Chapitre IX (1)
— Cette Éva ne t'a donné aucune information supplémentaire ? s'insurgeait Nate quelques heures plus tard en fusillant Cécile de ses iris flamboyants. Si j'ai bien compris, nous devons partir demain matin et trouver Veaudelune, muent par le seul espoir de croiser un Occamy banni qui acceptera gracieusement de nous y mener ? Tu n'aurais pas pu te renseigner au préalable ?
Sa sœur soupira, levant à peine les yeux de la carte du monde qu'elle consultait par-dessus l'épaule de l'Inopiné :
— Elle s'appelle Evanna, pas Éva.
— Est-ce tout ce qui te préoccupe ?
Sa voix prenait des inflexions hystériques et le voir paniquer aurait été presque comique si la situation n'avait pas été si alarmante.
Oh Nate, réserve ton énergie pour quelque chose qui en vaudra vraiment la peine...
— Tais-toi, Nate, intervint Nour qui, placée aux côtés de May, suivait du doigt la frontière entre Loras et la Zone 2. Tu gaspilles de l'oxygène pour rien.
Quelques centimètres en-dessous d'elle se trouvait Cécile qui, perchée sur la chaise de son bureau traçait une ligne sur sa joue du bout de l'ongle, absorbée par sa réflexion.
Lorsque les ténèbres absolus avaient de nouveau drapé l'estrade, les invités avaient pris congé du Ministre les uns après les autres et Lady Evanna et Lord Liam s'étaient retirés avant que Cécile n'ait pu les questionner plus avant. M. Garnier lui-même avait prétexté une urgence pour échapper à ses questions, la laissant complètement désemparée et seule, affreusement seule.
A l'instar des invités et du Ministre - et ce malgré ses tentatives pour nouer le contact avec des sorciers de "classe inférieure", l'auditorium tout entier avait évité son regard. Comment était-elle censée se construire une image de monarque proche de son peuple avec tant de conditions en sa défaveur ?
Certes, s'il était évident que personne ne savait comment réagir à la suite de l'annonce de son départ - comme si croire trop vivement aux beaux jours les retarderaient, cela ne l'empêchait pas de s'en sentir blasée.
Qui était réellement cette Lady Evanna ? En quoi consistait cette prétendue Révolte ? C'était sans doute une organisation contre l'Ennemi, mais à quoi pouvait-elle bien œuvrer pour espérer la renverser ? Et surtout, n'était-ce pas dangereux d'avoir donné son nom de code aux sorciers ? Ne fallait-il pas craindre que cette information ne parvienne aux mauvaises oreilles ? Mais ce qui préoccupait le plus vivement Cécile était cette requête que Lady Evanna avait faîte aux sorciers.
"Le moment est venu de la récupérer." Ces mots impersonnels sonnaient faux, presque creux. N'était-elle donc qu'un moyen pour renverser la reine, et non une personne douée de pensées et d'envies ?
Elle avait vécu ces cinq dernières années oppressée par la menace d'un troisième départ. De nouveau, elle allait devoir se reconstruire et s'habituer à un nouvel environnement, un nouveau foyer, une nouvelle routine. Comment ne pas développer une impression d'insécurité ? Ou pire encore, une phobie du changement ?
Elle ne se doutait pas que ce serait aussi précoce. Après tout, elle n'avait que quinze ans et le Poumon lui-même dirait qu'elle n'était pas prête. Elle se sentait toujours dans la peau de cette enfant terrifiée et apathique que Blackmoon avait arrachée à ses parents. Elle n'était pas assez puissante pour prendre le pouvoir ! Pour une raison dont elle n'avait pas connaissance, la Révolte avait pourtant annoncé que c'était le cas. Quel était son objectif ? Pourquoi la faire partir une semaine en avance pour la tester sans même lui révéler l'emplacement de sa destination ?
— L'un de vous a-t-il des informations sur Lady Evanna ? lança-t-elle enfin.
— J'ai demandé à papa et il m'a dit qu'elle est l'une des trois Conseillers de la reine, répondit May. Connue pour son retrait, elle a été choisie par l'Ennemi pour son esprit autoritaire et son obéissance. Il ne l'aurait jamais soupçonné d'appartenir à la Révolte, encore moins en tant que cheffe.
— Et Lord Liam ?
— C'est un membre de la Noblesse occamienne, expliqua Nour. On ne sait pas grand-chose de lui, à part qu'il est jeune, précoce et que l'Ennemi lui fait suffisamment confiance pour l'envoyer à la Cérémonie.
— Je suppose qu'il appartient également à la Révolte ?
Nour acquiesça.
— En quoi consiste cette Organisation, au juste ?
— Nous n'étions pas sûrs qu'elle ait survécu avant ce jour, l'informa Soan en passant un bras autour de la taille de sa petite-amie. Mais c'est elle que l'Ennemi chassait il y a plus de dix ans et la grande majorité des bannis comme ta famille en faisait partie.
— Pouvons-nous donc lui faire confiance ?
— Je suppose que oui, mais je pense aussi qu'il faut rester sur nos gardes jusqu'à être certains que nos intérêts coïncident, déclara Nour.
Cécile retourna à sa carte, observant les indications renseignées sur les continents. L'ancienne Australie était partagée entre la Zone 2, qui avait été ravagée par un titanesque incendie et Loras. De l'autre côté de l'océan Indien, la Zone 5, partiellement inondée succédait à l'Afrique. Au Nord, Insania occupait l'ancienne Europe et la Zone 1 avait été détruite par le Nucléaire. Le Nord du Nouveau Monde s'appelait désormais la Zone 4 en raison du déplacement de la végétation et de certaines espèces animales vers les altitudes des montagnes, et le Sud était surnommé la Zone 3, dans laquelle les rares populations humaines qui n'avaient pas migré en Insania vivaient sur l'eau en raison de l'élévation du niveau de la mer.
— Où pourrions-nous bien aller ? murmura Soan tandis que Cécile s'efforçait d'étouffer sa panique en se frottant le dos de la main avec une ardeur presque démesurée.
— Tu veux venir toi aussi ? s'étonna cette dernière en se retournant pour le dévisager, une boule tombant au fond de son estomac dans le même mouvement. Nous ne sommes pas très proches, rien ne t'oblige à venir. Ni aucun de vous, ajoute-t-elle en s'arrêtant plus que nécessaire sur Nate, qui était allongé sur son lit avec une main derrière la nuque. Je ne vous ai pas demandé votre avis et je m'en excuse. Vous pourriez en mourir !
Sa langue fourcha mais Nate ricana, lui faisant perdre toute crédibilité.
— Si une personne devait ne pas venir, ce serait toi, querida. Tu es la seule ici à n'avoir qu'une vie.
Comme si elle ne sentait pas déjà le gonge de la fatalité peser sur elle à chaque minute de sa minuscule et insignifiante existence... Elle était constamment "L'Inopiné inespérée", "Celle qui devait tout arranger" ou "mademoiselle Pandora" mais jamais simplement Cécile, une adolescente avec des besoins d'adolescente.
— Vous ne savez pas quand vous renaîtrez si vous disparaissez, insista-t-elle malgré tout. Vous pourriez perdre des siècles d'existence !
— Ne fais pas comme si tu comprenais comment fonctionnent nos naissances, répliqua son ami sèchement.
— Je viens, ajouta Soan en embrassant May sur la joue.
Cécile ne protesta pas, se demandant plutôt si elle avait imaginé le frisson de Nate lorsqu'il l'avait rabroué. Être immortel ne pouvait pas être si terrible, n'est-ce pas ?
— Nous pourrions nous rendre en Insania, reprit May. Hors de la vue d'Evanna pour qu'elle ne nous confronte pas à ses tests, de préférence.
— Petite semaine touristique, s'exclafa Nour, pince-sans-rire.
— Ça me paraît vachement idéaliste mais je vote pour, renchérit Soan, jamais avare de sourires coquins à l'adresse de sa copine - la seule personne qu'il daigne regarder.
À quarante-neuf années de sa première naissance, il était presque aussi inexpérimenté qu'elle. Se rendait-il seulement compte de la dangerosité de la Mission ? Cécile se demanda s'il venait uniquement pour la gloire et pour son attirance pour May ou s'il éprouvait vraiment quelque chose de suffisant envers la jeune sorcière pour qu'il craigne de ne pas la voir revenir avant des siècles. Au fond, sans doute naïvement, elle espérait qu'il vienne pour lui uniquement. Car, dans le cas contraire, que se passerait-t-il si la jeune fille le quittait durant la Mission ?
— C'est une bonne idée, finit-elle par dire en secouant la tête pour s'éclaircir les pensées.
Tout va bien se passer, tu ne seras même pas seule. Pourquoi paniques-tu au juste ?
Elle fut tirée de ses préoccupations par Nour, qui reculait en s'étirant et en faisant craquer ses épaules. Ses cheveux retombèrent sur les deux bords de son visage, encore ondulés par ses nattes. Même ainsi, son amie conservait son air éternellement enfantin.
— On pourra ouvrir une Faille pour s'y rendre. Après, ce sera à toi de jouer, Pandora. Aurais-tu un pays particulier à nous faire visiter ? Tu vivais en France avec ta famille, c'est ça ?
Cécile s'enfonça dans son siège, les paupières clignotantes à cause de la fatigue. Dehors, la nuit était tombée et selon ses estimations, il ne devait pas être moins de vingt-trois heures. Ils avaient besoin d'une bonne nuit de sommeil pour affronter la longue semaine qui les attendait. Pourtant, elle se surprenait à vouloir faire durer l'instant pour ne jamais avoir à affronter l'aube.
— On pourrait se rendre à Londres ? proposa-t-elle. Je n'y ai jamais mis les pieds et mon père disait qu'avant la guerre, c'était une des plus belles villes du monde. Je ne sais pas ce qu'il en est maintenant mais...
— Adjugé ! s'exclama Nour tandis que May souriait.
Leur enthousiasme traversa l'Occamy un court instant, se disputant avec son anxiété. Ses amis seraient là, elle ne serait pas seule dans cette épreuve. C'étaient des immortels, des êtres presque invincibles... Elle ne risquait rien à leurs côtés, non ?
— En fait, comptons-nous éviter le sujet encore longtemps ? lança soudain Nate en roulant sur le ventre, la joue aplatie contre le matelas.
Cécile l'avait presque oublié.
— Un revenant, ironisa-t-elle. Monsieur a fini de bouder ?
Il leva les yeux au ciel, puis jeta un regard inquisiteur à ses deux sœurs.
— C'est vrai ça, renchérit alors Nour. J'ignorais que tu pouvais avoir autant de charisme. La petite fille muette, manipulable et bougonne m'a semblé bien loin aujourd'hui.
Un nouveau sourire éblouissant étira la bouche de May tandis qu'elle se dégageait de l'étreinte de Soan pour aller passer un bras autour des épaules de son amie.
— Une vraie héroïne, décréta-t-elle. Ramirez était sur les nerfs mais notre peuple s'est rangé de ton côté alors on te pardonne.
— Tu m'as fait penser à une fée, confia Nour à Cécile. Ses créatures mystiques sous-estimées à cause de leur fragilité et de leur petite taille. Mais cela ne les empêche pas d'être impitoyables et dangereuses en usant de stratagèmes. Lorsque ton pouvoir a envahi la pièce, toutes les respirations se sont coupées et j'ai senti que tout le monde prenait vraiment la mesure de ta puissance. Certes, tu es une mortelle et tu es jeune mais tu nous domines tous autant que nous sommes, Inopiné. Tu es peut-être une petite fée mais ton impact est plus précis et ravageur que le nôtre. Je t'admire, Cécile Pandora, conclut la jeune Télépatanimal, le regard dans le vague.
Le cœur de Cécile se serra de fierté et de reconnaissance.
— Merci, murmura-t-elle.
Et elle revit le corps figé de son amie, ses yeux vides et son aura si faible qu'elle semblait se dissiper. Que s'était-il passé lors de la Cérémonie ?
Nour dut sentir son attention concentrée sur elle car ses épaules s'affaissèrent et une ombre fugace assombrit son visage. Néanmoins, elle disparut tout aussi vite et Cécile put entrevoir toute sa volonté de se battre, de ne pas se laisser emporter. Enfin, elle réalisa qu'elle n'était visiblement pas la seule à ne pas avoir eu une vie digne d'un conte de fée.
— Bon, fit May dans un soupir. Je vais aller me coucher. La nuit porte conseil comme on dit.
Elle se tourna vers Soan :
— Tu veux rester dormir ?
— Volontiers, accepta-t-il en la fixant plus que nécessaire.
La jeune fille rit, souhaita bonne nuit à chacun d'eux et disparut, son copain dans son sillage. Ce fut au tour de Nour de déclarer qu'il était temps qu'elle rejoigne son lit et avant que Cécile n'ait pu décider quelles questions elle pouvait se permettre de lui poser, elle ouvrait une Faille et disparaissait.
Comme Nate ne montrait aucun signe de départ, la jeune fille s'enferma dans la salle de bain pour sa toilette du soir.
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