6 décembre 66 de la Réunification

Grande Place de Tarasse

— À mort !

La foule hurla comme un seul homme. Une volonté féroce de vengeance et de justice brillait dans le regard des centaines de personnes qui s'étaient rassemblées là pour l'exécution du terrible Ulketen. La Grande Place de la cité de Tarasse grouillait telle une fourmilière. Tout n'était que destruction et désolation autour d'eux. Les ravages de la guerre n'avaient épargné personne.

Pas même le roi.

Kalüpsis leva les yeux vers le ciel couvert de sombres nuages gris. Les rayons du soleil perçaient avec difficulté l'épaisse couche cotonneuse et dispensaient une lumière blafarde en ce froid matin d'hiver. Un rugissement bestial gronda au loin, rapidement suivi par l'imposant dragon qui se posa entre les deux tours de la cathédrale à moitié démolie. Au centre de la place, sur les ruines de la fontaine, se dressait un échafaud. Certes rudimentaire, mais qui suffirait amplement à satisfaire le désir de tous.

Le roi de Targon, vêtu de son épaisse armure d'argent et d'acier couverte de multiples marques, triste souvenir des batailles passées, se tenait droit et fier en haut des marches menant à l'édifice religieux. Pourtant, la tristesse dans son regard et le tressaillement de sa lèvre inférieure trahissaient le profond chagrin qui habitait son cœur. Ils avaient vaincu, mais au prix de lourds sacrifices dont le plus grand restait celui de sa défunte épouse. Machinalement, Kalüpsis joua avec l'alliance à son doigt, caressant de son pouce droit la petite pierre vert émeraude qui ornait l'anneau d'or gravé.

Il fut brusquement tiré de ses pensées par le grondement de la foule.

Au loin, fermement maintenu entre quatre Hauts Mages, un collier et des menottes en granite de Leitz l'entravant, s'avançait son cadet Kelenoss, Ulketen. Kalüpsis inspira profondément avant de descendre en direction de l'estrade où s'élevait les fagots de bois du bûcher. À mesure que le prisonnier approchait, les cris et les injonctions montaient en intensité jusqu'à n'être plus que des hurlements indistincts aux oreilles du roi. Les deux frères se firent face, se scrutant sans échanger un mot ; la haine et le mépris se lisaient dans leurs yeux.

Une fois Kelenoss solidement attaché à l'immense poteau de bois, Kalüpsis grimpa à son tour sur l'échafaud et d'un geste de main impérieux, fit taire la foule. Il parcourut l'assemblée du regard où chacun était pendu à ses lèvres, attendant la sentence.

— Compagnons ! commença calmement le roi. Aujourd'hui marque le début d'une nouvelle ère. Aujourd'hui doit être un signe de renouveau. La guerre est finie.

— Hourra ! mugit la foule.

— Il nous faut pourtant encore sévir. Le roi Kelenoss, désormais plus connu sous le nom d'Ulketen...

Une huée virulente monta de la foule, demandant à l'orateur plusieurs secondes pour la calmer avant de reprendre.

— En raison des pouvoirs qui me sont conférés et par les textes sacrés de l'Allancia, moi, Kalüpsis 1er, roi de Targon et Allank, je déclare aujourd'hui la destitution du royaume d'Azzord de son siège du conseil de l'Allancia. À dater de ce jour, le royaume d'Azzord ne sera désormais plus que connu et reconnu que comme vassal de Targon. Toute décision politique ne pourra être contestée, discutée ou prise par un représentant azzordien. Azzord n'aura dorénavant plus d'ambassadeur au sein des différents gouvernements, étant représenté dès à présent par le grand royaume de Targon et ceux jusqu'à nouvel ordre.

Le monarque marqua une courte pause. Plus un bruit ne montait de l'assemblée qui regardait le souverain avec appréhension. Chacun avait saisi toute la portée des quelques paroles du roi.

— De plus, reprit-il, tout apprentissage ou pratique de la magie des Morts est dès à présent passible de la peine capitale. Tout individu qui sera surpris en possession d'un livre y faisant mention se verra emprisonné à vie, toute personne l'inculquant se verra exécutée. L'enseignement de la magie ainsi que le titre de Haut Mage ne pourront désormais être qu'obtenus qu'à travers une formation suivie dans l'une des trois futures écoles qui siégeront dans les cités libres de Carthos, Sheva et Guadyr.

Il jeta un regard en coin sur son frère, accroché à deux mètres au-dessus du sol, derrière lui. La colère déformait le visage boursouflé et recouvert d'égratignures et autres entailles de ce dernier. Kalüpsis reporta son attention sur la foule qui recommençait à s'agiter.

— De plus, en raison des actes et des péchés perpétraient, le roi Kelenoss est condamné à mourir, ici et maintenant.

— À mort !

Le rugissement éclata à travers toute la place, les centaines de bras venaient de se hisser vers le ciel alors que les soldats peinaient à retenir la marée humaine entourant l'échafaud. Pourtant, tous se calmèrent brutalement quand Ophumtus poussa un grondement sourd et s'envola. L'imposant dragon plana en cercle au-dessus de la foule avant de se poser lourdement sur les marches de la cathédrale, la peau de son poitrail vibrant. Il braqua ses deux pupilles d'un vert couleur de jade envoûtant sur l'Ulketen. D'un pas lent et mesuré, le souverain targonnais descendit de l'estrade et s'avança vers la créature légendaire. D'un geste délicat, presque tendre, il caressa les écailles luisantes qui frémir sous son touché. Ophumtus se tenait prêt. Le monarque se tourna vers le condamné, sa main droite posée sur l'épaule du dragon.

— As-tu une dernière chose à dire ? lança Kalüpsis à l'attention de son frère.

— Moi Kelenoss, je te maudis, toi et ta descendance, Grand Roi de Targon. Dans six cents ans viendras un fils. Par une nuit noire et sans lune commencera la fin de ta lignée. Tremble grand roi de Targon car aujourd'hui Azzord te maudit, toi et le monde entier.

— Brûle-le...

L'ordre n'avait été qu'un murmure, mais suffisant audible pour qu'il se fasse obéir du dragon. Dans un rugissement de rage, Ophumtus cracha une gerbe de feu d'un rouge intense sur le bûcher. Les hurlements de douleur de Kelenoss brisèrent le silence de l'auditoire alors que des volutes de fumées noires montaient en direction du ciel. L'agonie du sorcier se retrouva bientôt couverte par les cris de joie de la foule. Kalüpsis, quant à lui, regardait sans un mot le corps de son frère disparaître sous ses yeux.

Les dernières paroles d'Ulketen tournant en boucle dans son esprit.