à travailler. Yoongi bien entendu chaperonne ensuite les deux plus jeunes.
A la fin de chaque après-midi, le plus âgé observe les productions de ses Dongsaeng et les emporte pour les déposer sur le bureau de mon père qui les consultera avant d'aller se coucher. Je sais qu'il regrette un peu de ne pouvoir se consacrer entièrement à ses élèves en ce moment. Il se lève très tôt, quitte la maison aux aurores et rentre tard pour terminer la commande impériale avant la date fixée.
D'après mon père, Taehyung a un style de peinture particulier qui ne ressemble pas à ce qu'il a déjà pu rencontrer auprès de ses collègues ou anciens apprentis.
— Jungkook a un coup de pinceau franc, sans concession. Parfois je trouve qu'il est presque violent dans sa manière de représenter ce qu'il dessine. Mais c'est un style, il en faut pour tous les goûts. Je sais que peindre la Nature ne lui plaît pas vraiment, il préfèrerait sans doute représenter des scènes de la vie des domestiques ou de l'actualité. Un jour il trouvera son public, j'en suis certain. Mais avant de voler de ses propres ailes il doit peaufiner sa technique et pouvoir tout faire, m'a-t'il dit un soir alors que nous dégustions une tasse d'un thé vert précieux offert par un des ministres de l'empereur.
— Yoongi... avait-il ensuite repris, Yoongi est un élève assidû, acharné même. Il sait tout faire et quelque soit son sujet d'étude, il y met toute son âme, toute sa passion et sa délicatesse, même lorsqu'il peint des scènes de batailles. Sa technique est impeccable. En fait, je pourrais lui dire depuis un petit moment que sa formation est terminée et que je n'ai plus rien à lui apprendre, mais je l'aime bien. C'est un bon assistant de surcroît.
— Je pense qu'il se satisfait également de votre protection et de la vie qu'il mène ici, Père.
— Tu as raison. C'est peut-être son défaut : l'immobilisme dans sa vie. Il se satisfait de sa situation actuelle et ne cherche pas à en changer tant que je ne lui dit pas qu'il doit le faire. En fait, Yoongi est un peu comme ce chat que nous avions il y a quelques années, te souviens-tu de lui ?
— Le matou calico qui chassait les souris dans le cellier ?
— Exactement. Ce chat était la créature la plus placide que j'aie connue de toute ma vie. Calme et posé, empreint d'habitudes millimétrées mais d'une redoutable efficacité quand il s'agissait de chasser. Je crois l'avoir dessiné plusieurs fois dans un de mes carnets, il faudrait que je retrouve ces croquis pour comparer son expression à celle de Yoongi, qu'en dis-tu ?
J'ai ri à ces mots, parce que je voyais parfaitement de quelle expression il voulait parler. Après un nouveau silence, il a continué la description de ses élèves et j'ai tendu l'oreille avec encore plus d'attention parce que je savais qu'il allait parler du dernier en date, et celui-ci m'intriguait au plus haut point depuis son arrivée.
— Je n'ai pas encore eu beaucoup l'occasion de passer du temps avec le fils de l'ambassadeur, Taehyung. Mais du peu que j'en ai vu, je dois dire son style est vraiment particulier, j'oserais presque dire qu'il est unique. Je vois que sa technique est maîtrisée et qu'il peut peindre à peu près n'importe quoi sans difficulté, mais il se permet des touches de fantaisie, des ajouts ou au contraire des manières de travailler la couleur et les traits que je n'ai jamais vu chez quiconque avant lui. Ce n'est pas toujours joli, parfois ses travaux me laissent perplexe, mais il est très intéressant. En réalité il me permet de repousser les limites de ce que je pensais être "acceptable" en peinture.
Ces mots m'ont intrigué, ainsi que l'expression un peu vague que j'ai décelée alors sur les traits de mon géniteur. Il semblait presque ébranlé par ces nouvelles visions de l'Art que lui amenaient ses deux apprentis les plus jeunes. Après quelques minutes d'un nouveau silence, il s'est levé et a déclaré avant de quitter la pièce à vivre :
— Je pense qu'il est vain pour un professeur de vouloir absolument former ses élèves et la future génération exactement comme par le passé. Le monde évolue, la société change et il en va de même pour l'Art, quelqu'il soit. Ce sont les esprits nouveaux, les artistes plus jeunes qui créeront les normes de demain. Et ce cycle se répètera encore et encore jusqu'à là fin des temps. Je ne veux pas faire partie de ces enseignants qui restreignent la créativité de leurs disciples.
— Est-ce à dire que vous les encouragez à explorer leur propre individualité ?
— A condition qu'ils puissent maîtriser les techniques classiques. Il faut qu'ils puissent vivre de leur Art s'ils le souhaitent et s'adapter à toutes les commandes qui pourraient leur être soumises. Mais aussi, je suis convaincu qu'il faut connaître le passé et le présent pour pouvoir créer l'avenir. Tout comme il vaut mieux connaître les règles pour pouvoir les enfreindre, a-t-il répondu en m'adressant un clin d'oeil.
Nous nous sommes ensuite souhaité une bonne nuit et nous sommes séparés, lui rejoignant ma mère et moi retournant dans ma chambre.
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Ces derniers jours, le soleil se fait de plus en plus chaud, si bien que je profite des quelques moments de fraîcheur le matin et le soir pour me promener dans les jardins, évitant ses rayons pendant la journée.
Mais aujourd'hui la pluie s'est invitée sur la capitale et cette météo que beaucoup de personnes exècrent me met particulièrement en joie. Je ne me sens jamais autant inspiré que quand il pleut et je peux passer de longues heures à écouter le chant des gouttes d'eau tombant sur les tuiles du toit, formant de petites rivières qui en dévalent depuis le faîte pour dégringoler en cascades jusque dans l'herbe en contre bas.
— Maître Jimin, êtes-vous sûr de vouloir sortir par un temps pareil ? me demande pour la troisième fois Ha-neul en me regardant chausser mes bottes de cuir.
— Certain.
— Vous risquez d'attraper une maladie.
— Si tu me donnes cette ombrelle cirée que tu tiens si fermement entre tes bras, je t'assure que je reviendrais aussi sec que quand je suis parti.
Elle ronchonne un peu mais finit par me devancer dans les couloirs qui mènent sur la terrasse à l'arrière de la maison, là où un escalier de pierres donne sur le jardin et les massifs d'hortensias que ma mère aime tant.
Prenant garde à ne pas s'approcher trop près de l'averse, la jeune domestique ouvre l'ombrelle en grand et me la tend avec un air dubitatif. Elle fait partie de ces personnes qui se méfient de l'eau comme de la peste, surtout celle qui tombe du ciel.
Heureux, je rejoins le chemin composé de dalles de pierres rondes disposées en ligne tortueuse serpentant entre les différents parterres et arbres qui composent le jardin de la demeure familiale. Seule la musique des gouttes tapant sur la toile de mon parapluie telles des baguettes sur la peau tendue d'un tambour se fait entendre. Je profite de ce moment de solitude hors du temps, admirant le vert soutenu de la végétation, les pétales roses des pivoines ravivés par l'averse, les fleurs devenues si lourdes qu'on dirait que les tiges qui les soutiennent vont bientôt se briser. Le rosier sauvage est également en fleurs et je m'attarde un peu à sa hauteur, nichant mon nez entre les pétales pour humer le parfum si doux qu'ils dégagent. Un peu plus loin, je fais le tour de la mare aux canards et m'approchant du bord je m'accroupis, le manche du parapluie coincé sur mon épaule, la toile recouvrant entièrement mon dos. Ainsi, mon apparence doit certainement se rapprocher plus de la tortue que de l'homme, et cette pensée me fait rire tout seul.
Sous la surface, je repère une grappe de petit oeufs gélatineux dans lesquels s'agitent les futurs têtards. Je suis leur évolution depuis le début et il me tarde de voir leurs pattes pousser, qu'ils perdent leurs queues et se transforment ensuite en grenouilles.
La Nature a ceci de passionnant que rien ne reste figé. Même la plus petite des créatures passe par des étapes cruciales pour grandir et s'épanouir. Certaines d'entre elles, comme ces têtards, finissent par ressembler à quelque chose de totalement différent une fois adulte.
Mon oiseau était un peu pareil, si on y réfléchit. Il a commencé par être un oeuf, avant que sa coquille ne se fende et qu'en sorte un petit être nu, frippé et chétif, une sorte de puit sans fond réclamant de la nourriture à corps et à cris pendant de longues journées. Jusqu'à ce qu'il se transforme en adulte à plumes tachetées, capable de chanter, triller et voler.
Je me laisse emporter par le fil de mes réflexions jusqu'à ce que le son d'une voix me parvienne. Ne voulant pas être tiré de mon moment de méditation, je ne bouge pas, restant accroupi, l'ombrelle cirée me protégeant de l'onde alors que des pas se rapprochent et que je distingue les paroles chantée d'une voix douce comme le miel :
"Tu dis que nous ne sommes que des amis,
Mais les amis ne se disent pas ce que tu me dis,
Les amis ne doivent pas ressentir ce que j'éprouve pour toi,
Un ami ne voudrait pas passer la nuit dans tes bras..."
Ces mots semblent glisser dans mes oreilles jusqu'à mon coeur pour me faire frissonner. Soudain la voix et les pas s'éteignent. Je devine que le chanteur doit m'avoir repéré. Pendant quelques instants, mon coeur se met à battre plus vite. Va-t'il rebrousser chemin et me laisser à ma solitude, ou s'approcher pour entrer dans ma bulle ? Car je sais qu'il s'agit de Taehyung, je l'ai reconnu presque tout de suite et mon coeur ne parvient pas à se décider sur le scénario qu'il préfèrerait. Ce jeune homme à le don de me faire ressentir des choses que je ne comprends pas. J'espère sa compagnie sans vraiment me l'expliquer. Moi qui suis un solitaire de nature, cette attraction qu'il exerce sur moi me laisse pensif.
Finalement, les pas se font précautionneux, presque silencieux, mais ils se rapprochent du bord de la mare, et de moi. J'entends la terre spongieuse qui s'affaisse sous le poids du nouvel arrivant jusqu'à ce qu'il soit juste à mes côtés et se positionne exactement comme moi.
Nous écartons nos parapluies d'un même mouvement, en parfaitement symétrie et son visage souriant se dévoile à moi. Il porte un hanbok bleu aux détails rouges et a attaché ses cheveux d'un ruban assorti, ce qui lui va à ravir.
Je lui rends son sourire et je m'attends à ce qu'il engage la conversation d'un ton enjoué, comme il le fait toujours avec tout le monde, mais il n'en est rien.
Il m'adresse un clin d'oeil, ce qui a le dont de colorer mes joues et se tourne ensuite vers la surface de l'étang au bord duquel nous nous trouvons, ses pupilles observant les détails du paysage, peut-être pour pouvoir le peindre de mémoire par la suite.
J'attends quelques instant, mais rien ne vient. Alors je l'imite et tourne à nouveau mon visage vers l'onde, les nénuphars et les têtards. Mais mes pensées, elles, ne retrouvent plus le chemin qu'elles empruntaient avant son arrivée.
★
Est-ce que ca se sent que j'aime la pluie ?
C'était ma petite déclaration d'amour pour elle. ♥︎
Bisous et à demain!
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