L'odeur du poisson
Elle flottait à la surface, ses cheveux faisant comme une auréole autour de son visage. Le soleil caressait son corps. Elle avait sur les lèvres un petit sourire. Le mois d'Août s'achevait doucement, comme un songe. Mais Karine entendit du bruit venant de la rive. Des humains. Elle plongea rapidement sous la surface. Ils ne l'avaient probablement pas aperçue. Malgré les risques elle glissa un regard au dessus de l'eau. Ils étaient deux, une femme d'âge mur et un jeune homme aux cheveux blonds. Karine sourit. Les humains... Mais elle devait rentrer à présent. Elle replongea et s'enfonça dans les profondeurs du lac. Arrivée chez elle elle comptait aller demander à son père s'il avait réfléchi à sa proposition. Mais elle se retrouva nez à nez avec François. Nez qu'elle fronça très rapidement en raison de la forte odeur qui se dégageait du garçon, subtile senteur d'algues pourries et de poissons moisis. Caractéristique de la gent masculine des tritons. Absolument dégoutant. Et quand il ouvrit la bouche pour lui parler elle dû se retenir de se boucher le nez :
- Salut Karine, ça baigne ? demanda-t-il.
Il avait l'air particulièrement fier de sa blague. Karine voulu lui répondre sur le même ton qu'il venait de "faire couler sa journée" mais opta pour un prudent :
- Pas trop mal.
Et elle ne lui retourna pas la question. Car l'écouter parler de sa misérable petite existence de bicentenaire ne faisait pas du tout parti de ses projets. Elle n'avait qu'une envie, fuir vite et loin. Et aussi répandre l'usage du déodorant parmi les tritons mais ça c'était une toute autre histoire. Et puis elle devait se dépêcher d'aller parler à son père ! Aussi décida-t-elle de le contourner sans plus se soucier de ce dont il était en train de lui parler. De toute façon elle n'avait pas écouté. Et avant qu'il ne puisse la rattraper elle ferma sa porte. Ce garçon était insupportable. Elle le chassa de son esprit et alla toquer au bureau de son père. De sa grosse voix bourrue il demanda qui le dérangeait. Puis quand elle lui eu répondu il l'invita à entrer.
- Alors, lui demanda-t-elle, tu as réfléchi ?
- À quoi ?
- Je veux aller au lycée. Dehors. Chez les humains.
Denis regarda sa fille. Au fond il savait qu'elle le lui demandait surtout pour la forme. Ayant moins de 200 ans elle était encore en période d'apprentissage et pouvait à ce titre aller et venir à sa guise. De plus, contrairement à ce que les humains pensent, son apparence ne posait absolument pas de problème. Les tritons ressemblaient énormément aux humains et Karine encore plus. Elle avait hérité de sa grand-mère maternelle des yeux marrons et une petite taille qui faisait d'elle un idéal de beauté chez les tritons, ceux-ci ayant généralement des yeux verts, parfois gris, et une allure svelte. Non, l'apparence n'était nullement un problème. La seule chose qui le rendait réticent à signer les inscriptions était l'inquiétude. Savoir sa fille dehors, dans un monde dont elle connaissait mal les règles et où il ne pourrait pas la protéger le remplissait de crainte. Il tenta encore une fois de la dissuader :
- Voyons Karine, tu sais bien que tu détestes le lycée.
- Ça a changé. C'est vraiment différent maintenant, Sylvie me l'a dit. Elle m'a même dit que maintenant des élèves de toutes origines et de toutes confessions étaient dans les mêmes classes, filles et garçons confondus. Et puis je ne peux plus supporter ce lac, ces tritons, ces...
Son père avait soupiré. Oui, il le savait, sa fille n'était pas comme les autres. Elle avait des rêves de liberté, de nouveauté. Elle était peut-être même plus humaine que sa défunte femme. Nathalie... Une femme incroyable.
- Montre moi ces dossiers...
- Mais papa, commença Karine avant de réaliser ce qu'il venait de dire. Attends, quoi ?
- C'est d'accord si tu me promets de faire attention.
- Waouh ! Trop bien ! Merci mon papounet d'amour, elle l'embrassa sur la joue et nagea jusqu'à sa chambre pour lui ramener le dossier où il ne manquait que la signature du responsable.
Karine jubilait. Elle ne pouvait plus supporter de se retrouver dans la très désagréable situation d'être courtisée par ses pairs,même magnifique, drôle et intelligent, mais dont l'odeur la révulsait. Embrasser un garçon dans ces conditions lui donnait l'impression de lécher un poisson en décomposition. Elle avait donc décidé que les tritons c'était fini et que la meilleure option qu'il lui restait, c'était un bon humain. Apparemment on pouvait être en relation avec une personne du même sexe. Les humains rattrapaient leur retard... Enfin, dans quelques jours elle allait pouvoir entrer au lycée et bien que cela l'angoissa elle avait hâte.
Karine renifla bruyamment. Il n'avait pas fallu une journée dehors pour qu'elle attrape un rhume. En environ 90 ans son corps n'avait plus l'habitude d'évoluer à l'extérieur et son système immunitaire lui faisait bien savoir. Enfin, elle devrait bien faire avec. Autour d'elle des élèves attendaient eux aussi l'ouverture de la grille. La plupart était en groupe de deux ou trois, parfois plus, et discutaient gaîment. D'autres étaient tout seul.
Les grilles s'ouvrirent et les élèves s'engouffrèrent dans le hall d'entrée. Karine suivit le mouvement jusqu'à une grande salle. Là, la totalité des élèves s'assirent sur des chaises jaunes et inconfortables. Le proviseur, un homme avec une affreuse cravate d'un vert douteux, leur fit un discours sur l'importance de la première par rapport à leur vie future. Karine sourit. Elle se fichait bien de toutes ces histoires, elle n'aurait certainement pas besoin du baccalauréat quoi qu'elle veuille faire. Soit elle resterait chez elle ou dans un lac voisin soit elle travaillerait dans une des branches du Département de Maintenance et de Sauvegarde des Êtres et Créatures Sur et Sous Terre. Elle entreprit donc de scruter la foule à la recherche d'une éventuelle prise. Puis le discours prit fin et les élèves se ruèrent vers les panneaux où les classes étaient affichées.
Quand la foule commença à se disperser Karine s'approcha. Elle trouva son nom. "Karine Dulac 1°E". Avec elle 29 autres élèves. Une classe de trente. C'était un chiffre absolument énorme ! Comment pourrait-elle se rappeler de tous les noms ? Et les professeurs ne pourraient jamais s'occuper de tout ce monde ! Et s' ils étaient déjà 30 dans sa classe ils devaient être approximativement le même nombre dans les autres classes. Cinq classes juste pour son niveau. Donc sur trois niveaux, en supposant qu'il y avait cinq classes par niveau, cela faisait... 5x30x3... 450 élèves ! Karine avait des frissons juste en y pensant.
Elle se rendit dans la salle où elle devait rencontrer sa classe et son professeur principal. Qui se révéla être une professeure principale. Et qui n'avait pas l'air commode. Tout les élèves s'assirent à côté d'un camarade et Karine se retrouva toute seule. Au premier rang. Dans la rangée du milieu. Juste devant Mme Rosaiguille. Qui postillonnait abondamment. Un véritable plaisir pour Karine. Au bout de deux longues heures elle fut libérée avec ses camarades. Une fille s'approcha d'elle. Elle était grande et blonde avec un short qui mettait en valeur ses longues jambes, des lèvres pulpeuses et des yeux bleus. Elle inspecta Karine de son regard, s'attarda sur sa jupe longue et son chemisier d'un autre temps, revint sur son visage qu'elle scruta encore un instant. Puis elle sourit.
- Salut, je m'appelle Laurie. Comment vas-tu ?
Karine hésita. Elle avait entendu parler des blondes qu'on rencontrait dans les lycées quand on était une nouvelle en quête d'amour. Elle se méfiait. Néanmoins elle devait bien lui répondre maintenant...
- Ça va.
La blonde sourit de nouveau et enchaina :
- Tu es nouvelle n'est-ce pas ? Comment tu t'appelles ? Tu viens d'où ?
- Je... commença Karine, surprise par cette avalanche de question, avant de se reprendre : Je suis nouvelle, je m'appelle Karine et je viens d'un petit coin perdu pas très loin d'ici.
- C'est vrai ? Et tu as déménagé ?
- On peut dire ça...
- Tu veux que je te fasse visiter ?
À ce moment un garçon passa. En ricanant il lança un "sympa la jupe, on se croirait chez les nones !" à l'intention de Karine. Celle-ci rougit en baissant les yeux sur sa tenue. Elle ne savait pas quoi répondre sans risquer de paraître idiote. Mais Laurie, elle, savait apparemment :
- Rémi Rouget si tu lui reparles comme ça je te ferai bouffer le string de ta grand-mère ! Et estime toi heureux que je t'explose pas la tronche dans la seconde !
Puis elle ramena son attention vers Karine. Qui n'avait pas tout compris. Mais, si elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'était un strïngue, elle se rendait bien compte que Laurie l'avait défendue alors que rien ne l'y obligeait. Pourquoi avait-elle fait ça ? C'était un mystère. Mais ça faisait sacrément plaisir à Karine. Après ça Laurie lui montra où était le réfectoire, l'intendance, le foyer des lycéens, les différents toilettes, la salle des profs, les endroits tranquilles et le CDI. Puis aux alentours du lycée là où il y avait les meilleures minis pizzas, le vendeur de panini au nutella, la librairie d'occasion dont le patron donnait des coups de main aux élèves pour leurs devoirs de littérature, le parc où on pouvait manger à l'ombre des hêtres et où elle avait embrassé son premier petit copain. Puis les deux jeunes filles rentrèrent chez elles. Au final Karine était contente de sa journée. Certes elle avait passé deux heures sous une pluie de salive mais elle avait rencontré une amie potentielle. Néanmoins son amie Sylvie, qui avait déjà eu des problèmes avec une "sale blondasse", lui conseilla de se méfier des blondes avant de se remettre à tresser sa chevelure de blé.
Le lendemain Karine arriva un peu en avance au lycée. Elle ne savait pas vraiment quoi faire en attendant la sonnerie. Au lieu de rester bêtement sans rien faire elle se mit à arpenter le rez-de-chaussée. En passant devant le foyer elle entendit du bruit. Elle entrouvrit la porte. Et écarquilla les yeux. Elle n'était pas la seule en avance... Une petite trentaine de lycéens bavardaient, buvaient des boissons chaudes, jouaient à un drôle de jeu avec une minuscule balle et des petits personnages attachés à des barres. Karine referma la porte. Elle continua à déambuler jusqu'à la sonnerie puis monta en cours.
La journée passa. La semaine aussi. Laurie était gentille, souriante, pétillante même. Très populaire aussi. Tout le monde semblait la connaître. Karine avait croisé quelques garçons mignons mais rien de très emballant. Durant le week-end elle fit rapidement ses devoirs puis sorti avec Sylvie pour refaire sa garde robe. Elle passa l'après-midi à essayer diverses tenues avec elle, absolument surexcitée d'être dehors. Puis elles rentrèrent, les sacs plein de vêtements.
Il planait dans l'air lourd du lundi après-midi une odeur de pluie que Karine aurait été bien en peine de sentir, enrhumée qu'elle était. Mais elle sentait bien le vent qui ébouriffait ses cheveux. Alors qu'elle sortait d'un contrôle d'histoire particulièrement facile elle le vit. Lui. Celui pour qui elle était là. Il suffit que ses yeux se posent sur lui pour qu'elle sache que c'était LE gars. Elle resta figée un instant. Et enclencha dans la seconde "l'opération séduction" : elle retourna se cacher dans la salle.
- Mais qu'est ce que tu fais ? lui demanda Laurie. T'as l'air d'une grenouille effarouchée !
- Dis moi quand il sera parti...
- Qui ?
- Le mec super méga trop beau dehors.
- Le blond ?
Karine se risqua à jeter un coup d'œil dehors. Un jeune homme blond se tenait debout dans la cour. Il parlait avec un garçon brun.
- C'est vrai qu'il est pas mal...
- Il est nul. Moi je te parle du brun ! Il est SU-BLIME !
Laurie rigola. Dès qu'ils furent partis elles sortirent. Karine savait exactement ce qu'elle devait faire. A partir de ce moment Laurie pu se rendre compte d'un changement de comportement de la part de son amie. Karine était devenue bizarre. Elle disparaissait pendant les intercours et arrivait très souvent en retard. Et quand elles étaient ensemble elle avait toujours l'air à l'affut. Au bout d'un moment elle lui demanda ce qu'il se passait. Alors Karine lui expliqua son "opération séduction" :
- Je dois connaitre son emploi du temps. Et puis aussi ce qu'il aime manger, les gens avec qui il aime parler, ce qui le fait rire,... en parlant elle comptait sur ses doigts.
- Mais t'es une grande malade ! s'esclaffa Laurie. Pourquoi tu fais tout ça ? Je veux dire, c'est quand même vachement flippant !
- C'est pour pas me planter quand je l'aborderai.
- Mais... commença Laurie en cherchant ses mots, mais ça marche pas comme ça l'amour ! L'amour c'est justement cette appréhension, ce frisson de délicieuse angoisse quand tu vas lui parler, ton cœur qui s'emballe quand tu te découvres un point commun avec lui, ton champ visuel qui se réduit à lui quand il te parle, ton esprit qui défaille quand il rit à tes blagues, ta peau qui s'enflamme quand il te frôle et... Enfin, c'est tout ces petits trucs quand tu découvres l'autre quoi !
Mais Karine ne voyait pas du tout les choses de la même manière. Comment savoir de quoi lui parler si elle ne savait pas ce qu'il aimait ? Et puis comment le croiser "par hasard" si elle ne connaissait pas son emploi du temps ? Laurie trouva ça si drôle qu'elle décida de l'aider. Karine lui montra les informations qu'elle avait déjà. Elle avait reconstitué une partie de son emploi du temps. Elle savait aussi sa classe, avec qui il parlait le plus et quel livre il lisait. Elle avait d'ailleurs acheté un exemplaire de celui-ci. Mais quand elle se plaignit de ne pas arriver à reconstituer ses matinées de lundi et de jeudi Laurie lui demanda pourquoi elle n'allait pas au bureau des surveillants.
- On peut faire ça ? demanda Karine avec des étoiles dans les yeux.
- Mais carrément !
Et elles allèrent au bureau. Quand elles en sortirent elles avaient l'emploi du temps, le nom, le prénom et l'âge de leur proie. Xavier Leflot, 15 ans. Il avait un an d'avance. Karine était aux anges, Laurie était hilare. En tout cas elles n'allaient pas tarder à passer à la phase deux : "l'approche". Pour cela elles étudièrent attentivement le menu de la cantine. L'idéal aurait était une bolognaise, c'était très salissant et la couleur était parfaite. Mais cela les ramenait deux mois plus tard et elles ne pouvaient se permettre d'attendre autant. Par contre dans la semaine il y avait de la moussaka et de la soupe de tomate, le même jour en plus. Ce serait parfait. Ensuite elles aviseraient.
Le jeudi Karine avait donc revêtu une chemise blanche, prêtée par Laurie. Et au moment du repas tout était prêt. Karine avait son plateau, moussaka et soupe comprises. Elle passa près de Xavier au moment ou Laurie interpelait le jeune homme. Et en se retournant, bingo ! La soupe gicla harmonieusement sur le chemisier de Karine tandis que la moussaka s'étalait sur les vêtements. Une véritable œuvre d'art !
- Je suis absolument désolé ! s'exclama Xavier, qui ne se doutait pas du piège où il était tombé.
Karine resta muette en contemplant le merveilleux désastre de sa tenue. Elle soupira en faisant mine de chercher une serviette. Le jeune homme se mit immédiatement en tête de l'aider et commença à essuyer la sauce. Puis il se rendit compte qu'il était en train de nettoyer une chemise qui laissait dangereusement deviner les sous-vêtements. Prenant une teinte pivoine il s'écarta. Puis il offrit son sweat-shirt à Karine. Elle tenta de ne pas laisser transparaitre sa joie, l'attrapa et s'enfuit en mimant des sanglots de honte. Une fois à l'extérieur Laurie la rejoignit.
- Je ne pensais pas que ça marcherait aussi bien ! Tu as joué ton rôle à la perfection !
Karine la remercia d'une voix tremblante. La première manche était remportée. Elle lui avait certainement laissé une forte impression et il voudrait sûrement s'excuser de nouveau. Et puis, elle avait son sweat-shirt.
Durant le mois qui suivit elle n'arrêtait pas de le croiser. Dans les couloirs, au CDI, même dehors. Et très vite ils se rapprochèrent. Bien évidemment Laurie devait aider Karine à ne pas faire n'importe quoi, d'autant qu'elle pouvait avoir des idées terrifiantes. Mais au bout d'un mois de durs efforts Xavier proposa à Karine de sortir durant un week-end.
Elle se prépara avec angoisse. Laurie la conseilla pour sa tenue et s'occupa même de la coiffer. Karine n'arrêtait pas de s'agacer sur quelque chose tant elle était nerveuse. Que ce soit son rhume qui lui bouchait le nez ou la longueur de ses lacets, elle trouvait toujours un problème. Mais une fois sur le lieu du rendez-vous, quand elle aperçut Xavier, tous ses soucis disparurent. Il avait du tenter de peigner ses cheveux mais ceux ci restaient obstinément ébouriffés. Il avait mis une chemise et apportait une rose. Ils passèrent un après midi merveilleux. Vers 18h26 ils se retrouvèrent assis sur les berges du lac. Leurs doigts s'entremêlaient. Karine s'approcha de lui. Il avait les yeux verts, du plus beau vert qu'elle ai jamais vu et pourtant elle en connaissait un rayon. Maintenant leurs lèvres étaient toutes proches.
Mais il recula.
- Je... Karine, il faut que je te dise quelque chose .
Qu'est qui pouvait être assez important pour l'empêcher de l'embrasser ?
- Je... je ne suis pas ce que tu crois.
Voilà qui était surprenant. Serait-il un vampire ? Karine se rapprocha de lui.
- Je suis...
Oui, ce devait être un vampire. Karine approcha son visage de celui de Xavier.
- ...un...
Vampire
- ...Triton.
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