Chapitre 4
3 Mai 686 de la Réunification
Montagnes de l'Ytol
Le jeune homme se tenait debout devant l'une des immenses fenêtres, admirant l'extérieur. Les vitres cassées à de multiples endroits et couvertes d'une couche de saleté noirâtre incrustée dans le verre laissaient tout de même apercevoir un paysage d'un blanc immaculé. La neige tombait à gros flocons, tapissant d'un épais manteau cotonneux la poudreuse fraîche de la nuit.
L'hiver, encore et toujours.
D'un geste lent, il approcha ses doigts de la croisée et aplatit sa paume contre le carreau intact face à lui, rendu glacial par le froid au-dehors. Il expira profondément, formant un cercle de buée sur la fenêtre, avant de pivoter sur lui-même.
Une odeur rance d'humidité embaumait l'air, pas assez renouvelé à son goût. D'aussi loin qui pouvait se souvenir, il avait toujours connu l'endroit ainsi : une pièce circulaire au centre de laquelle prenait place un bureau recouvert d'une pile de documents jaunis et poussiéreux. De hautes bibliothèques, débordantes de livres anciens, de parchemins cornés et de sculptures en tout genre, s'adossaient contre les murs quand ces derniers n'accueillaient pas l'encadrement d'une fenêtre, à l'exception de celui face à la porte de chêne sombre. Une imposante cheminée de pierre noire trônait contre celui-ci, un large fauteuil en cuir installé devant et tourné vers l'âtre où un feu crépitait.
Un feu dont les flammes bleues dansaient sans émettre la moindre chaleur, empêchant ainsi la pièce de se réchauffer.
Il ne s'en plaignait pas, il avait grandi dans cette forteresse perdue au cœur des montagnes avec pour seul paysage les pics enneigés et la roche couleur charbon. Il se demandait souvent à quoi pouvait bien ressembler le reste du monde, son monde, celui sur lequel il allait bientôt régner.
Le grand jour était enfin arrivé pour lui.
D'un pas lent, il s'avança au milieu de la pièce et admira l'image que le miroir accroché au-dessus de la cheminée lui renvoyait. Il portait une simple chemise noire, un pantalon en toile de la même couleur et de grandes bottes de cuir. Ses cheveux couleur chocolat coupés court encadraient son visage où une barbe naissante habillée son menton et lui donnait un air sévère. Deux yeux couleur noisette donnaient un peu de lumière dans cet ensemble où tout n'était que noirceur. D'allure svelte, il entretenait ce corps dont il était si fier et dont il devait prendre grand soin. Il passa son index sur la cicatrice qui lui barrait le cou, commençant à la base de sa nuque et descendant jusqu'à sa clavicule gauche. Un grattement sur le bois de la porte le tira de ses pensées.
— Entrez, lâcha-t-il.
— Seigneur Daross, il est temps, annonça la voix grinçante du mestre de la forteresse.
Sans plus de discussion, le jeune homme se mit en marche et suivit le vieil érudit dans la descente de la tour où ils se trouvaient, empruntant un escalier en colimaçon éclairé uniquement par de petites ouvertures à intervalles réguliers. Ils passèrent par plusieurs couloirs où le vent hurlait, s'engouffrant par les fenêtres avant de disparaître sous les portes des différentes pièces de l'ancienne citadelle peuplée d'ombres terrifiantes et d'âmes damnées de la montagne. Pourtant, ni le mestre, ni Daross n'y prêtèrent la moindre attention, continuant leur chemin jusqu'à finalement arriver devant une imposante double porte de bois et d'acier.
Derrière se trouvait la Salle de Surnud, de forme rectangulaire avec ses immenses baies qui venaient apporter la pâle lueur du jour à l'intérieur de l'édifice. De gigantesques colonnes créaient, de part et d'autre de la salle, de longs corridors où étaient cachés les nombreux Serviteurs de la Mort qui attendaient. La pièce bruissait du murmure de leurs conversations.
Le mestre poussa le lourd battant de la porte, faisant taire toutes les discussions dès lors que Daross apparut. D'un pas assuré, il avança jusqu'au centre de la salle où l'attendait son mentor.
— Compagnons ! Fidèles ! lança-t-il d'une voix gutturale, aujourd'hui est venu le jour que nous attendons tous ! Aujourd'hui va renaître notre Maître à tous !
— Longue vie au Maître ! scanda la foule d'une seule voix.
Le maître de cérémonie s'approcha du jeune homme qui se tenait droit comme un piquet. Tous les yeux étaient rivés sur lui, tous retenaient leur souffle.
— Daross, nous t'avons recueilli il y a un peu plus de dix-neuf ans alors que tu avais été lâchement abandonné, commença son mentor, car nous savions qui tu étais, nous connaissions ton destin. Nous nous tenions dans l'ombre, dans l'attendre du jour de ta venue au monde. Nous t'avons élevé, nous t'avons tout appris, tout ce que tu devais savoir pour être prêt pour ce jour.
Tout en parlant, Torynn, le bras droit de Daross, s'approcha de ce dernier, un petit coffret de bois entre les mains. Le vieil homme tendit sa paume vers la boîte et invita son disciple à l'ouvrir. À l'intérieur, il découvrit un médaillon au bout duquel se trouvait un pendentif représentant le dieu des morts, Surnud. Le maître-sorcier prit dans ses doigts frêles le collier et le plaça autour du cou du jeune élu.
— Aujourd'hui marque le commencement de ta nouvelle vie. Aujourd'hui est venu le moment pour toi d'accueillir l'âme de notre Maître à tous. Il te guidera, te conseillera et à travers tes mots et tes actes s'accomplira sa volonté. À dater de ce jour, toute la puissance de la magie du royaume de Surnud sera à toi. Que le dieu des morts t'accorde sa toute-puissance comme il a su l'accorder à ton illustre prédécesseur ! scanda le vieux mage.
Il saisit les mains de son disciple dans les siennes. La force dont il fit preuve quand il les serra surprit Daross. Son mentor commença à psalmodier, suivi bientôt par les quelque 620 personnes composant l'assemblée. Un vent froid se leva dans la salle, les carreaux des fenêtres claquaient dans leurs cerclages de métal. Un nuage de fumée noirâtre se forma autour des mains des deux hommes et se rapprocha de leur peau avant de venir entourer fermement les poignets de chacun. Le jeune mage avait son regard rivé dans celui de son maître qui continuait avec passion sa litanie alors que les liens de magie commençaient à ronger la peau de ses mains et de ses poignets. Le médaillon, quant à lui, se mit à vibrer et le métal à rougir jusqu'à en devenir bouillant. Daross se mordit la lèvre sous la brûlure, mais ne laissa échapper aucun son.
⸭
Les rires et les discussions se faisaient parfaitement entendre à travers la porte de la salle de bal du château de Tarasse. On devinait derrière le son des violons, du clavecin et des autres instruments qui formaient une douce mélodie accompagnant les échanges des convives. Eremis avait pu admirer la fête de loin le temps d'un instant avant de se rendre dans l'immense hall d'entrée. Elle se tenait désormais à quelques enjambées du lourd vantail de bois fermé.
C'était le moment de faire son entrée.
Alors que sa main se posait sur le battant, son cœur se serra dans sa poitrine, comme s'il venait de manquer un battement. Elle recula d'un pas, la bouche grande ouverte à la recherche d'air. Elle eut beau inspirer aussi profondément que possible, la sensation d'étouffer ne disparaissait pas. Elle continua à reculer, le bras tendu en arrière à la recherche d'un mur ou de quelque chose contre lequel s'appuyer. Elle avait beau essayer, elle n'arrivait pas à reprendre son souffle.
— Par une nuit noire et sans lune, commencera la fin de ta lignée...
La voix spectrale qui résonna dans son esprit accentua un peu plus la panique en elle. Sa vision commença à se troubler alors qu'elle sentait le bois délicat de la rambarde d'escalier contre ses doigts. Elle se laissa glisser contre le marbre froid des marches, sa main accrochée à sa gorge. Elle inspira lentement, fermant les yeux pour mieux se concentrer sur sa respiration et sur les battements de son cœur qui tambourinait dans sa poitrine.
— Tremble grande reine de Targon, car aujourd'hui débute ta chute...
Quand elle rouvrit ses paupières, tout n'était que ténèbres autour d'elle.
La pièce autour d'elle était emplie de plusieurs centaines de personnes accroupies, face contre terre, en plein chant rituel. La respiration haletante, elle baissa son regard sur ses bras.
Un cri silencieux de terreur s'échappa de ses lèvres.
Ce n'était pas ses mains, ce n'était pas son corps. Elle voulut bouger, mais rien ne se fit. Face à elle se tenait un vieil homme aux yeux totalement révulsé qui tenait fermement les poignets de l'entité dans laquelle elle se trouvait, autour desquels s'enroulaient deux énormes serpents noirâtres suintants. Elle avait beau essayer de hurler, aucun son ne sortait de sa bouche. Elle avait l'impression que les deux reptiles tentaient de passer à travers sa peau pour aller se loger au plus profond de son corps pour y enserrer son cœur.
⸭
Outre la douleur, Daross sentit comme un fluide s'insinuer en lui et courir à travers ses veines. Du même acabit que les liens de magie, le liquide semblait le consumer de l'intérieur. La souffrance était à la limite du supportable. Il resserra un peu plus ses mains sur les poignets du vieux mage. Le pendentif vibrait de plus en plus autour de son cou alors que le métal lui brûlait la peau, comme si le bijou voulait de lui-même se graver dans sa poitrine. Son maître arriva finalement au bout de sa longue tirade et ouvrit de grands yeux complètement laiteux sur Daross. Il était comme possédé.
— Ressens Daross, la puissance de la magie des Morts ! Accepte-la ! Ressens-la dans ta chair ! Que la Mort soit ta meilleure conseillère à présent et que notre vengeance s'accomplisse enfin à travers toi...
Le vieillard eut à peine le temps de terminer sa phrase qu'un nuage noir s'échappa de sa bouche pour filer tout droit en direction de celle de Daross, s'infiltrant à toute vitesse dans le corps du disciple. Dans la seconde qui suivit, il en fut de même pour toute l'assemblée présente autour de lui. Le médaillon, lui, se colla complètement à sa peau.
Un hurlement de douleur éclata dans l'immensité de la pièce. Daross sentait tout son être mourir sous l'emprise de la magie. Il se cramponna de toutes ses forces à son maître alors que ses jambes ne le retenaient plus. Il s'effondra sur le sol, inconscient, le corps traversé de soubresauts et entouré d'une brume noirâtre.
⸭
Eremis avait l'impression que de la glace coulait dans ses veines, que tout son corps ne serait bientôt plus que gel et froid. Chaque inspiration lui brûlait la trachée et les poumons, c'était comme si toute la chaleur de son être cherchait à la quitter. Autour de ses mains, les liens noirs étaient toujours enroulés.
Brusquement la litanie autour d'elle s'arrêta et bientôt ce fut un flot de magie noirâtre qui s'engouffra dans sa bouche béante. Elle voulut pleurer, crier, disparaître de cet endroit où elle n'était plus maîtresse que de son esprit.
Elle n'était plus à Tarasse, elle n'était plus dans le château de son père. Seule la douleur qui irradiait dans tout son corps occupait toutes ses pensées à cet instant-là.
— Cette fois tu ne pourras rien faire...
La voix résonna dans son esprit, limpide et ténébreuse. Elle ferma les yeux, secouant vivement sa tête pour tenter de faire sortir de son esprit le spectre.
— Cette fois, tu mourras...
Non, elle ne pouvait pas succomber, tout le monde comptait sur elle. Elle voulut hurler, appeler à l'aide, se libérer tandis qu'elle se débattait de toutes ses forces. Soudain tout vacilla autour d'elle, elle se sentit chuter. Elle eut juste le temps d'apercevoir les centaines de corps sans vie qui jonchaient l'immense salle où elle se trouvait avant qu'une douleur si intense et si vive ne la submerge et lui fasse perdre connaissance.
⸭
Un long moment s'écoula avant que Daross ne revienne à lui. Il était étendu sur le dallage sombre de la pièce avec autour de lui, l'assemblée sans vie. Il lui fallut quelques minutes encore avant de pouvoir se relever, toujours tremblant. Il balaya la Salle de Surnud des yeux avant de pivoter face à la grande porte qui se mit à s'ouvrir. Dans l'encadrement apparut Torynn qui s'avança à pas mesurés jusqu'à Daross. À sa suite, de nombreux Serviteurs de la Mort pénétrèrent dans la pièce et se placèrent dans les longs corridors.
D'un mouvement lent, Torynn s'agenouilla devant lui, bientôt imité par toute la foule réunie dans la salle.
— Gloire à Ulketen ! s'exclama-t-il.
— Gloire à Ulketen ! Gloire à Ulketen ! répéta l'auditoire.
Daross les scruta tous, tournant sur lui-même au centre de la pièce. Il était désormais le maître suprême, celui qu'on appelait autrefois Ulketen. Aujourd'hui commençaient sa vengeance et celle de centaines de générations avant lui. Il allait détruire tout le continent.
Et en particulier le royaume de Targon.
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