Chant 2-Partie 2
Il parla ainsi, et ses paroles agitèrent l'esprit de la multitude qui n'avait
point assisté au conseil. Et l'agora fut agitée comme les vastes flots de la
mer Ikarienne que remuent l'Euros et le Notos échappés des nuées du père
Zeus, ou comme un champ d'épis que bouleverse Zéphyros qui tombe
impétueusement sur la grande moisson. Telle l'agora était agitée. Et ils se
ruaient tous vers les nefs, avec des clameurs, et soulevant de leurs pieds un
nuage immobile de poussière. Et ils s'exhortaient à saisir les nefs et à les
traîner à la mer divine. Les cris montaient dans l'Ouranos, hâtant le départ ;
et ils dégageaient les canaux et retiraient déjà les rouleaux des nefs. Alors,
les Argiens se seraient retirés, contre la destinée, si Hèrè n'avait parlé ainsi
à Athènè:
: Ah fille indomptée de Zeus tempétueux, les Argiens fuiront-ils vers leurs
demeures et la chère terre natale, sur le vaste dos de la mer, laissant à
Priamos et aux Troiens leur gloire et l'Argienne Hélénè pour laquelle tant
d'Akhaiens sont morts devant Troiè, loin de la chère patrie ? Va trouver le
peuple des Akhaiens armés d'airain. Retiens chaque guerrier par de douces
paroles, et ne permets pas qu'on traîne les nefs à la mer.
Elle parla ainsi, et la divine Athènè aux yeux clairs obéit. Et elle sauta du
faîte de l'Olympos, et, parvenue aussitôt aux nefs rapides des Akhaiens,
elle trouva Odysseus, semblable à Zeus par l'intelligence, qui restait
immobile. Et il ne saisissait point sa nef noire bien construite, car la
douleur emplissait son cœur et son âme. Et, s'arrêtant auprès de lui, Athènè
aux yeux clairs parla ainsi :
: Divin Laertiade, sage Odysseus, fuirez-vous donc tous dans vos nefs
chargées de rameurs, laissant à Priamos et aux Troiens leur gloire et
l'Argienne Hélénè pour laquelle tant d'Akhaiens sont morts devant Troiè,
loin de la chère patrie ? Va ! hâte-toi d'aller vers le peuple des Akhaiens.
Retiens chaque guerrier par de douces paroles, et ne permets pas qu'on
traîne les nefs à la mer.
Elle parla ainsi, et il reconnut la voix de la déesse, et il courut, jetant son
manteau que releva le héraut Eurybatès d'Ithakè, qui le suivait. Et,
rencontrant l'Atréide Agamemnôn, il reçut de lui le sceptre immortel de ses
pères, et, avec ce sceptre, il marcha vers les nefs des Akhaiens revêtus
d'airain. Et quand il se trouvait en face d'un roi ou d'un homme illustre, il
l'arrêtait par de douces paroles :
: Malheureux ! Il ne te convient pas de trembler comme un lâche. Reste et
arrête les autres. Tu ne sais pas la vraie pensée de l'Atréide. Maintenant il
tente les fils des Akhaiens, et bientôt il les punira. Nous n'avons point tous
entendu ce qu'il a dit dans le conseil. Craignons que, dans sa colère, il
outrage les fils des Akhaiens, car la colère d'un roi nourrisson de Zeus est
redoutable, et le très sage Zeus l'aime, et sa gloire vient de Zeus.
Mais quand il rencontrait quelque guerrier obscur et plein de clameurs, il le frappait du sceptre et le réprimait par de rudes paroles :
: Arrête, misérable ! écoute ceux qui te sont supérieurs, lâche et sans force,
toi qui n'as aucun rang ni dans le combat ni dans le conseil. Certes, tous les
Akhaiens ne seront point rois ici. La multitude des maîtres ne vaut rien. Il
ne faut qu'un chef, un seul roi, à qui le fils de Kronos empli de ruses a
remis le sceptre et les lois, afin qu'il règne sur tous.
Ainsi Odysseus refrénait puissamment l'armée. Et ils se précipitaient de
nouveau, tumultueux, vers l'agora, loin des nefs et des tentes, comme
lorsque les flots aux bruits sans nombre se brisent en grondant sur le vaste
rivage, et que la haute mer en retentit. Et tous étaient assis à leurs rangs.
Et, seul, Thersitès poursuivait ses clameurs. Il abondait en paroles
insolentes et outrageantes, même contre les rois, et parlait sans mesure,
afin d'exciter le rire des Argiens. Et c'était l'homme le plus difforme qui fût
venu devant Ilios. Il était louche et boiteux, et ses épaules recourbées se
rejoignaient sur sa poitrine, et quelques cheveux épars poussaient sur sa
tête pointue. Et il haïssait surtout Akhilleus et Odysseus, et il les
outrageait. Et il poussait des cris injurieux contre le divin Agamemnôn.
Les Akhaiens le méprisaient et le haïssaient, mais, d'une voix haute, il
outrageait ainsi Agamemnôn :
: Atréide, que te faut-il encore, et que veux-tu ? Tes tentes sont pleines
d'airain et de nombreuses femmes fort belles que nous te donnons d'abord,
nous, Akhaiens, quand nous prenons une ville. As-tu besoin de l'or qu'un
Troien dompteur de chevaux t'apportera pour l'affranchissement de son fils
que j'aurai amené enchaîné, ou qu'un autre Akhaien aura dompté ? Te
faut-il une jeune femme que tu possèdes et que tu ne quittes plus ? Il ne
convient point qu'un chef accable de maux les Akhaiens. Ô lâches !
opprobres vivants ! Akhaiennes et non Akhaiens ! Retournons dans nos
demeures avec les nefs ; laissons-le, seul devant Troiè, amasser des
dépouilles, et qu'il sache si nous lui étions nécessaires ou non. N'a-t-il
point outragé Akhilleus, meilleur guerrier que lui, et enlevé sa
récompense ? Certes, Akhilleus n'a point de colère dans l'âme, car c'eût été, Atréide, ta dernière insolence!
Il parla ainsi, outrageant Agamemnôn, prince des peuples. Et le divin
Odysseus, s'arrêtant devant lui, le regarda d'un œil sombre et lui dit
rudement :
: Thersitès, infatigable harangueur, silence ! Et cesse de t'en prendre aux
rois. Je ne pense point qu'il soit un homme plus vil que toi parmi ceux qui
sont venus devant Troiè avec les Atréides, et tu ne devrais point haranguer
avec le nom des rois à la bouche, ni les outrager, ni exciter au retour. Nous
ne savons point quelle sera notre destinée, et s'il est bon ou mauvais que
nous partions. Et voici que tu te plais à outrager l'Atréide Agamemnôn,
prince des peuples, parce que les héros Danaens l'ont comblé de dons ! Et
c'est pour cela que tu harangues ? Mais je te le dis, et ma parole
s'accomplira : si je te rencontre encore plein de rage comme maintenant,
que ma tête saute de mes épaules, que je ne sois plus nommé le père de
Tèlémakhos, si je ne te saisis, et, t'ayant arraché ton vêtement, ton manteau
et ce qui couvre ta nudité, je ne te renvoie, sanglotant, de l'agora aux nefs
rapides, en te frappant de coups terribles
Il parla ainsi, et il le frappa du sceptre sur le dos et les épaules. Et Thersitès
se courba, et les larmes lui tombèrent des yeux. Une tumeur saignante lui
gonfla le dos sous le coup du sceptre d'or, et il s'assit, tremblant et
gémissant, hideux à voir, et il essuya ses yeux. Et les Akhaiens, bien que
soucieux, rirent aux éclats ; et, se regardant les uns les autres, ils se
disaient :
: Certes, Odysseus a déjà fait mille choses excellentes, par ses sages
conseils et par sa science guerrière ; mais ce qu'il a fait de mieux, entre
tous les Argiens, a été de réduire au silence ce harangueur injurieux. De
longtemps, il se gardera d'outrager les rois par ses paroles injurieuses.
La multitude parlait ainsi. Et le preneur de villes, Odysseus, se leva, tenant
son sceptre. Auprès de lui, Athènè aux yeux clairs, semblable à un héraut,
ordonna à la foule de se taire, afin que tous les fils des Akhaiens, les plus
proches et les plus éloignés, pussent entendre et comprendre. Et l'excellent
agorète parla ainsi :
: Roi Atréide, voici que les Akhaiens veulent te couvrir d'opprobre en face
des hommes vivants, et ils ne tiennent point la promesse qu'ils te firent, en
venant d'Argos féconde en chevaux, de ne retourner qu'après avoir
renversé la forte muraille d'Ilios. Et voici qu'ils pleurent, pleins du désir de
leurs demeures, comme des enfants et des veuves. Certes, c'est une amère
douleur de fuir après tant de maux soufferts. Je sais, il est vrai, qu'un
voyageur, éloigné de sa femme depuis un seul mois, s'irrite auprès de sa
nef chargée de rameurs, que retiennent les vents d'hiver et la mer soulevée.
Or, voici neuf années bientôt que nous sommes ici. Je n'en veux donc point
aux Akhaiens de s'irriter auprès de leurs nefs éperonnées ; mais il est
honteux d'être restés si longtemps et de s'en retourner les mains vides.
Souffrez donc, amis, et demeurez ici quelque temps encore, afin que nous
sachions si Kalkhas a dit vrai ou faux. Et nous le savons, et vous en êtes
tous témoins, vous que les kères de la mort n'ont point emportés. Était-ce
donc hier ? Les nefs des Akhaiens étaient réunies devant Aulis, portant les
calamités à Priamos et aux Troiens. Et nous étions autour de la source,
auprès des autels sacrés, offrant aux immortels de complètes hécatombes,
sous un beau platane ; et, à son ombre, coulait une eau vive, quand nous
vîmes un grand prodige. Un dragon terrible, au dos ensanglanté, envoyé de
l'Olympien lui-même, sortit de dessous l'autel et rampa vers le platane. Là
étaient huit petits passereaux, tout jeunes, sur la branche la plus haute et
blottis sous les feuilles ; et la mère qui les avait enfantés était la neuvième.
Et le dragon les dévorait cruellement, et ils criaient, et la mère, désolée,
volait tout autour de ses petits. Et, comme elle emplissait l'air de cris, il la
saisit par une aile ; et quand il eut mangé la mère et les petits, le dieu qui
l'avait envoyé en fit un signe mémorable ; car le fils de Kronos empli de
ruses le changea en pierre. Et nous admirions ceci, et les choses terribles
qui étaient dans les hécatombes des dieux. Et voici que Kalkhas nous
révéla aussitôt les volontés divines :
: Pourquoi êtes-vous muets, Akhaiens chevelus ? Ceci est un grand signe
du très sage Zeus ; et ces choses s'accompliront fort tard, mais la gloire
n'en périra jamais. De même que ce dragon a mangé les petits passereaux,
et ils étaient huit, et la mère qui les avait enfantés, et elle était la neuvième de même nous combattrons pendant neuf années, et, dans la dixième, nous
prendrons Troiè aux larges rues.'
: C'est ainsi qu'il parla, et ses paroles se sont accomplies. Restez donc tous,
Akhaiens aux belles knèmides, jusqu'à ce que nous prenions la grande
citadelle de Priamos.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro