Chapitre 1
Contempler la nature se réveiller après les longs mois de froid avait toujours été plaisant pour Jeongin.
Ballotté à l'arrière de la charrette de son père, il repensa aux paysages qu'il redécouvrait avec un goût suret sur la langue. Ils avaient quitté son village natal l'avant veille, quelques jours à peine après avoir fêté son vingtième anniversaire. Comme d'habitude, à l'arrivée des beaux jours, Jeongin avait troqué ses tenues chaudes pour des toges plus amples et plus agréables à supporter. Sa peau de miel se délectait du vent frais lorsqu'il travaillait sur la parcelle appartenant à ses parents, ses yeux monolides d'un brun profond ne cessaient de se fendre de joie en voyant papillons et coccinelles envahir les cultures. C'était un signe de prospérité, comme quoi l'année à venir allait être bonne et fertile. Émerveillé par les couleurs des insectes voletant autour de lui au début de cette journée, il avait été pourtant difficile d'ignorer la situation chez lui.
Son père Oméga venait tout juste d'accoucher de son troisième enfant.
Des centaines d'années auparavant, la nouvelle aurait pu être presque banale. Un Oméga pouvait, et se devait de procréer. Mais les décennies passant, les croyances populaires racontaient que Chilseong, le grand dieu de la fertilité, avait voulu punir les Omégas avides de parentalité. Il les aurait alors maudit à ne plus pouvoir enfanter que deux fois, rarement plus, dans toute leur existence. Jeongin ne savait pas s'il fallait croire cette ancienne fable, mais il l'avait constaté dans chaque foyer autour de lui. Dans son village et dans ceux aux alentours, chaque Oméga n'avait que deux enfants...
Sauf ses parents.
Lorsque son petit frère était né, Jeongin avait tout d'abord été soulagé de voir que ce dernier ainsi que son père se portaient bien. Il avait été même ravi, de voir ce petit être qui lui rappelait la naissance de son cadet une dizaine d'années auparavant. Mais ces jours de liesse avaient tourné court lorsque ses parents lui avaient demandé de rendre un grand service à leur famille.
Pour le bien-être du dernier né, et prier Chilseong de leur accorder un Oméga dans la famille, il fallait apporter un grand présent pour ce dieu de la fertilité.
Il fallait lui apporter un adepte.
Jeongin n'avait jamais été particulièrement superstitieux ni même croyant. Bien entendu, il accordait des prières de façon sporadique, pour de bonnes récoltes, pour de la santé de ses proches... Et un des plus grands cultes était celui de l'Ordre de l'Abondance destiné à honorer la fertilité des Omégas. Les adeptes étaient toujours discrets, récoltant des dizaines et des dizaines d'offrandes sur les marchés pour les accorder aux rares élus de Chilseong et à leurs disciples. Car si la très grande majorité des Omégas ne pouvaient procréer que deux fois, voir trois en cas de miracle, il existait les Inexplorés.
Des Omégas aussi fertiles que les terres les plus abondantes et généreuses, aux chaleurs multiples, qui se devaient de vénérer et prier pour leur divinité dans les ténèbres des temples qui leurs étaient dédiés. Des lieux de culte et de recueillement, isolés de la population paysanne au creux des montagnes ou au bord de l'océan, où les Inexplorés restaient des idoles vierges de tout contact. Seuls les adeptes de l'Ordre, des Alphas dévoués à la vie de ces êtres extraordinaires, avaient le droit de vivre sous leur toit. Leur résilience, leur abstinence et leur respect pour leur idole étaient les sacrifices nécessaires au culte de Chilseong. En reniant leurs ruts, ces fidèles espéraient regagner la confiance de leur dieu et ainsi redonner la fertilité à chaque Oméga naissant sur ses terres.
Mais ce n'était pas ce que voulait vivre Jeongin pour le restant de ses jours.
Son frère cadet était trop jeune pour être confié dans un temple avec des croyances aussi importantes sur la procréation. Ses parents voulaient qu'il les aide à offrir un avenir radieux à leur dernier né, en sacrifiant sa vie dans le culte d'un Inexploré. Jeongin avait refusé au début, septique à l'idée que les prières puissent un jour fonctionner. On ne pouvait pas le forcer à quitter le domicile familial pour une telle raison...
C'était ce qu'il pensait, jusqu'à ce que son père Alpha lui annonce son désir de le placer dans un temple.
Jeongin venait de fêter son vingtième anniversaire et de terminer son dernier rut, lorsque son père avait cogné à la porte de la minuscule chambre qu'il partageait avec son frère. Il lui avait demandé de l'aide pour ensemencer le modeste champ qu'ils avaient en leur possession. Le jeune homme avait été ravi de se remettre au travail. Le front luisant de sueur, ses pommettes saillantes devenant rosées à cause de l'effort, Jeongin avait trimé dur toute la journée. Et son sentiment de satisfaction fut balayé comme une plume au vent lorsque son père lui annonca qu'ils prenaient aussitôt la route pour le temple dédié à Chilseong le plus proche.
Il avait protesté, dit qu'il avait besoin de lui pour les semis et s'occuper de ses frères. Mais aucun de ses deux parents n'avaient cédé. Il fallait que leur dernier né soit un Oméga, idéalement qu'il soit fertile pour qu'il devienne un Inexploré, aussi il fallait apporter une offrande assez conséquente pour profiter d'un tel privilège.
Alors que le mois du Tigre touchait à son crépuscule, Jeongin avait donc quitté son foyer natal. Il avait dit au revoir à ses frères, le goût de bile dans la bouche et la rancœur claire envers ses parents. Son père Oméga lui avait accordé une prière, qu'il balaya d'un haussement d'épaule. Rien n'allait plus être comme avant. Il grimpa dans la charrette de la famille, tractée par un vieil âne pour s'en aller. Les jambes pendantes dans le vide, il avait observé la bâtisse en bois et en glaise s'effacer au détour d'un virage. Peut-être n'allait il jamais la revoir.
Son père avait au début essayé d'échanger avec lui tout au long de la route ou encore le soir lorsqu'ils s'arrêtèrent pour dormir à la belle étoile. Mais Jeongin était hermétique. Il ne voulait pas devenir dévot d'un culte, même aussi important que celui de la divinité liée à la fertilité. Comme les autres jeunes hommes de son âge, il avait été bien évidemment intéressé par les relations amoureuses et charnelles. Sans pour autant trouver de partenaire, il était curieux. L'idée de s'enfermer dans un temple qui prônait l'abstinence en présence d'un Oméga fertile équivalait à ses yeux à de la torture. La tentation à l'état pur.
Ce fut dans un silence complet qu'ils voyagèrent dans la campagne, jusqu'à ce que le bruit de la mer commence à se faire entendre à travers l'épaisse forêt qu'ils traversaient. Jeongin n'avait vu l'océan qu'à quelques reprises en étant plus jeune, aussi le roulis des vagues et l'iode qui s'en dégageait couvrait presque l'odeur visqueuse de ses glandes odorantes. Son parfum d'ambre était fort et puissant, il en avait conscience, et nettoyer sa nuque, ses chevilles et ses poignets n'y changeait jamais grand-chose. Le jeune homme sortit de ses pensées pour observer tout autour de lui. Habillé de sa toge paysanne, il frissonnait à peine en sentant le vent caresser sa peau. Ses sandales de cuir étaient usées jusqu'à la corde et ses cheveux bruns avaient bien besoin d'une coupe. Derrière ses mèches, il observait le chemin parcouru, les chênes, les hêtres et les bouleaux étaient de moins en moins denses au fil des pas de la mule qui tirait la charrette. La pointe d'anxiété qui grignota le ventre de Jeongin le fit se tourner en entendant un roulis plus fort que les autres, signe qu'ils s'approchaient inexorablement de l'océan.
Par delà les frondaisons, il apercevait déjà sa future prison.
Au dessus de l'épaule de son père, il contemplait une longue lande de sables et de galets, qui donnait sur un horizon d'un bleu azur. La mer était calme, son écume bordait l'endroit où elle épousait la terre, et le chant des rossignols était progressivement remplacé par celui des mouettes. Un pincement au cœur, Jeongin serra les lèvres pour ne pas laisser une nouvelle supplique passer. Cela ne servait à rien. Légalement, il dépendait encore de ses parents pour une année avant de devenir citoyen, et devait donc se plier à leur règle. Le jeune homme se retourna lourdement dans la charrette, préférant se délecter au mieux de la beauté verdoyante de la forêt qui disparaissait pour se changer les idées.
Mais inexorablement, chaque pas le rapprochait de son destin, et bientôt la cime des arbres ne pouvait plus cacher le fait qu'ils avançaient le long d'une plage bordant l'océan. En tournant la tête, Jeongin pouvait contempler le ciel turquoise, chargé de quelques nuages vaporeux dans le ciel qui se reflétaient dans l'eau de la mer. Le goût du sel sur ses lèvres le fit saliver. Les galets d'un gris anthracite et le sable doré se mariaient étrangement sur plusieurs encablures. Le chemin de terre sur lequel ils roulaient depuis de nombreuses heures se fit plus malléable, et bientôt l'âne peinait à avancer.
« Ah, le voilà enfin. »
La voix de son père le sortit de sa contemplation, et ce fut machinalement que Jeongin laissa son regard longer la côte pour enfin découvrir un tableau idyllique.
Ses yeux se posèrent sur son futur lieu de vie. Blotti au creux d'un mont bordant l'océan se trouvait un temple. Tout fait de craie et de pierre blanche, le lieu de culte se dressait fièrement entre les eaux du bord de mer et une plaine dégagée sur laquelle Jeongin devinait des terres arables. Des colonnades bordaient une entrée béante, où de lourdes portes de bois étaient ouvertes sur l'extérieur. Une des ailes, partant vers la mer, était étrangement sobre et petite, alors que sa jumelle du côté opposé de l'entrée était érigée comme un temple plus modeste, d'où dépassait quelques bourgeons fleuris d'un rouge profond. Des branches de lierres semblaient courir sur sa façade, noyant le blanc de la craie dans des entrelacements intimes de nuances de vert et de cramoisi.
Le lieu, aussi dépouillé était-il, inspirait la déférence. Jeongin ne pouvait pas s'arrêter de découvrir un nouveau détail à chaque seconde. La coupole surmontant le bâtiment central semblait si usée par l'air de la mer qu'elle était encore plus blanche que la craie elle-même. Les terres cultivées semblaient fertiles et en bonne santé, avec des plans droits et fiers dans les terres trempées par un système d'irrigation ingénieux. A chaque mètre qui le rapprochait du temple, Jeongin devinait de nouvelles espèces de fleurs entrelacées au lierre le long du mur. Bien qu'il voulait le retenir, le jeune homme soupira d'admiration face à une telle bâtisse.
Alors que son regard se posa sur une silhouette sortant du temple, la charrette s'arrêta brusquement. Jeongin eut le temps de détailler la personne qui descendait l'escalier central permettant d'accéder à la grande entrée, habillée d'un chiton blanc à l'épaule gauche dénudée, il s'agissait d'un jeune homme charriant une caisse en bois entre ses mains. Mais préoccupé par l'arrêt de la mule, il se tourna vers son père. Ce dernier avait un air affable, presque navré, en lui désignant le temple d'un coup de tête.
« Je m'arrête ici. » lança t-il avant de soupirer. « Les disciples n'aiment pas que des Alphas ayant une descendance s'approchent du temple. »
Jeongin savait que c'était probablement la dernière fois qu'il voyait son père avant un long moment. Mais pourtant, il n'en était pas aussi triste qu'il l'aurait imaginé. Se savoir confié aux soins de l'Ordre de l'Abondance pour vénérer un Inexploré ne le rendait pas fou de joie. Mais il se donnait un an, avant de pouvoir prendre son indépendance, le temps d'avoir ses vingt-et-un ans. Si la situation était trop complexe, rien ne l'empêchait de quitter le temple pour établir sa vie en dehors de celui-ci. Cependant, savoir qu'au sein de ces murs devant lui se trouvait un Oméga fertile, vierge de tout contact, fit serrer son cœur dans sa poitrine. Il n'avait aucune idée des pratiques, des rites et des croyances qui avaient court au cœur de ce culte. Novice, Jeongin sentit une supplique se former sur ses lèvres.
« Papa, je... » commença t-il, la gorge sèche.
« Je prendrais soin de ton père et de tes frères. » lui répondit l'Alpha face à lui, l'étouffant avec son odeur de cuir frais. « Va. »
Même si Jeongin avait la sensation que des semelles de plomb s'étaient engluées à ses sandales, il préféra rester la bouche close. Sans soupirer, il tendit la main pour attraper son maigre baluchon. A l'intérieur, il n'y avait glissé que quelques maigres possessions. Un bracelet de perles en bois, qu'il avait réalisé lui même, son change de nuit et de jour, ainsi qu'un savon qu'il avait réussi à récupérer dans les bains publics de son village. Il sauta à pieds joints dans le mélange de terre battue et de sable qui l'accueillit avant de contourner la charrette. L'envie de regarder son père et de lui parler l'étreignait, mais il s'en empêcha. Au lieu de ça, il prit son courage à deux mains et dépassa le vieil âne de la famille pour prendre la direction du temple devant lui.
Au son du bois grinçant de la charrette et du roulement des vagues contre les galets, Jeongin mit un pied devant l'autre. Chaque mètre parcouru le rapprochait de cette bâtisse qui l'impressionnait autant qu'elle l'effrayait. Le crissement du sable contre ses sandales le fit frissonner et lorsqu'il en eu quelques grains entre ses orteils, il trouva la sensation plus apaisante qu'il ne l'aurait imaginé. Le jeune homme qu'il avait aperçu quelques instants plus tôt restait planté en bas de l'escalier du temple, l'observant sans faire le premier pas vers lui. Jeongin déglutit donc pour aller l'aborder. Il s'agissait d'un garçon de son âge, à peine plus âgé que lui vu la rondeur de ses joues et de ses grands yeux ronds. Le chiton qu'il portait était d'un beau tissu de coton blanc, à la ceinture bleutée, qui rappela à Jeongin la couleur de l'océan. Le vêtement était étrangement dénudé à l'épaule gauche, mais le jeune homme essayait de réfléchir à la façon d'aborder l'adepte. Dès qu'il arriva à sa hauteur, une brise marine lui apporta l'odeur du garçon face à lui. Celle du safran, profond et épicé, qui s'étalait sur sa langue comme de la mélasse.
« Bonjour. » lança Jeongin en s'arrêtant à quelques mètres de lui. Son père devait déjà avoir fait rebrousser chemin à leur mule. « Ma famille souhaite que j'intègre les rangs de l'Ordre de l'Abondance pour apporter la fertilité à notre foyer. »
L'adepte l'observa un instant, de grands yeux curieux avant de lui sourire. Alors que le jeune homme allait en faire de même, soulagé de trouver un visage amical en cet instant si crucial pour lui, un grondement terrible s'échappa des portes béantes du temple.
Tétanisé, Jeongin cessa d'observer l'adepte pour observer l'ouverture béante du lieu de culte. Il ne voyait qu'une grande partie du plafond de la coupole, ainsi que le haut d'une statue dans le fond de la salle. Il semblait s'agir d'une égérie masculine en marbre, aux cheveux bouclés et à la mine douce. Un nouveau grondement raisonna contre les murs blancs, et le jeune homme se sentit frémir. Il s'agissait du bruit d'un Alpha en plein rut.
« Je m'appelle Jisung. » lança alors l'adepte, à peine ébranlé par le son de désespoir qui se faisait entendre de la grande salle de culte. « Je peux te mener jusqu'à notre Guide afin qu'il puisse répondre à ta demande mon frère. Quel est ton nom ? »
Aussi ronde que l'était son visage, la voix du dénommé Jisung apaisa le jeune homme. Malgré les grognements bestiaux qui s'échappaient de l'intérieur du temple, cela semblait en tout point normal. Déstabilisé, il prit le temps de réponse.
« Je m'appelle Jeongin. » répondit-il, la main crispée sur son baluchon de fortune.
« Suis-moi. » rétorqua Jisung en lui faisant un signe pour l'emmener à sa suite.
Un frisson parcouru l'échine du jeune homme. L'adepte semblait être amical, on ne peut plus accessible et à l'écoute. Avoir été invité dans le temple semblait déjà être une bonne première étape : d'après son père, certains Alphas n'étaient même pas désirés dans l'enceinte du domaine... Jeongin déglutit péniblement avant de grimper les marches à la suite de Jisung. Des dizaines de questions sur brûlaient la langue. Comment se déroulait la vie ici ? Que devait-il faire au quotidien ? Devait-il avoir régulièrement à faire à l'Inexploré ?
Arrivé en haut de l'escalier, Jeongin étouffa du mieux qu'il pu les odeurs puissantes de poivre noir qui semblaient flotter par nuage dans l'air. Malgré sa propre odeur d'ambre et celle de l'adepte qui l'accompagnait, les phéromones de l'Alpha en rut embaumaient l'entrée du temple. Le jeune homme posa tout de même ses yeux sur la pièce de culte qui s'offrait à lui.
Quatre larges colonnes soutenaient la coupole qui surplombait le bâtiment. En craie blanche, au motif torsadé, elles portaient avec grâce la hauteur titanesque sous le plafond de cette salle sacrée. Des candélabres d'or et d'argent pavaient un chemin au centre de la nef, guidant jusqu'à un autel qui croulaient sous des offrandes. Étoffes, fruits, jarres de vin... Les victuailles étaient débordantes au pied de la grande statue représentant l'égérie de la fertilité. Un garçon jeune, aux cheveux bouclés, qui tenait entre ses mains un ventre arrondi signe de sa grossesse avancée. L'odeur de poivre noir était encore plus forte, chaque pas que Jeongin faisait, il avait la sensation de s'étouffer et de sentir des larmes monter à ses yeux. En compagnie de Jisung, ils s'arrêtèrent environ à la moitié de l'allée.
Le jeune homme laissa son regard dévier à sa gauche. Là se trouvait une porte en bois d'une belle couleur acajou et aux verrous dorés. Tout autour d'elle, des couronnes de fleurs fraîches étaient piquées dans les tentures de soie qui pendaient le long du mur. A travers la forte odeur du poivre, Jeongin ne sentait rien d'autre, mais un pressentiment lui étreignit le ventre. Était-ce là l'antre de l'Oméga ? Un nouveau grondement le fit sursauter et le jeune homme laissa ses yeux glisser plus au fond du temple, à côté de la statue, pour découvrir deux avancées verrouillées. Son instinct d'Alpha lui fit sentir la présence d'un de ses semblables en rut dans l'une des deux geôles, sans qu'il puisse deviner laquelle de ces deux pièces était occupée.
Du côté parfaitement opposé, les murs étaient d'une blancheur immaculée. En face de la porte de gauche s'en trouvait une autre plus modeste, donnant sur une grande tablée avec de multiples chaises. Jisung prit le chemin de cette salle et Jeongin emboîta le pas sans attendre. Néanmoins, il jeta un coup d'œil derrière lui et fut surpris de croiser le regard d'un homme dans une des deux geôles à côté de la statue. Ses yeux luisaient d'un éclat de folie bestiale.
La nouvelle pièce s'ouvrant à Jeongin fut un réfectoire. La décoration y était bien plus modeste, les murs étaient dépouillés de tentures et de fleurs. Une grande tablée trônait au centre de la pièce, où des écuelles en acier et des couverts semblaient être fraîchement nettoyés du précédent repas. Jisung le guida de nouveau sur sa gauche et ils entrèrent cette fois-ci dans la cuisine du temple.
C'était une pièce magnifique, garnie d'une cheminée sculptée dans des blocs de roches énormes. Jeongin s'arrêta net en voyant la profusion de nourriture disponible face à lui. Les plans de travail en marbre croulaient sous les fruits frais, les fruits secs, les herbes aromatiques en tout genre, des fleurs magnifiques... Le jeune homme ne pouvait qu'observer le jardin botanique à travers les vitraux donnant sur l'extérieur, verdoyant et richement fourni. Ce fut difficile pour lui, submergé par l'inconnu et ce spectacle à faire pâlir d'envie le premier paysan venu, de garder la face. Aussi, lorsque son regard se posa de nouveau sur Jisung, il fut surpris de se rendre compte qu'il n'était pas seul.
A côté de lui se tenait un homme, légèrement plus âgé que Jisung. Les cheveux bouclés bien huilés sur sa tête, une mâchoire carrée et puissante, des épaules larges... Cet adepte semblait être plus expérimenté, plus sûr de lui. Jeongin se mordit nerveusement l'intérieur de la joue. L'homme en face de lui portait également ce chiton étrange, dévoilant son pectoral gauche à la vue de tous. Son parfum de coriandre, mêlé au safran de Jisung et de la sienne piqua son nez. Il avait l'habitude d'être entouré d'Alphas, mais c'était la première fois qu'il en rencontrait ne venant pas de son village natal.
« Chan est notre Guide, il est l'organisateur des cérémonies et des rites pour notre Inexploré. » expliqua Jisung en esquissant un sourire sur ses lèvres rondes. « Chan, voici Jeongin. Sa famille l'envoie pour porter fertilité sur leur foyer. »
« Tu souhaites devenir un adepte ? » demanda le guide d'une voix grave et rocailleuse. Le jeune homme était incapable de lui donner un âge, mais il sentait sa maturité, sa résilience à toute épreuve et son charisme au travers de quelques mots.
« J'aimerais intégrer l'Ordre de l'Abondance. » confirma t-il à contre-cœur avant de déglutir.
Jeongin se sentait nerveux. Il découvrait tout autour de lui. Il devait y avoir d'autres adeptes, en plus de celui enfermé dans la cellule qu'il avait aperçu dans la salle de culte. Combien pouvaient-ils être en tout pour gérer un temple d'une telle grandeur ? L'idée de vivre ici lui donna un frisson dans le dos. Il devait y avoir tellement de protocole, de façon de s'exprimer...
« La vie d'adepte est une vie de dépouillement. » reprit le dénommé Chan en posant la gerbe de fleurs qu'il tenait entre ses mains. « Connaît-tu bien nos préceptes ? »
« Je n'ai jamais eu pour habitude de prier Chilseong, je l'admets. » répondit Jeongin sans détourner le regard. Son baluchon semblait peser une tonne dans sa main. « Mais je peux apprendre. J'ai déjà travaillé dans les champs et... »
« As-tu déjà touché un Oméga en chaleurs ? »
La question déstabilisa énormément le jeune homme. Il resta quelques secondes sans répondre, trop abasourdi pour que le moindre mot sorte de ses lèvres. Pourtant, la question était posée sans malice, il en avait conscience vu les airs amicaux des deux adeptes devant lui.
« Non, jamais. » bredouilla t-il, nerveux de donner une réponse qui lui interdise de rester.
« Bien. » confirma Chan en lui offrant un sourire. « Nous n'acceptons pas les Impurs au sein de notre culte. Ceux ayant engendrés ne sont pas dignes d'être en présence de notre Inexploré. »
Jeongin comprit alors la réticence de son propre père à s'approcher du temple. Il jeta un coup d'œil à Jisung, ce dernier semblait tout à fait calme et même agréablement surpris par la situation.
« Nous pouvons actuellement accepter un nouveau disciple dans nos rangs. » reprit le guide en se tournant totalement vers lui. « Si tu n'es aucunement familier de nos rites, tu les apprendras au fil des jours. »
« De quand date ton dernier rut ? » demanda Jisung en se détournant d'eux pour consulter un carnet qui se trouvait sur un des comptoirs de la cuisine.
« Il s'est terminé la semaine passée. » répondit Jeongin sans hésiter.
« Oh, tu le partages le même mois que celui de Changbin. » constata Chan avec un sourire. « Tu auras constaté qu'il passe actuellement son rut dans une des geôles prévues à cet effet dans notre salle de rituels, notre Inexploré est également en chaleurs en ce moment même dans ses propres appartements. »
L'image de la porte scellée au moment de son entrée dans le temple frappa Jeongin de plein fouet. Ce devait être en effet l'endroit où se trouvait l'Inexploré, l'Oméga fertile, dont il allait devoir prendre soin. Le jeune homme ne savait pas s'il devait se sentir rassuré de pouvoir intégrer les rangs de ces dévots, mais ils étaient bien loin de l'imagerie dont la population s'était faite d'eux. On les illustrait comme des fanatiques, vivant comme des bêtes recluses par la crainte que des inconnus s'approchent d'eux pour leur voler leur Inexploré. Jeongin ne savait pas quoi penser de la présence du dénommé Changbin dans une geôle pour passer son rut. Il n'était pas rare pour lui de devoir s'isoler pendant cette période difficile, c'était le cas de tout le monde. Il n'y avait pas grande différence à ses yeux.
« Jisung. » reprit le Guide en se tournant vers l'adepte. « Pourrais-tu voir avec Minho pour trouver quelques chitons en bon état et les donner à notre nouveau venu ? »
« Bien sûr. » répondit le jeune homme avant de s'éclipser par la porte menant aux jardins botaniques de la grande cuisine.
« Tu apprendras bien vite que notre tenue est utile dans nos rites. » continua Chan avant de faire signe à Jeongin de faire demi-tour pour qu'il l'emmène à sa suite. « Je vais te mener à ta cellule. »
« J'ai une chambre pour moi seul ? » demanda le nouveau venu en emboîtant le pas.
« Oui, tout le monde a sa propre pièce. »
Jamais Jeongin n'avait vécu dans sa propre chambre privée. Il avait toujours été obligé de partager la sienne avec son petit frère, et bien qu'il s'en accommodait, il s'en voulait de forcer son frère à partager la chambre de leurs parents lorsqu'il était en rut. Il suivit alors Chan dans le réfectoire et bifurqua dans un couloir plus sombre. Ce dernier était long, avec plusieurs portes sur la gauche, menant à plusieurs chambres où se reposer. Le Guide ouvrit la première des cellules pour y découvrir l'endroit où allait loger Jeongin.
La pièce était petite certes, mais largement suffisante pour dormir et se changer. A travers la lucarne entrouverte, Jeongin pouvait voir le jardin botanique et entendre le roulement des vagues non loin. L'ouverture permettait d'avoir assez de lumière pour se passer d'une bougie la journée. Au fond de la pièce se trouvait un sommier en bois robuste, sur lequel un matelas rembourré de paille trônait. Hormis quelques casiers, la pièce était vide de tout meuble et le jeune homme comprenait les paroles de Chan concernant le dépouillement.
« Nous sommes en tout six adeptes, désormais sept en te comptant. » reprit le Guide en se tournant vers lui. Son air était terriblement bienveillant et doux. « Les rites sont nombreux, et tu pourras commencer à les pratiquer lorsque tu te seras assez exercé. »
« Comment... la vie est organisée ici ? Est-ce que je dois faire quelque chose de particulier ? » demanda Jeongin, l'estomac se tordant à imaginer la quantité de choses à gérer dans l'entretien d'un temple comme celui-ci.
« Nous avons tous plus ou moins un rôle de prédilection. » répondit patiemment Chan. « Je me charge des cérémonies, mais je m'occupe aussi de notre parcelle cultivable dehors. Jisung est censé s'en occuper avec moi, mais il remplace en ce moment Changbin à cause de son rut. La meilleure chose à faire est que tu accompagnes chacun d'entre nous pendant tes premiers jours et tes premières semaines afin de découvrir notre quotidien. »
Rencontrer de nouveaux Alphas n'était pas ce qu'appréciait le plus Jeongin, mais au plus profond de lui il savait qu'il redoutait surtout la rencontre avec l'Inexploré. Il n'avait jamais vu d'Oméga fertile depuis sa plus tendre enfance, et s'imaginer en approcher un, le contempler, sentir son odeur allait le mettre en émoi. Il le savait. Des punitions existaient-elles pour punir les mauvaises pensées ? Il n'en savait rien. Mais Jeongin craignait de ne pas réussir à dompter sa nature d'Alpha aussi bien qu'il l'espérait.
« La principale règle que tu dois garder à l'esprit est la suivante :notre Inexploré ne doit être touché sous aucun prétexte à notre initiative en dehors des rituels. » reprit Chan d'un ton étrangement paternaliste. « Et pour lui sauver la vie, bien évidemment. »
« Comment dois-je l'appeler ? » demanda le jeune homme, la gorge serrée. Il se sentit légèrement honteux : peut-être n'avait-il même pas le droit de lui adresser la parole...
« Inexploré, Immaculé, Exempt... » énuméra le Guide avant de lui sourire. « Son prénom est Yongbok. Tu auras le droit de l'appeler selon la façon dont il se présentera à toi. »
Des milliers de questions brûlèrent la langue de Jeongin. Comment se déroulaient les rites ? Quels étaient-ils ? Quand devait-il se lever ? Aller travailler ? Perdu, il allait poser une nouvelle question lorsqu'il entendit un profond grondement venir de la salle de culte. Par instinct, il se tourna vers le bruit que l'Alpha en rut venait de faire. La présence d'un de ses semblables en cet état le mettait plus en alerte qu'il ne l'aurait imaginé.
« Pour te laisser le temps de d'acclimater, je te propose de rester dans cette chambre pour le reste de la journée. » proposa Chan avant d'aller dans le fond de la pièce pour ouvrir la lucarne en grand. « Les odeurs des Alphas étrangers peuvent nous rendre nerveux, et Changbin n'est pas celui dont le rut est le plus apaisé je dois l'admettre. »
« J'aurais aimé pouvoir me laver le visage et les pieds. » demanda t-il timidement, voyant qu'il n'y avait aucun nécessaire à l'hygiène dans la chambre.
« La salle d'eau est juste en face de ta chambre. » répondit le Guide. « Prends le temps de te laver entièrement, nous avons de quoi filtrer l'eau de mer pour avoir de l'eau douce, et repose toi de ton voyage. Nous t'apporterons un repas ce soir et viendrons te chercher demain matin pour que tu commences la nouvelle journée avec nous. »
Malgré tout, il était vrai que Jeongin était fatigué par le long voyage offert par son propre père. Même s'il n'avait pas marché et qu'il avait eu la chance d'être emmené en charrette, les émotions avaient tant balayé son cœur qu'il se sentait vidé de toute énergie. Il allait pouvoir se laver généreusement, se changer et surtout prendre du repos. Il remercia Chan avant que ce dernier ne quitte la chambre pour le laisser dans le calme de sa cellule.
L'absence de bruit, hormis le roulis des vagues au loin, perturbait légèrement Jeongin. Lui qui avait toujours habité dans un petit village, avec beaucoup de passages, des enfants, son petit frère, connaître un endroit si calme était dépaysant. Il s'approcha des quelques casiers de rangement pour déballer son maigre baluchon, repliant le tissu lui même avec son bracelet en perles de bois pour les ranger. Les murs de sa cellule, comme tout le reste du temple, étaient fait de craie blanche. Le sol était lui en dallage de pierres grises, jointes les unes aux autres avec une glaise mélangée à du sable. Jeongin s'assit lourdement sur sa paillasse, assez rembourrée pour ne pas sentir les lattes de bois sous lui. Il enleva ses sandales, dont les lanières de cuir usées lui sciaient la peau des chevilles et du talon.
Après avoir massé vaguement ses pieds endoloris, Jeongin abandonna ses sandales pour se lever et s'approcher de la porte de sa chambre. Dans le couloir, aucun bruit, aucune voix ni même froissement de tissu. La porte menant au réfectoire était grande ouverte, mais hormis les grognements de l'Alpha en rut, aucun bruit ne venait briser la tranquillité du temple. Il s'enfonça de quelques pas dans le couloir, sentant l'agréable grain froid de la craie contre ses pieds nus. Par curiosité, son regard se porta dans la cellule voisine de la sienne, dont la porte était grande ouverte.
Une agréable odeur de menthe s'en échappait : elle n'appartenait donc ni à Chan ni à Jisung, et surtout pas à Changbin dont l'odeur de poivre noir avait râpé ses poumons à vif. Jeongin était intrigué, il distinguait la silhouette d'un bouquet de fleurs posé dans un casier ainsi que des tenues proprement pliées. Alors qu'il allait faire un pas de plus vers cette cellule, un bruit de voix venant du réfectoire le fit se raviser et filer dans la salle d'eau en face pour ne pas être prit en flagrant délit de curiosité.
Le jeune homme fut surpris d'y voir une fenêtre vitrée donnait sur le front de mer. Au centre de la pièce, une grande réserve d'eau était stockée dans un bain en céramique. Curieux, Jeongin s'approcha pour voir d'où elle provenait. Elle était si clair qu'il discerna sans peine le fond du bain pour deviner un système de pompage. Intrigué, Jeongin laissa son regard dévier sur le reste de la pièce. Quelques tabourets bas face à des miroirs d'obsidienne et des seaux vides, attendant qu'on puisse les utiliser, des savons parsemées de fleurs qu'il reconnu être du jasmin. Des draps blancs étaient étendus ça et là sur des rambardes de cuivre, mis à la disposition pour se sécher.
Sans être spécialement pudique, Jeongin était gêné à l'idée d'être vu dans cette salle d'eau. Il jeta son dévolu sur l'emplacement à l'arrière de la porte, pour ne pas être vu par quiconque passant dans le couloir des cellules. Il remplit un large seau d'eau, savourant sa température agréable avant de constater les traces terreuses qu'il laissait sur son passage. La honte crépitant le long de son échine, il s'installa rapidement à son poste et se déshabilla. Sa peau tannée par le soleil était mise en relief par sa musculature solide à force du travail dans les champs. Il s'assit sur son tabouret, aussi nu que le jour de sa naissance, et entreprit de se laver longuement. Débarrassant ses glandes de la mélasse au parfum ambré qu'il sécrétait, ce fut une libération de se sentir propre.
Après avoir rincé ses traces souillant la céramique, il se sécha dans un des draps offert. Ses cheveux étaient encore trempés, mais il décida tout de même d'empoigner sa tenue de jour et de vérifier qu'il n'y avait personne dans le couloir. Sans demander son reste, il fila dans sa chambre et referma la porte derrière lui.
L'agréable sentiment d'intimité le calmait plus qu'il ne l'imaginait. N'ayant jamais eu ce luxe dans les bains publics, Jeongin prit le temps de se sécher avant de prendre son change pour la nuit et de l'enfiler. Le calme l'englobait, et une sensation de bien-être chassait sa nervosité. Les adeptes semblaient être assez apaisés et en confiance pour le laisser seul dans les chambres sans le surveiller, ou surveiller l'Inexploré. Les récits sur ces fanatiques étaient bien éloignés de la réalité et le jeune homme acceptait mieux l'abandon qu'il venait pourtant de subir.
Ce sacrifice n'était pas vain, et il espérait que sa vie au sein de l'Ordre allait lui apporter davantage que le simple souhait que son frère soit un Oméga.
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