Lorsque vous pensiez avoir tout vu.
Lorsque vous pensiez avoir tout vu.
- Par-là ! Venez, dépêchez-vous ! Pas un bruit surtout !
Zelin chuchotait en guidant ses compagnons à travers le dédale de ruelles de la ville.
Omlen. Première grande ville après la capitale Canyan. Dernière grande ville sur la route pour la capitale.
En y entrant, Sarna avait été, un instant, déboussolée. Désorientée. Elle avait le souvenir de sa propre ville qui venait se superposer sur ce qu'elle voyait. Elle connaissait les maisons rectangulaires, avec leur toit en pointe, les allées propres et droites, les voitures garées dans les entrées, les magasins organisés, les bâtiments rénovés. Ici, elle avait l'impression d'avoir régressé dans le temps. Les rues étaient sales, remplies de détritus, les allées inexistantes, des carcasses de ce qui ressemblait à des sortes de pneus, un peu partout. Les derniers rayons de la lune accentuaient les défauts de la ville aux yeux de la jeune fille.
Ils devaient sans cesse faire attention aux personnes dans les rues : les gens ne regardaient pas devant eux, marchant, courant, gesticulant sans arrêt. Apparemment, il existait un marché nocturne qui justifiait toute cette animation. Les bruits indéfinis, les odeurs fortes, les centaines de visages inconnus faisaient tourner la tête de la jeune fille. Plusieurs fois, Sarna trébucha, heurta quelqu'un, voulut s'excuser et chaque fois, Moscan était là pour la relever et l'empêcher de parler. La discrétion était la clé de leur passage dans la ville.
Soudain, surgissant d'une ruelle sans éclairage, un garçon crasseux percuta la brune qui se retrouva à terre. Le gamin continua sa course sans s'excuser. Jaillissant de l'ombre, trois hommes étaient à ses trousses. Trois hommes armés de couteaux et de poignards. Sarna, toujours à terre, voulut se relever et leva les yeux. Elle aperçut l'équipement des trois individus et la peur la saisit. Elle se revit face au maître des Titans, face aux monstres. Elle se souvint de son impuissance devant la violence et la cruauté. La frayeur remua quelque chose en elle.
Tout se passa, alors, en un clin d'œil. Les yeux de la jeune fille devinrent noirs et ses traits délicats se durcirent. Le pouvoir de Sarna réagit à sa peur et une onde dorée s'échappa de son corps. Les trois hommes s'arrêtèrent de stupeur avant d'être frappés par une puissance incroyable. Ils furent projetés sur une cinquantaine de mètres, les côtes enfoncées et les jambes brisées. Leurs armes se transformèrent en un magma de masse visqueuse qui resta collé au sol de la ruelle.
Zelin réagit au quart de tour. Il projeta son propre pouvoir vers la ruelle où gisaient les trois hommes. Soufflant des mots inaudibles vers le lieu du drame, une vague bleue enveloppa la scène avant de s'estomper. Les trois individus malintentionnés disparurent aux yeux de Sarna.
- Qu'est-ce...
- Stop !, la coupa Zelin. Sarna, nous n'avons pas le temps, il faut faire vite ! Allez !
Moscan prit la jeune fille par le bras et l'entraîna à la suite de Zelin qui courait, évitant les passants avec agilité. La jeune brune le suivait, le souffle court et avec, de nouveau, cette intense sensation de fourmillement dans tout le corps. Les gens se retournaient sur leur passage, observant avec attention leur fuite éperdue.
L'aveugle les conduisit jusqu'à sa propre maison, accolée à un bâtiment en ruine. Il semblait à Sarna que sa maison était plus petite que toutes les autres. Mais, avec l'obscurité, leur course et la fatigue, elle avait des difficultés à évaluer l'espace et la superficie.
Juste avant d'entrer dans sa maisonnette, Zelin se tourna vers la fin de la ruelle, plongée dans le noir. Une femme sortit de l'ombre et s'avança vers eux, à la lueur de la torche de la maison voisine.
- Zel' ! Tu es là ? Enfin ! Cela fait des jours que je te cherche.
La femme assez âgée, avait les cheveux courts et blonds. De petite taille et très enveloppée, elle triturait le bas de son vêtement gris. Vêtue de haillons, bien qu'à la lueur de la torche, Sarna ne pouvait pas vraiment deviner quelle sorte d'habits elle portait, la femme semblait apeurée. Et curieuse lorsqu'elle vit Moscan et Sarna.
- Tu as de la compagnie à ce que je vois.
Dans sa voix, sonnait une question informulée que Zelin dédaigna d'un geste de la main.
- Je n'ai pas le temps pour ça Marla. Qu'est-ce que tu veux ?
La dénommée Marla eut une moue gênée avant de reprendre contenance. Elle dévisagea Sarna plus longtemps que nécessaire, la scrutant de haut en bas puis, elle s'adressa à Zelin, qui attendait la main sur la poignée de sa porte.
- Tu as eu de la visite pendant ton absence. Les gardes te cherchaient. Ils avaient des questions à te poser sur une soi-disant brume dorée qui aurait envahi le pays, il y a quelques jours. S'il s'agit de ce que je pense et de ce que je vois, tu...vous ne devriez pas rester ici trop longtemps.
Zelin se tendit et l'air sembla se charger d'électricité. Mais, Marla le coupa dans son élan.
- Pas de ça avec moi, Zelin. M'effacer la mémoire ne servirait à rien. Je ne veux pas d'explications. C'était une mise en garde. Et je venais aussi te dire que Zoa a disparu. Depuis deux jours.
L'aveugle frémit et vacilla. Il se retint à la porte de sa maison, tout son être contracté en une tristesse infinie. Sarna avait assisté à l'échange en simple spectatrice, ne comprenant pas de quoi il s'agissait, encore une fois. Mais, elle s'approcha de Zelin pour le soutenir, sentant sa peine. Celui-ci la remercia d'un hochement de tête. Puis murmura à Marla :
- Où sont les jumeaux ?
- Ils ont fui lorsqu'ils ont vu la brume dorée. Ils ont compris que tout allait changer. C'est pour cela qu'ils sont partis pour Canyan.
- Les idiots ! grogna Zelin. Ils devaient m'attendre. Nous aurions pu réussir tous ensemble, pas en nous séparant.
Marla s'approcha de l'homme qui s'était redressé.
- Mets-toi à leur place Zel' ! Ils sont exténués, ils ont risqué leur vie et celle de leur famille. Ils n'ont plus rien et toi, tu te permets de les traiter d'idiots lorsqu'ils fuient devant le danger ? Ils ne sont pas idiots, Zelin, ils survivent. C'est tout. Et tu ne peux pas le leur reprocher. Préoccupe-toi plutôt de Zoa.
L'accusé leva les mains en signe de reddition.
- Très bien, Marla. Très bien. Je me suis emportée. Nous reparlerons des jumeaux plus tard. Entrons. Sarna et Moscan ont besoin de repos. Tu me raconteras tout.
En disant cela, il ouvrit la porte et invita ses compagnons de route à entrer. Sarna pénétra dans le hall et resta stupéfaite devant la beauté du lieu. Le hall donnait sur un petit salon et une cuisine. D'autres portes offraient aux visiteurs de nouvelles pièces à découvrir. Rien ne laissait présager l'intérieur de la maison. Tout était... harmonieux. C'était le mot que Sarna cherchait. Des meubles simples, le sol blanc, des murs aux couleurs pastel, des fauteuils à l'aspect moelleux, tout cela rendait l'endroit agréable et chaleureux. Moscan se précipita, se laissa tomber plutôt, sur l'un de ces fauteuils, suivi de près par Sarna qui ne cessait de jeter des regards admiratifs sur les tableaux, les fresques, les dessins qui ornaient les murs.
- Pourquoi a-t-il autant de tableaux chez lui s'il ne peut les voir ? chuchota-t-elle au jeune homme.
- Je te l'ai dit Sarna, intervint Zelin. Ce n'est pas parce que je suis aveugle que je ne vois pas. Je ressens les choses. Ces tableaux m'apaisent et m'aident dans la vie de tous les jours. Les couleurs renvoient des ondes chaleureuses et me permettent de percevoir l'aura des objets.
- Les objets ont une aura ? s'étonna Sarna. Les gens oui, sûrement, mais les objets, j'en doute.
- Et pourtant. L'ébéniste qui a fabriqué ce meuble ou cette table, par exemple, y a laissé son empreinte. Il y a mis sa force, son envie, son cœur ou sa colère peut-être pour le créer. Et cela laisse une marque indélébile que seules certaines personnes peuvent ressentir. J'espère que tu seras capable de voir tout ça. Le monde semble plus grand et plus équilibré. Mais passons. Marla, raconte-moi ce qu'il s'est passé.
Sarna pensait avoir compris où Zelin voulait en venir. Cependant, elle n'était pas encore assez habile ou expérimentée pour percevoir ces auras. Avant que Marla ne prenne la parole, Zelin partit chercher des petites collations que Moscan et Sarna s'empressèrent d'engouffrer sans prendre le temps de savourer. Puis, la jeune fille s'excusa pour aller satisfaire des besoins naturels et entreprit au passage de visiter, seule, quelques pièces. Elle trouva une salle d'eau avec une douche qu'elle hésita à utiliser.
Finalement, elle continua son exploration et entra dans une petite chambre où un lit trônait au centre. Des vêtements pour enfant traînaient ça et là, quelques jouets en bois et des livres se languissaient sur le sol, des tableaux colorés aux murs rappelaient ceux du salon. En s'approchant d'un petit bureau, Sarna vit divers dessins, réalisés à n'en pas douter par un enfant. Des dessins sombres et parfois sanglants. En fouillant un peu, elle découvrit cependant, un dessin rayonnant, représentant les masses obscures qui flottaient dans un ciel sans nuage. En bas du dessin, une petite main avait inscrit un prénom. Zoa.
Sarna eut un pincement au cœur. Zoa qui avait disparu d'après Marla. Zoa qui habitait ici. Avec Zelin. Était-elle sa fille ? Si tel était le cas, l'aveugle devait être bouleversé. Et même s'il ne s'agissait pas de sa fille, il l'hébergeait ce qui signifiait qu'elle était importante pour lui. La jeune brune s'installa sur le petit lit, caressant l'oreiller et essayant de se représenter l'enfant dans cette chambre.
- Sarna ? Tout va bien ?
Elle se redressa, replaçant au passage une mèche de cheveux derrière son oreille avant de regarder Moscan qui attendait, appuyé au chambranle de la porte.
- Oui, ça va. Enfin, dans la mesure où je suis toujours autant perdue. C'est la chambre de Zoa, n'est-ce pas ?
Moscan hocha la tête et s'approcha d'elle. Il avait suivi la jeune fille après avoir écouté l'histoire de Marla. Il la regarda et sentit son cœur se serrer en voyant les larges cernes sous ses yeux, ses cheveux emmêlés, sa peau pâle. Il était conscient de ce qu'elle avait enduré et que les épreuves qu'ils avaient traversées ensemble les avaient rapproché, créant un lien profond entre eux. Il s'assit à ses côtés.
- Zoa est une orpheline d'une dizaine d'années que Zelin a prise sous son aile. Elle vivait dans la rue et volait pour se nourrir. Un jour, elle a essayé de voler Zelin mais n'a pas réussi. On ne vole pas l'un des plus grands ensorceleurs de ce monde sans risquer d'y laisser quelque chose. Mais Zoa n'avait rien. Alors, elle lui a offert sa vie. Et depuis, elle vit ici. Elle aide Zelin dans les tâches quotidiennes et en échange, il lui apprend à lire, à écrire, à se défendre. Ils travaillent ensemble les ensorcellements de base. Cela fait deux ou trois ans qu'elle vit avec lui et il la considère comme sa propre fille.
Sarna se sentait triste pour Zoa mais savait que l'enfant était entre de bonnes mains chez Zelin. La jeune fille ne le connaissait pas depuis longtemps, cependant, elle était sûre d'elle lorsqu'elle lui faisait confiance. Cela l'effrayait un peu même, qu'elle puisse faire confiance aussi facilement à des inconnus, dans un monde inconnu, mystérieux.
- Où est-elle maintenant ?, demanda Sarna d'une voix qui trahissait son émotion.
Moscan passa ses mains sur son visage, puis dans ses cheveux fous. Il soupira.
- Marla ne sait pas. Cela fait deux jours qu'elle essaye de la trouver. Elle a écumé tous les coins de la ville, mais aucune trace de Zoa. Zelin partira à sa recherche demain matin. Enfin dans quelques heures puisque la nuit est bien avancée. Nous resterons ici pour nous reposer et lorsque Zelin rentrera, il t'expliquera certaines choses que tu as besoin de savoir. Mais pour l'instant, il faut que nous dormions. Je suis exténué. Pas toi ?
- Si, j'ai l'impression de ne pas avoir dormi depuis des jours. J'aimerais aider Zelin demain. Je ne sais pas comment, mais je veux l'aider à trouver Zoa.
Elle se leva et se dirigea vers le salon, suivie par Moscan. Marla était partie, laissant un Zelin décontenancé dans un des fauteuils. Sarna s'approcha doucement. L'aveugle avait les traits tirés, il semblait avoir vieilli en quelques heures. Ses yeux étaient redevenus d'un blanc laiteux, l'ensorcellement qui maintenait la couleur bleue électrique, ne servant à rien chez lui. Il paraissait perdu dans ses pensées et n'avait pas entendu les deux jeunes gens entrer dans le salon.
Sarna allait parler lorsqu'elle vit la larme. Une unique larme perlant sur les longs cils de Zelin. Une larme empreinte d'une tristesse indélébile que seuls connaissent les pères dont la fille a disparu. Une larme contenant toute la douleur de se sentir désemparé face aux coups de la vie. Sarna toucha doucement l'épaule de Zelin et l'embrassa sur la joue. La larme glissa pour se perdre dans sa barbe. L'aveugle lui serra la main fortement, la remerciant dans ce geste affectueux.
La jeune fille se détourna et interrogea Moscan du regard. Celui-ci lui fit signe de le suivre jusqu'à une deuxième chambre. Elle le remercia et se coucha habillée dans le lit. Elle se sentait lasse et fatiguée par les événements des jours passés. Pourtant, le sommeil ne vint pas. Il resta hors de sa portée, la faisant somnoler, la réveillant avant qu'elle ne s'enfonce profondément au pays des songes. Elle se tourna et se retourna dans le lit, s'emmêlant dans les draps, cherchant une position plus confortable. Finalement, elle renonça à dormir et laissa ses pensées dériver au gré de leurs envies. Elle se rendit compte qu'elle s'en voulait de ne pas être restée auprès de Zelin dans un moment comme celui qu'il vivait. Mais, elle se sentait impuissante et n'était pas vraiment douée pour réconforter les gens. Elle voulait tellement avoir des réponses. Dans quel monde était-elle ? Sur Terre ? Ailleurs ? Et ses "pouvoirs". Était-ce la réalité ? Ou dormait-elle dans son lit à Foley, incapable de sortir de ce cauchemar sans fin ? Et Linéa ? Où avait-elle disparu ? Était-elle morte ?
Elle continua pendant plusieurs heures à penser à toutes ces questions orphelines de réponses avant de finalement s'endormir dans un sommeil mouvementé.
Moscan, lui, s'était endormi dans un lit qu'il avait l'habitude d'utiliser lorsqu'il venait voir Zelin. Il avait tenté de réfléchir aux derniers jours, se rendant compte des bouleversements majeurs qui étaient apparus dans sa vie. Dans leur vie. Puis, dans un état d'engourdissement, il se laissa glisser dans les doux bras du sommeil.
Dans le salon, Zelin se leva de son fauteuil. Il lui fallait agir. Zoa était la prunelle de ses yeux, sa raison de vivre. En deux ans, l'influence de la fillette sur sa façon d'être l'avait sauvé à maintes reprises. Avant de la rencontrer, il n'avait plus d'envie, d'espoir, de certitudes. L'avenir lui semblait flou. Mais Zoa avait ravi son cœur. Le monde avait cessé d'être sombre et il s'était senti revivre. L'apprentissage de l'enfant était un défi, son éducation une chance et ses rires un bonheur infini.
Il prit une veste sombre à capuchon accrochée dans le hall d'entrée et sortit dans la nuit, ombre imperceptible se frayant un chemin entre les rayons de la lune. Sa main brassa l'air et les contours de la maison derrière lui se transformèrent, laissant apparaître aux yeux des quelques passants une extension du bâtiment en ruine.
Zelin commença ses recherches. Ses pas sur la terre ne faisaient aucun bruit, son souffle régulier ne trahissait aucune émotion, seuls ses yeux à nouveau bleus lançaient un appel sans fin : Zoa.
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