Chapitre XII
— Non, rejeta Nour, balayant le plan de l'Inopiné d'un geste de la main, assénant ces mots rudes sur le groupe, comme une gifle sournoise. On s'en tient au plan de base.
Après avoir ramassé la lettre de Lady Evanna, Cécile avait aussitôt rassemblé ses amis autour d'une des tables du bar, que Nour s'était efforcée de nettoyer et de remettre en état pour reconstituer au mieux les efforts de Tommaso, et leur avait communiqué sa nouvelle résolution, insistant sur son attachement à leurs opinions.
Aucun d'eux ne s'était encore remis du choc et de la violence de l'attaque, qui les avaient tous secoués violemment dans tous les sens et sans billet prometteur de retour. Ils étaient sur le pas de la tempête mais ils pouvaient toujours revenir sur leurs pas avant qu'ils ne soient trop tard, avant que leurs repères ne soient entièrement chamboulés. Désormais certains de la contribution de Serris dans l'attaque, ils n'appréciaient que très peu la complicité de l'allié dans leur initiation à la mort, ou tout du moins à la disparition - quel que ce soit le terme utilisé par les sorciers pour qualifier leur décès provisoire.
Outre leur résistance éprouvée, les blessures qu'ils avaient essuyés ne favorisaient guère l'audace. Même à présent qu'ils s'étaient débarbouillés et changés pour se débarrasser du sang, de la sueur et de la crasse, leurs maux résonnaient encore, comme une note qui continuait de vibrer bien après son déclin. Les plus importants dommages restaient la rigidité du bras de Cécile et les douleurs à l'abdomen de May, mais la jeune fille comprit à leur mutisme qu'ils appréhendaient la suite de la Mission.
Or, le plus effarouché de tous restait Soan qui, tel un faon, voyait s'étaler derrière ses bois et ses larmiers ce que les herbes hautes lui avaient préservées de la forêt. C'était à présent indubitable : le jeune homme n'avait jamais réfléchi pleinement aux implications. En le voyant se recroqueviller, Cécile eut un long soupir las. Ne gagnerait-il jamais en maturité ?
Que le Poumon soit loué, May et Nate s'étaient rangés à son avis, étouffant leurs craintes et leur sceptisme. Ce qui ne laissait plus que Nour. Cécile ne s'attendait pas à ce qu'elle refuse, son amie ayant démontré une loyauté infaillible. Sa surprise fut donc totale.
— Nour... tenta May d'une voix d'une extrême douceur, du ton prescrit pour apaiser un animal furieux. Je sais que tu ne fais pas confiance aux Occamy... Pourtant, Evanna semble avoir raison, non ?
Nour lui lança un regard empli d'éclairs, les veines de son cou ressortant :
— Cette femme nous embobine ! (sa voix dégoulinait de mépris et Cécile se retint de baisser la tête, comme Nate et Soan le faisaient déjà) NE LE VOYEZ-VOUS DONC PAS ? explosa-t-elle en se levant de sa chaise, abattant son poing sur la table, qui s'ébranla. Elle est furieuse que nous ne suivions pas ses manigances au mot, alors elle fait mine d'approuver nos idées pour MIEUX nous replacer dans le CADRE ! Comment ces hommes nous ont-ils retrouvé, à votre avis ?
Cécile se racla la gorge, se concentrant sur la tempe de Nour, dont elle percevait presque le mouvement haché :
— Lady Evanna doit nous faire surveiller, répondit-elle d'une voix plate.
Ce qui ne la sauva pas de l'œillade menaçante qu'elle reçut à son tour de la part de Nour. À côté d'elle, Nate semblait tenté de disparaître sous la table, May observait son amie intensément et Soan était presque satisfait de ne plus être le seul en désaccord avec ce plan risqué. Combien de jours sa meilleure amie lui en voudrait-elle si elle le renvoyait illico presto à Loras dans un panier retour ?
— Tu dis ça comme si c'était normal ! s'indigna Nour. Est-ce l'avenir que tu veux ? Tu rêves d'être un de ses gentils petits toutous bien dressés ? S'il y a quelqu'un qui devrait me comprendre, c'est bien toi, Inopiné ! Tu es destinée à renverser l'Ennemi, et Evanna ne devrait être qu'une simple donnée dans tes ambitions, et non l'inverse.
— Ce n'est pas ça, protesta Cécile. C'est juste que... Est-ce que nous vois ? Nous sommes tellement misérables ! Dans ces conditions, nous n'arriverons jamais à détrôner Sa Majesté. Lady Evanna est un guide compétent, elle est capable de me rendre plus forte, suffisamment puissante pour remplir ce pour quoi je suis née. Nous devrions l'écouter, notamment en envisageant la possibilité de se rendre en Zone 2 pour y rencontrer mon oncle.
Les yeux de Nour semblait à deux doigts de sortir de leurs orbites.
— La Zone 2 rend fou, Pandora ! Et des Sans-Foyers menacent de t'arracher la tête. Tu cours à ta perte.
Cécile se leva à son tour, pour dominer la jeune sorcière de toute sa taille.
— Nous pourrions contacter Lady Evanna pour qu'elle nous apporte son aide. Son but n'est pas de nous tuer, Nour, j'en suis persuadée. Je suis prête à souffrir si ça peut me faire gagner. Te mets-tu seulement à ma place ? En me créant, le Poumon a posé un lourd fardeau sur mes épaules. Que pensera-t-il si j'échoue ?
— Tu n'échoueras pas si tu restes fidèle à tes valeurs et que tu t'affirmes au moins une fois dans ta misérable vie ! J'ai des siècles de plus que toi, je pense savoir de quoi je parle !
Cécile éclata d'un rire bien plus proche de la toux.
— Dans une de tes précédentes vies, aurais-tu été une Inopiné Inespérée ? Dans ce cas, nous t'écoutons. Sinon, étant donné que tu es immortelle et que les immortels ne comprennent PAS ce que c'est de craindre la mort, je te conseille de t'arrêter là, de reposer tes fesses sur ta chaise et de m'écouter. Je suis bientôt reine, tu me dois le RESPECT.
— MAIS TU LE FAIS EXPRÈS, C'EST IMPROBABLE, hurla Nour si fort que les oreilles de Cécile se bouchèrent. Est-ce que tu t'entends au moins ? Tu ne peux pas suivre aveuglément ton Evanna, tu n'es pas un pantin ! Et c'est sûr qu'insulter ceux qui veulent vraiment t'aider nous incitera à te respecter !
— Je sais qu'on ne peut pas lui faire confiance, Nour ! Mais elle peut m'apprendre beaucoup de choses. Et le moment venu, je me libérerai de son emprise.
— Tu penses vraiment que ce sera aussi simple ? Et puis, c'est tellement... immoral ! Tu ne peux pas manipuler quelqu'un de la sorte, Pandora, c'est ho-rrible !
— Tu te contredis. Je croyais que tu n'aimais pas Lady Evanna ?
— C'est ça, ton opinion ? Parce que quelqu'un n'est pas parfait, il mérite la peine de mort ?
Cécile soupira.
— J'ai pris ma décision. Si tu n'es pas d'accord, dégage.
Les bras de Nour retombèrent et elle ouvrit la bouche, ébahie.
— Tu es sérieuse ? bredouilla-t-elle. Juste parce que je ne suis pas d'accord avec toi... Tu veux vraiment me laisser tomber ?
— Bien sûr que non, mais si c'est pour que tu me mettes des bâtons dans les roues, je préfère.
— Haa ? Mou ii¹, déclara Nour très froidement en repoussant sa chaise.
— Pardon ?
Nour eut un rictus méprisant, et Cécile sentit un immense vide se répandre dans sa poitrine. Il lui sembla que leur amitié sombrait. Pourquoi son amie se comportait-elle de la sorte ?
— Je dégage. Tu préfères ?
Les jambes de l'Occamy la lâchèrent et elle se laissa glisser sur sa chaise. Elle était sérieuse ?
Elle croyait avoir atteint son lot de choc émotionnel pour la journée mais Nour lui démontra qu'ils restaient encore de la garniture à disposer en se tournant vers May et Nate :
— Vous venez ?
Alors, c'était ainsi que sa Mission allait s'achever ? Symbole d'espoir abandonné et jeté en pâture par ceux en qui il avait eu une confiance aveugle ?
Son faciès s'était décomposé et elle n'aurait su dire ce que dévoulait la mine qu'elle affichait. Nate ne lui accorda aucune attention mais il se pencha pour empiler leurs mains sur son genoux, la mine grave. Cécile souffla, tentant tant bien que mal de ne pas se laisser inondée par les battements effrénés de son cœur. Tout va bien, se répéta-t-elle plusieurs fois. Mais rien n'allait.
— On ne peut pas abandonner Azilis, affirma-t-il en plantant ses yeux entièrement gris dans ceux de Nour. Nous avons décidé de l'accompagner en toute connaissance de cause. Tu savais qu'on allait faire des choix difficile, minha estrela².
Il s'éclaicit la gorge et baissa d'un ton, sa voix prenant une intonation plus profonde et à peine audible :
— Aqui estamos, e... eu sei o que você está fazendo, murmura-t-il en portugais suffisamment simple pour que Cécile entende ses mots mais pas assez pour qu'elle les comprenne.
Nour recula précipitamment, comme si elle essayait de mettre le plus de distance possible entre eux et ce qu'elle considérait sans doute comme une trahison. Cécile avait les yeux rivés sur le sol poussiéreux dont la plupart des carreaux manquaient, mais le mouvement répétitif de la jambe de la jeune sorcière ne lui échappa pas. Comment une immortelle pouvait-elle être aussi en colère ? Pour elle, ils n'éprouvaient que peu d'émotions et quand c'était le cas, ils étaient libres de les couper. Un point crucial lui manquait-il ?
— Tu étais mon ami, mon meilleur ami même, dit la Télépatanimal d'une voix tremblante. On se connaît depuis notre naissance. Elle, tu ne la connais presque pas. Et tu la choisis ?
Elle poursuivit en japonais et les ongles de Nate s'enfonçèrent dans la peau de Cécile. Celle-ci se concentra sur son visage et dégrossit le nœud enserrant son "pouvoir", laissant ses émotions se confondrent avec celles du sorcier.
Honte.
Douleur.
Culpabilité.
Et deux autres ressentis, tout aussi puissants mais qu'elle ne parvenait pas à démêler. Qu'avait-elle pu lui dire pour le mettre dans un tel état émotionnel ?
— ... comme une moins que rien, conclut Nour en français.
Il carra la mâchoire, accentuant la fermeté de son profil. Ça ne lui allait pas, songea Cécile. Elle préférait lorsque son visage s'arrondissait.
— C'est notre choix, Wendy, lui rappela-t-il. Le mien, le tien aussi. Je m'y tiens. Je suis désolé, tu pourrais rester...
— NON, beugla-t-elle, à présent incapable de masquer ses tremblements. C'est une traîtresse, une faible ! (Cécile sursauta et Nate lui serra le bras en signe d'apaisement - mais il ne lui transmettait que désespoir à travers sa lecture) Elle ne te mérite pas, elle ne mérite aucun de nous ! Si vous n'êtes pas d'accord avec ses décisions lamentables, elle vous laissera tomber, VOUS AUSSI !
— Assez ! ordonna Nate avec autorité. Tu dis n'importe quoi. Rien ne t'obligeait à partir, les mots de Cécile ont dépassé ses pensées. Comme les tiens à présent.
— JE PENSE TOUT CE QUE JE DIS !
Cécile sentit quelque chose changer en elle, quelque chose de terrifiant s'installer dans un creux délaissé par son corps, la traversant de la tête aux pieds, et elle se surprit à modeler un laser sous la table. Il était noir et des volutes de fumée voltigèrent jusqu'à son nez. Comme droguée, elle les inhala et elle en voulut soudain plus, beaucoup plus.
L'étreinte de Nate sur son bras se resserra et le lazer s'évapora, emportant la fumée avec lui. Comment l'avait-il senti ?
— Et toi ? demandait Nour à May, soudain plus calme.
— Je..., bredouilla cette dernière, le reste de sa phrase se mélangeant sur sa langue.
Elle avait les yeux brillants de larmes. Nour attendit qu'elle se reprenne, qu'elle la retienne, mais elle ne bougea pas. Alors, Nour claqua des doigts et un balais apparut entre ses longs doigts.
— Je vous déteste, souffla-t-elle en l'enfourchant, Céleste sur son épaule.
Puis elle s'envola et on ne la vit plus.
Un silence de mort s'abattit. Pendant près de cinq minutes, personne n'émit le moindre son, choqué au-delà de n'importe quelle manifestation physique ou émotionnelle. Cécile n'arrivait pas à éprouver quoi que ce soit, si l'on omettait les frappes de son cœur contre sa cage thoracique, attendant le moment propice pour s'évader.
Puis, lorsqu'il devint évident que Nour ne reviendrait pas, Amandine éclata en sanglots. Des pleurs laids, brutaux, qui déformèrent ses traits au point que ses joues enflent et que sa peau rougisse et suinte. Nate se leva d'un bond pour la prendre dans ses bras et lui chuchoter des paroles creuses à l'oreille. Cécile, elle resta immobile, se contentant de se laisser envahir par les hoquets de plus en plus violents de son amie.
Nour était partie.
Note(s) :
1 : expression japonaise pouvant se traduire par "Quoi ?! C'est bon, je pars" de manière plus familière et moins polie
2 : mot affectif portugais signifiant "mon étoile, mon astre, ma lumière"
***
NOUR
Dimanche 4 mars 2735
Nour Marvyn volait déjà depuis une journée entière, sans interruption. Au bout de quelques heures, des douleurs articulaires avaient surgi, mais son corps d'immortelle avait fini par les estomper. Tout était une question d'habitude. Elle pouvait tout endurer parce que tout se réglait avec le temps. Du moins, c'était ce qu'elle pensait dans sa première vie. Désormais, elle se demandait si ce n'était pas une histoire de volonté ; si on le voulait, on pouvait tout oublier. Sa Moi d'avant n'aurait pas compris pourquoi on pouvait souhaiter conserver ses plaies. Aujourd'hui, elle comprenait.
Nour était très jeune, à seulement cinquante-et-une années de sa deuxième naissance. Elle se rappelait à peine de sa première existence à vrai dire, les souvenirs commençaient déjà à se laisser emporter par les années. La jeune fille visualisait le temps comme une fleur. Au commencement, la fleur flamboyait, puis peu à peu, lentement, elle perdait ses pétales. Mais une autre fleur, encore plus lumineuse, poussait à côté d'elle pour l'aider à survivre. Or, ses efforts étaient insuffisants et la première fleur finissait par dépérir. Le phénomène se répétait indéfiniment, dans un cercle infini, avec des fleurs de plus en plus vaillantes.
Un immortel ne mourait pas - pas de la manière dont les mortels l'entendaient du moins. Lorsqu'ils disparaissaient, ils vivaient le fait de ne plus rien être, de n'avoir plus aucune importance. Théoriquement, le Poumon pouvait décider de ne pas les faire renaître, mais Nour ne connaissait personne à qui cela était arrivé. Mais un autre phénomène, plus rare, moins contrôlable, pouvait les tuer définitivement. Ce qui permettait à un immortel de revivre indéfiniment était son âme. Ainsi, si par malheur, il la perdait, plus rien ne pourrait le préserver du néant éternel. À l'époque, Nour s'extasiait de sa longévité et de l'idée que la finitude ne serait jamais éternelle. À présent, elle maudissait son éternité et la voyait comme une malédiction. Elle n'atteindrait jamais la paix, condamnée à revivre ses erreurs, encore et encore. Mais sa fatalité n'était pas apparue comme un cheveu sur la soupe...
Nour vira à droite, la représentation d'une fillette longiligne, un halot brûlant dans la paume, le rire aiguë et d'une sincérité troublante en tête. Elle serra les dents, refusant de se laisser aller dans des tergiversions en ce qui concernait Dahlia Fauvel. Elle survolait une énième ville dont elle ignorait le nom et en plissant les yeux, elle put distinguer, à des kilomètres de là, de hautes et imposantes montagnes. Les Pyrénées. Elle accéléra l'allure, surprenant Céleste, qui planta ses griffes dans son épaule. Nour projeta sa conscience contre celle de son amie et la déposa doucement devant elle pour la préserver des griffes du vent. Le félin ronronna doucement en signe de remerciement et se blottit contre son torse. Elle éprouva une soudaine envie de manger, alors même que son corps avait écarté sa faim des heures auparavant.
— Aurais-tu faim ? transmit-elle à Céleste.
Le chat lui répondit par un miaulement confirmateur, sans ouvrir les yeux.
— On est bientôt arrivées, tu pourras bientôt satisfaire ton envie.
Durant les heures qui suivirent, Nour s'abîma les yeux dans la recherche d'une présence dans les Pyrénées mais ses tentatives se soldèrent sur de puissants échecs. Ce fut lorsque l'heure dix-sept fut bien avancée que les montagnes lui ouvrirent les bras, et elle plongea en piquée.
Elle étaient fidèles à ses souvenirs de la première Mission Inopinée. Céleste se redressa sur ses pattes, s'étira et sauta au sol, planant sur quelques mètres.
— Bon appétit, lui transmit Nour.
Céleste lui partagea ce qu'elle voyait, y compris un nid à quelques kilomètres de là. Mais ce qui lui sauta le plus à l'esprit fut l'émotion qu'elle lui transmettait. Du soulagement.
— Les arbres sont vivants, comprit-elle.
Céleste acquiesça, particulièrement satisfaite.
— Profite-bien et tiens moi au courant !
Après un dernier ronronnement, elle disparut dans les fourrés et Nour atterrit, descendant de son balais et scrutant les alentours. Le flanc de la montagne était désert et bien qu'elle soit certaine du lieu du rendez-vous, elle eut un instant de doute. Peut-être ne viendrait-elle pas. Peut-être, comme la jeune fille il y a sept ans, n'était-elle pas parvenue à convaincre sa tutrice. Peut-être cherchait-elle à lui rendre la monnaie de la pièce en l'abandonnant à son tour. Ce n'était pas son état d'esprit, mais elle ne savait que trop bien combien le temps et les épreuves changeaient les gens.
Soudain, Nour vit l'enveloppe de la Terre se tendre, et l'instant d'après, deux jeunes femmes se matérialisaient devant elle.
Ses yeux se trouvèrent immédiatement attirées par la plus grande et croisèrent aussitôt les grands yeux bleu-glacier de Dahlia Fauvel.
Sa meilleure amie, comme tous les elfes, avait toujours été incroyablement belle. Mais, maintenant qu'elle abordait une tunique mer scintillante qui mettait sa finesse en valeur, que ses traits parfaits étaient soulignés de khôl et que sa taille lui donnait du charisme et de la présence, elle était splendide. Même son défaut - ses oreilles pointues translucides - et ses cheveux châtains indomptables renforçaient son charme.
Prises d'une attirance réciproque, Nour et Dahlia s'élancèrent en avant pour se jeter dans les bras l'une de l'autre. Lorsque le rire familier de Dahlia résonna contre ses oreilles, Nour fut prise d'un fou rire incontrôlable, traversée d'un immense frisson. Elles se séparèrent à contre-coeur et elle découvrit que son amie souriait.
— Tu m'as tellement manqué, murmura Dahlia en finnois, sa langue maternelle. Ces années sans toi ont été un véritable enfer.
Nour lui prit la main délicatement.
— Pardonne-moi, souffla-t-elle dans le même dialecte. Si ça peut te réconforter, j'ai renié mes parents dès ton départ.
Le sourire de Dahlia s'aggrandit, dévoilant deux rangées de petites dents parfaitement alignées :
— C'est vrai ? Mais où es-tu allée ?
— Chez les parents de Nate.
— Nathaniel, sérieusement ? C'est dingue ! Amandine et toi avez fini par vous entendre ?
Nour partit d'un grand rire, se rappelant ces années d'insouciance durant lesquelles Nate, Dahlia et elle avaient créés un club anti-Amandine, lui jalousant sa popularité et son excellence.
— C'est difficile à croire mais elle est moins hautaine et superficielle que nous pouvions le penser à l'époque, confia-t-elle à son amie.
Dahlia feignit d'avoir l'air blessée.
— J'y crois pas ! Espèce de traîtresse !
C'est une traîtresse, une faible !, avait-elle craché au visage de Pandora un jour auparavant... Elle n'avait pas pressenti que son amertume avait passé un tel cap car si ça avait été le cas, elle serait partie pendant l'affrontement qui avait précédé. À l'intérieur, quelle sorte de personne était-elle pour avoir eu le cran et même la passion de prononcer de tels mots ?
Nour effaça sa culpabilité et s'esclaffa de bon cœur.
— Tu as raison, honte à moi !
Le rire de Dahlia se joignit au sien et Nour eut suffisamment mal au ventre pour qu'il s'insensiblise à la douleur.
— Et toi, où es-tu donc allée ? Tu me sembles... vivante, constata-t-elle, écrasant sa jalousie.
Ce n'était pas comme si elle ne s'était pas amusée ces dernières années. Mais tu as changé, lui rappela une voix dans sa tête. Son absence a détruit une partie de toi.
Dahlia redevint grave et il sembla à Nour qu'elle luttait contre les souvenirs. Qu'avait-elle bien pu traverser ? Elle se promit de lui offrir une oreille attentive dès que le moment se présenterait.
— Partout et nul part à la fois, éluda-t-elle. La planète est très ravagée, Wendy. Les mortels ont vraiment fait n'importe quoi.
— Et nous n'avons pas su arranger les choses, précisa Nour. C'était et c'est toujours notre raison d'être.
— Maïna m'a dit que tu étais avec la nouvelle Inopiné, déclara Dahlia en français. As-tu une idée derrière la tête ? Est-elle aussi puissante que la rumeur le dit ?
Nour fronça les sourcils, soudain en décalage.
— Qui est Maïna ?
La deuxième femme, bien plus petite, s'avança alors et ôta son capuchon, démasquant des cheveux roux noués en un chignon sophistiqué, coiffés d'une couronne d'opales. Elle était vêtue d'une longue robe noir tout en joyaux et en dentelles, un gilet délicat lui couvrait les épaules et une cape flottait derrière elle. Elle ne devait pas faire plus d'un mètre cinquante-cinq car elle dépassait à peine Nour, même rehaussée par des talons aiguilles. Or, elle dégageait une telle puissance et une telle autorité que seule une reine pouvait égaler.
Nour ouvrit de grands yeux en comprenant qui elle était et elle se tourna vers Dahlia, cachant avec beaucoup de mal son trouble grandissant.
— Tu es avec l'Ennemi, articula-t-elle.
Dahlia acquiesça fièrement et elle se mordit la lèvre pour contenir sa colère. Elle avait eu tord de penser que son amie était restée l'enfant concentré, observateur, blagueur et prodigieux qu'elle avait été. Elle avait bel et bien changé. Pandora n'était pas parfaite, elle était docile, égoïste et impulsive et Nour avait souvent du mal à la supporter. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu'elle souhaitait se ranger dans le camp opposé. Elle n'y aurait jamais songé.
Dahlia s'approcha d'elle pour lui prendre la main et Nour ne refusa pas le contact. Elle était prête à entendre des explications. Après tout ce temps, elle le méritait.
— Ce n'est pas ce que tu penses, ma Wendy, murmura-t-elle. Maïna n'est pas telle qu'on vous la décrit à Loras. Elle n'est pas cruelle et égocentrique.
— Comment est-elle dans ce cas ?
— Elle a fait des erreurs, je le conçois. Mais elle essaye aussi de se rattraper. Malheureusement, comme personne ne croit à sa bonne volonté, elle est obligée de faire le nécessaire pour être respectée.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ? s'exclama Nour avec l'impression de s'emporter un peu trop ces derniers jours. Elle a fait voté le Pacte, recluant les Occamy chez eux et nous empêchant de les aider ! Si elle veut se rattraper, qu'elle l'annule !
L'Ennemi les rejoignit, le visage dénué d'émotions, et se tourna vers Nour :
— Je sais ce que l'on vous a raconté et je ne saurais vous en tenir rigueur, mademoiselle Marvyn, dit-elle. Vous avez pris ce que l'on vous disait comme argent comptant et c'est bien normal. J'aurais fait pareil à votre place. Mais ne restez pas fermée à la vérité et écoutez-nous. Dahlia a raison : je n'ai jamais voulu faire souffrir mon peuple, je voulais juste lui venir en aide. L'Inopiné ne peut pas encore le comprendre car elle n'a jamais été à ma place mais lorsqu'elle me succédera, elle fera au mieux, à mon instar. Et le mieux ne signifie pas nécessairement le bien. Je ne suis pas votre ennemie, Nour. Vous ne devriez même pas vous en mêler car la façon dont je gouverne ne vous concerne en rien.
— Vous nous empêchez de rencontrer votre peuple donc si, au contraire, cela nous concerne ! Je n'ai pas envie de cesser de voir mes amis à cause de vos idioties.
— Ce ne sont pas uniquement mes "idioties", pour reprendre vos mots, répliqua l'Ennemi. Votre Ministre et les elfes en sont tout autant responsables que moi, jeune fille. Tâchez de ne pas l'oublier. Mais avez-vous fait un seul reproche à notre cher Soren Garnier ?
— Nous savons tous que vous les avez manipulés, rétorqua Nour. Ne nous prenez pas pour des imbéciles.
Pour la première fois, un sourire étira les lèvres de la reine, sardonique.
— Les pouvoirs psychiques sont spécifiques à votre espèce, Nour.
Nour grimaça, consciente qu'ils n'avaient aucune preuve et que c'était pour ça que personne ne l'avait jamais traduite en justice. Elle les avait tous roulés dans la farine. Néanmoins, elle était persuadée que la reine détenait un talent de cet acabit.
— Vous ne nous dupez pas, Votre Majesté, souffla-t-elle.
L'Ennemi ricana avec légèreté.
— Mon nom est Maïna O'Neill, appelez-moi ainsi, vous ne m'appartenez pas.
Elle replaça son capuchon sur sa tête et examina les alentours.
— Vous avez le choix, sorcière Nour Marvyn. Vous pouvez nous suivre jusqu'à Veaudelune, ou repartir d'où vous venez, aux côtés de l'Inopiné, qui cache des desseins tout aussi sombres que ceux que vous m'attribuez.
Nour regarda Dahlia, consciente de la raison pour laquelle elle était venue la retrouver. L'elfe l'avait contactée lors de la Cérémonie de la guerre Interminable pour fixer ce rendez-vous. Comme elle n'était pas télépathe, elle pensait que sa tutrice était une sorcière, pas que c'était l'incarnation même de l'ennemi. Elle avait pensé retrouver une alliée, une amie. Où était donc partie la véritable Dahlia ? Celle qui ne nourrissait aucun sombre désir ? Malgré elle, des larmes d'amertume lui brûlèrent les yeux.
— Qu'es-tu devenue, Dah'V ?
Dahlia la prit dans ses bras et Nour ne cherche pas à se dégager, le nez dans les cheveux épais de son amie.
— Je suis toujours la même, ma Wendy, lui promit-elle et elle se surprit à la croire. On va arranger les choses, d'accord ? Discuter de ça toutes les deux.
La jeune fille se sentir presque rassurée, jusqu'à ce qu'elle ajoute :
— Et tu verras que j'ai raison. Je ne te laisserai pas tomber.
Où ? Dans les valeurs et la bonté ?
Il lui sembla que sa véritable identité sombrait un peu plus, à présent qu'elle n'avait plus d'espoir. Elle se fit une nouvelle promesse, la seule capable de lui permettre de tenir le coup. Elle protégerait et sauverait Dahlia. Coûte que coûte. Et ce, même si sa deuxième vie devait s'achever, et seulement, sur cette réussite. Alors, elle répondit :
— Je vous suis, reine O'Neill de Veaudelune.
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