Il était 20h pétante et Yoongi était arrivé à la pharmacie. C'était une toute petite boutique qui était resté dans son jus depuis les années soixante dix. Il y avait une grande vitrine qui exposait du matériel médical et derrière lequel on devinait des rayons rempli de petites boîtes blanches. Yoongi hésita, il repensa aux mots de Jungkook avant de partir et se demanda si c'était une bonne idée. Puis finalement il entra, estimant qu'il n'avait pas fait ce chemin pour rien. L'endroit était identique au souvenir qu'il en avait du mois précédent. À bien y réfléchir, la pharmacie était toujours restée telle qu'il l'avait connu et n'avait pas changé d'un poil en quatorze ans. Même les médicaments restaient inchangés.

_ Je suis désolée, nous sommes fermés, annonça une femme de taille moyenne derrière le comptoir.

_ C'est moi, répondit simplement Yoongi.

Elle fit volte face. Elle non plus n'avait pas changé depuis la dernière fois, ni depuis la première fois où ils s'étaient vu il y a quatorze ans. Jiyan était à l'image de sa pharmacie, fatiguée mais éternelle. Elle avait de longs cheveux noirs raides qu'elle attachait toujours en queue de cheval basse, une peau hâlé, un visage ovale et plat pourvu de lèvres épaisses et deux petits yeux sans doubles paupières mais avec option cernes. Un fin sourire se dessina sur ses lèvres.

_ Yoongi. Je suis heureuse de te voir.

Il la rejoignit et la suivit dans la salle de pause sans qu'elle n'ai besoin d'en dire plus. Cela faisait quatorze ans qu'il venait chaque mois sans faute dans cette pharmacie pour chercher des suppresseurs.

_ Comme d'habitude ? Demanda-t-elle de sa petite voix éteinte.

_ Non.

Yoongi se surpris autant qu'il avait surpris Jiyan. Il se pinça les lèvres tout en retirant son masque. Impossible de revenir avec des supresseurs, il avait bien trop peur de ce que Jungkook pourrait faire. La pharmacienne lui adressa un sourire compatissant, qu'une mère donnait à son enfant tombé de bicyclette. Elle devina sans aucun mal qu'il s'était passé quelque chose.

_ Je t'en prie, assied toi. Je vais te préparer un café.

Yoongi obtempéra sans protester et observa Jiyan préparer deux cafés qu'elle posa ensuite sur la table. Yoongi attrapa le sien comme un mort de faim pendant qu'elle prenait place en face de lui. Il le garda un moment entre ses mains, ses yeux perdu dans le liquide noir qui contenait certainement plus d'eau que de caféine. Puis il en but une gorgée pour se donner du courage et avoua sans que Jiyan n'ait rien demandé :

_ Je suis juste venu pour te dire que j'arrêtais les suppresseurs.

Elle ne répondit pas, observant simplement Yoongi de son regard las et fatigué, ce même regard dénué d'expression que le jeune homme avait toujours connu. Il avait beau savoir pourquoi le regard de Jiyan était aussi fade que la lumière jaune des néons de la pharmacie, ça l'avait toujours perturbé.

_ Je... J'avais peur que tu t'inquiètes si j'arrêtais de venir sans prévenir et que tu n'avais plus de mes nouvelles.

Il y eut encore un moment de silence seulement perturbé par le tic-tac régulier de l'horloge accroché au mur. Nerveux, Yoongi faisait trembler sa jambe gauche sous la table. Mais contre toutes attentes, Jiyan sourit :

_ Yoongi, j'ai une alerte Naver à ton nom et celui de ton groupe sur mon téléphone. Dès que tu éternues je suis au courant. J'ai appris plus de choses grâce à la presse people qu'à tes visites mensuelles.

_ Je... Euh...

Le rappeur resta sans voix. Il baissa les yeux et but une nouvelle gorgée de café.

_ Si tu es venu me voir, c'est parce que tu as quelque chose à me dire, non ? Déclara Jiyan après un silence.

_ J'ai déjà dit ce que j'avais à dire, marmonna Yoongi.

Il se laissa tomber dans le fond de son siège, l'air renfrogné comme un adolescent. Jiyan sourit de plus belle, même si quatorze années s'étaient écoulées, c'était toujours le même Yoongi de seize ans qu'elle voyait assis en face d'elle.

_ Il s'est passé quelque chose, n'est ce pas Yoongi ?

Le jeune homme tiqua.

_ Comment tu sais ?

_ J'ai le flair pour ce genre de chose.

Il lâcha un soupir et reprit son café dans les mains. Il était déjà tiède.

_ Jungkook a découvert pour moi. Il sait que je suis un Oméga.

_ Et ça t'as mis en colère.

C'était une affirmation, mais Yoongi l'interpréta comme une question.

_ Bien sur que oui ! Scanda-t-il. Il a... Il a remplacé mes suppresseurs par des placebos à mon insu ! Tu te rends compte ? Tu te rends compte de ce qui aurait pu se passer ?!

Jiyan ne répondit pas tout de suite, elle touilla son café l'air un peu distraite puis en but un gorgée.

_ Si tu me racontais ce qu'il s'était passé, proposa-t-elle calmement.

Ce ton si doux qu'elle prenait à chaque fois qu'elle lui parlait avait le don d'apaiser Yoongi. Sa voix était complètement dénué d'émotions : ni colère, ni jugement, ni surprise, ni joie. C'était sans doute ce timbre calme et posé qui poussait toujours le rappeur à se confier à elle, qu'il le veuille ou non.

_ Eh bien, soupira Yoongi, c'est comme je l'ai dit. Jungkook a fouillé dans mes affaires et il a trouvé mon pot de suppresseurs, il les a fait analyser pour savoir ce que c'était. Ensuite il les a remplacer par des placebos et moi j'ai bêtement continué à les prendre alors que je savais qu'il y avait un problème... J'ai recommencé à sentir les odeurs et à avoir des réactions bizarres quand les autres membres étaient énervés. Des réactions d'Oméga. Mais le pire est arrivé la semaine dernière, quand j'ai eu ma chaleur... Ce connard de Jungkook m'a forcé à avouer la vérité puis il m'a conduit dans un refuge pour que j'y passe ma chaleur pendant trois jours.

Yoongi fit une pause puis reprit :

_ J'ai eu très peur. Ça faisait quatorze ans que ça n'était pas arrivé, j'étais vraiment effrayé à l'idée que Jungkook perde le contrôle et qu'il me saute dessus... Mais il ne s'est rien passé. C'est lui qui m'a ordonné de ne plus prendre de suppresseurs, sinon il a dit qu'il dirait à tout le monde que je suis un Oméga. Et après ce qu'il a fait pour me faire avouer, je pense sincèrement qu'il en est capable... Dorénavant on ne se parle plus du tout. Je lui en veux beaucoup trop.

Le jeune homme avait passé sous silence les sentiments amoureux que Jungkook éprouvait pour lui. Ils n'étaient pas tellement utiles à l'histoire et Yoongi n'avait pas vraiment envie d'en parler, ne sachant pas encore comme réagir face à ça. Jiyan resta de marbre, observant Yoongi d'un œil un peu hagard.

_ Je pense que c'est une bonne chose, tu sais...

_ Euh... Quoi ? Fit Yoongi surpris.

_ Ce qu'il s'est passé... Qu'on soit bien clair, je ne cautionne pas du tout ce que Jungkook a fait mais... Yoongi, ça fait des années maintenant et je commence à bien te connaître. Il te fallait au moins ça pour arrêter les suppresseurs.

Yoongi resta sans voix.

_ Je suis contente que tu arrêtes, expliqua Jiyan. Très sincèrement, je commençais à avoir peur pour ta santé, ça fait quatorze ans que tu prends ce poison et... Je n'ai pas envie qu'il t'arrive quoi que ce soit...

_ Si tu voulais que j'arrête, tu n'avais qu'à me le dire, plutôt que de féliciter Jungkook pour ses conneries ! S'exclama Yoongi un poil énervé.

_ Et tu l'aurais fait ? Tu aurais arrêté si je te l'avais demandé ? Demanda Jiyan.

Le rappeur resta muet. Il réfléchit un court instant mais la réponse s'imposa d'elle même dans la bouche de la pharmacienne :

_ Bien sur que non. Tu ne m'aurais pas écouté... Et si Jungkook était simplement venu te voir avec ton pot de suppresseurs dans les mains, qu'aurais-tu fait ?

Yoongi se pinça les lèvres tandis qu'une fois encore, Jiyan lui donnait la bonne réponse :

_ Tu aurais nier en bloque. Tu préfères faire croire n'importe quoi à n'importe qui plutôt que d'avouer que tu es un Oméga... Je comprends Yoongi, tu as vécu des choses horribles par le passé mais... Ton corps était arrivé à sa limite et je n'ai pas envie de te perdre, pas toi.

La jambe de Yoongi avait continué de vibrer nerveusement sous la table pendant toute sa discussion avec Jiyan. Il avait ensuite baissé les yeux et avait commencé à triturer ses doigts sous la table. Si il était venu ici, ce n'était pas seulement pour la prévenir qu'il ne viendrait plus acheter de suppresseurs, comme elle l'avait si bien deviné. C'était aussi pour lui raconter ce qu'il s'était passé et avoir du soutien de sa part.

_ Je sais que ce n'est pas vraiment ce que tu avais envie d'entendre Yoongi... Mais je pense que tu en avais besoin.

Sans doute. Jiyan se trompait rarement. Ce devait être l'instinct maternelle qui la rendait si objective et clairvoyante.

_ Il est déjà tard. Je pense que je vais rentrer, souffla le rappeur.

Elle lui adressa un petit sourire et l'observa se lever avec ses yeux fatigués. À son tour, elle se leva et s'approcha de lui comme si elle allait le prendre dans ses bras. Mais au dernier moment, se stoppa pour rester face à lui, droite et souriante. Comme si une force invisible l'empêchait d'entourer le corps de Yoongi entre ses bras. Le rappeur le remarqua mais ne fit rien non plus.

_ Même si tu ne viens plus pour les suppresseurs... Je serais ravie que tu viennes me donner de tes nouvelles de temps en temps, souffla Jiyan. La porte te sera toujours ouverte si tu as besoin de quoi que ce soit et... Tu sais à quelle ferme la pharmacie.

Yoongi opina du chef. Il ne savait pas si il allait revenir ici. Il adorait Jiyan et il lui devait énormément, elle avait été pour lui ce qui s'approchait le plus d'une figure maternelle. Mais revenir ici était aussi synonyme de remettre les pieds dans la tentation. Réussirait-il à ne pas repartir avec une boîte de suppresseurs ? Si Jiyan avait bien un talon d'Achille c'était qu'elle était complètement incapable de lui refuser quoi que ce soit. Elle se serait plier en quatre pour satisfaire le moindre de ses désirs. Cependant, Yoongi avait toujours détesté les adieux. Alors il hocha la tête et dit simplement :

_ Merci pour tout Jiyan. À la prochaine.

Puis il quitta la pharmacie. Elle le regarda partir sans un mot et fixa sa silhouette s'estomper dans la nuit. Elle resta là même après qu'il ne soit plus là, priant toutes les étoiles du ciel de réserver à ce garçon un avenir meilleur.