Prologue (version 1) : celle que l'on surnomme l'Ennemi
11 décembre 2607
Voilà maintenant deux heures que je suis étendue là, sur mon lit, mon édredon serré contre ma poitrine.
Phil doit penser que je me suis enfin assoupie car je l'entends pousser la porte et s'éloigner à pas de loup. La lumière s'éteint et je suis plongée dans les ténèbres. Je presse les paupières pour tenter d'ignorer les meubles de ma chambre qui se muent déjà en ombres, formes indistinctes que mon traumatisme ne tardera pas à fluctuer en soldats dégainant leurs carabines, se préparant à... Non !
Tremblante de la tête aux pieds, le souffle saccadé, je tâtonne le bois lisse de ma table de nuit à la recherche de l'interrupteur de ma lampe de chevet. Lorsque mes doigts rencontrent enfin le bouton caractéristique, je le presse et la pièce s'illumine, effaçant les derniers vestiges des militaires.
Je m'accorde sept secondes pour rétablir ma respiration, avant de me redresser, ma chevelure fauve suivant le mouvement de mon échine, dévalant mes épaules. Je sonde ma chambre du regard, m'attardant sur les coins les plus sombres et seulement lorsque je me suis convaincue que je suis bien seule, je me lève. Je n'entends que mon pouls battant contre mes tempes et le silence ambiant, qui dissone tant de l'agitation des couloirs dans la journée me frappe.
Terrifiée, je me retiens de retourner me blottir sous mes couettes et hasarde un pas sur le sol froid. Saisie d'une vague inattendue d'adrénaline, je cours jusqu'à mon bureau et me tasse sur ma chaise, repliant mes jambes contre mon torse. Les pensées parcourues de bribes de réminiscences, je m'exhorte au calme.
En sera-t-il toujours ainsi ? Devrai-je passer le restant de ma longue existence à craindre des peurs existentielles ?
Je dois retenir un hurlement lorsqu'une boule de poils blanche plante ses griffes dans ma cuisse et saute sur mes genoux. Je me détends en reconnaissant ma chatte Molly, fourre ma main dans son pelage et son ronronnement ne tarde pas à emplir la pièce.
Revigorée maintenant que je ne suis plus seule, je me penche vers les feuilles éparpillées sur mon secrétaire et mon esprit déchiffre le titre du premier document sans peine : "Pacte Multiespèce interdisant tout brassage d'espèces - décrété par l'Assemblée Multiespèce lors de la séance du 10 décembre 2607, décidé par Sa Majesté de Veaudelune". C'est plus fort que moi, malgré les émotions contradictoires se disputant dans ma poitrine, je ne peux me retenir d'esquisser un sourire. Si on oubliait le massacre de la veille, si on omettait le peuple en grève que je devais me farcir, si on passait outre les dizaines de familles exilés, la mise en vigueur de ce Pacte pourrait bien être la meilleure décision de mes cent ans d'existence.
Sauf qu'il y a beaucoup trop de si, il y a bien trop de changements soudain et en tant que reine, je ne peux me permettre de jubiler avant que tout ne soit revenu dans l'ordre. Voilà pourquoi à minuit passé, je dois renoncer à ma nuit de sommeil - même si pour être honnête, je ne serais jamais parvenue à m'endormir - en ouvrant à la place mon PC et en me préparant mentalement à affronter les premières vagues de protestation.
Dire que j'avais reçu une centaine de mails aurait été un euphémisme ; je n'avais jamais été sollicitée avec une telle frénésie. Même lorsque j'aidais les civils à fuir leur pays bombardé, je n'avais pas encaissé autant de menaces. En parcourant certains messages, je sens un ressentiment douloureux émaner de mon être.
Mon peuple avait-il oublié qui j'étais ?
Sans prendre la peine d'ouvrir les autres courriels, je bondis de ma chaise, ce qui fait fuir Molly avec force de crachats et hèle Phil, mon majordome. L'homme ne tarde pas à apparaître et s'il est surpris que je m'active à une heure si tardive, il n'en montre rien. Je lui fais signe d'approcher et lui remets mon ordinateur où le nombre de requêtes ne cesse d'augmenter.
« Pourriez-vous retranscrire les noms et les plaintes pour que je puisse y faire un tri ? lui prescris-je. N'oubliez pas de mettre en évidence les protestations les plus alarmantes.
Phil courbe l'échine.
- Ce sera fait, Votre Majesté. »
J'opine et le congédie d'un geste de la main.
Je me précipite alors dans l'humidité de ma salle de bain pour troquer mon pyjama contre une tenue d'affaire composée d'un tailleur blanc et d'un pantalon sombre et quitte ma chambre, perchée sur mes fidèles talons aiguilles me rehaussants de sept bons centimètres.
La fraîcheur du corridor me saisit et je ne peux retenir un frisson. Je change alors de destination pour me diriger vers la plomberie du château, irritée par toutes les complications qui me tombent dessus simultanément. Lorsque je débarque dans la chambre de mon plombier, il tressaillit violemment, croise mon regard, me reconnaît et repousse ses couvertures.
« Votre Majesté, bredouille-t-il, quelle surprise. Que me vaut l'objet de votre visite ?
J'empoigne Sezny par le bras et le plante devant la chaudière. Sur son visage, je vois la fatigue se succéder à la surprise, puis à l'affolement. Il se penche alors en avant et se met à appuyer sur tous les boutons. Lorsque la machine se remet à vrombir, je souffle de soulagement. Et au fond de moi, je croise les doigts pour que mes autres ennuis se règlent aussi facilement. Ne dit-on pas que c'est l'intention qui compte ?
- C'est ta dernière chance, informai-je Sezny. À la prochaine négligence, je ferais en sorte que tu sois puni. »
Mon plombier hoche une tête mal assurée et effectue son salut avant de regagner sa chambre.
Tonifiée par la chaleur qui chatouille déjà mes bras nus, je rejoins la salle du trône derrière laquelle une vingtaine de manifestants patientent déjà. S'il y en a déjà à une heure du matin, je n'ose imaginer ce qu'il en sera à l'aube. Je fais signe à un des gardes de l'entrée de me rejoindre et il obtempère après avoir averti son collègue.
« Que se passe-t-il, Votre Majesté ? me demande-t-il une fois à côté de moi.
Je scrute ses traits impénétrables et réalise qu'ils me sont étrangers. Quand Phil l'avait-il recruté ?
- Quel est ton nom ? m'enquis-je en me tordant le cou pour observer sa réaction.
Même avec mes talons, il me dépassait d'au moins trente centimètres.
- Kane, Votre Majesté.
Je m'éloigne de lui de quelques pas pour paraître moins petite. Dehors, un badaud lance une pierre contre l'édifice. La collision fait vibrer la salle et je vois l'imbécile éclater de rire comme si ce n'était qu'une bonne grosse plaisanterie. Sentant la colère me gagner, je mémorise le peu de son anatomie que me laisse entrevoir la nuit et me concentre de nouveau sur Kane, qui semble aussi agité que moi.
- Fais-les entrer par groupe de cinq, lui ordonnai-je. Je t'autorise à jeter au cachot quiconque dépasserait les limites, mais ramène-moi le transgresseur qui a osé jeter cette pierre. Il nous faut montrer l'exemple.
- À vos ordres, Votre Majesté. »
Une heure plus tard, je croule déjà sous les réclamations pour abolir le Pacte ; une femme a même éclatée en sanglots lorsque je l'ai renvoyée. Malgré tout, je ne cède pas car j'ai conscience que Veaudelune sombrerait dans le chaos si je me pliait aux requêtes. L'insurgé ayant décoché la pierre a été cloîtré dans une cellule en attente du procès, je le condamnerai sans doute à mort pour donner l'exemple. Par contre, ceux isolés par Kane n'écoperont, je pense que d'une semaine sous les verrous avant de retrouver la liberté.
Lorsque huit heures sonne, je passe le relai à Phil et regagne mes quartiers, une migraine pointant son nez derrière mes yeux.
Je suis au bout du rouleau, les injures de mon peuple résonnent toujours dans ma tête et elles me lacèrent comme des coups. Après avoir avalé une aspirine, je m'écroule sur mon lit et mon édredon retrouve sa place contre moi. Maintenant que le soleil illumine la pièce, je me sens moins observée mais les cris des contestataires qui me parviennent m'empêchent de trouver le sommeil. Je me sens trahie par les miens que je ne cherche qu'à protéger de la haine contaminante des sorciers, des elfes et des humains.
J'ai été marquée par la troisième guerre mondiale qui a éclaté en 2581 et qui a emporté mes parents et ma jumelle, ceux de 24 ans aussi. Pourquoi ne comprennent-ils pas ? Alors que...
« Vous savez ce que c'est de tout perdre et de se retrouver seul au monde ! m'époumonai-je. Voulez-vous que cela se reproduise ? Non ? Alors estimez-vous heureux que j'ai eu la merveilleuse idée de faire voter ce Pacte ! »
Évidemment, seul le silence me répond.
Saisie d'une furieuse envie de destruction, je m'acharne sur mon coussin jusqu'à qu'il ne reste plus que des plumes dispersées sur le sol, entre mes draps et dans mes cheveux.
« Votre Majesté ? lance la voix d'un garde de l'autre côté du battant.
Je me fige.
- Je vais bien ! le rabrouai-je.
- Je m'en doute, Votre Majesté mais ce n'est pas le cas de certaines de vos sentinelles. »
La panique m'envahit et je déboule si vite dans le couloir que le surveillant doit me saisir par les aisselles pour m'éviter une chute.
Je me dégage et dévale les escaliers, mon sauveur sur mes talons. Ce que je découvre en faisant irruption dans la salle du trône me laisse pantoise.
Les manifestants ont forcé la porte, tuant Kane et son collègue sur le coup. Une fois sur les lieux ils ont incendié la pièce, assassinant mes gardes, dont Phil et ont fui lorsque mon sauveur et ses troupes sont arrivés. Je ne réalise que je tremble que lorsque le garde dans mon dos pose ses mains sur mes épaules.
« Nous en avons arrêté quelques uns, m'informe-t-il. Voulez-vous les voir, Votre Majesté ? »
J'acquiesce, incapable de prononcer un mot.
Que de destruction.
La scène fait ramener des souvenirs de la guerre, je dois secouer la tête pour ne pas les laisser m'envahir. Lorsque mes gardes me présentent les fauteurs de trouble, je vois rouge.
J'arrache son fusil à une des sentinelles et vise un homme dont le sourire insolent m'enrage. Alors, j'appuis sur la gâchette et la balle transperce son torse, le sang gicle, il s'effondre. Et moi je reste plantée là, comme une sotte, j'assiste au moment où la vie le quitte, sans rien ressentir du tout. Je suis en état de choc, même ma fureur est retombée.
Un des soldats me reprend l'arme sans dire un mot, il évite mon regard. Les prisonniers, les gardes, moi, personne ne bouge. Puis, sans prévenir, quelque chose en moi se brise et je prends conscience que je viens de tuer un homme dont la famille l'attend peut-être quelque part. Un être humain à qui je viens d'arracher la vie. Je lève les yeux vers mon sauveur et je peux presque palper le dégoût qui irradie de son être. Je tourne alors les talons et quitte le lieu, comme dans un rêve, pour aller m'enfermer dans ma chambre pour la deuxième fois de la matinée déjà. La résonnance de la porte qui claque fait écho à mon cœur vidé.
Ce 11 décembre 2607 marquera la troisième ère de ma longue existence. À partir de ce jour fatidique ayant à jamais changé la sensible reine en reine égocentrique, je me fais appelée l' "Ennemi" au delà de mes terres. Mon moi du passé est-il retrouvable ou, au contraire, est-il perdu à jamais ? Seul le temps nous le dira.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro