Chapitre 1
2 Mai 686 de la Réunification
Royaume de Targon
Le tumulte de la ville arriva peu à peu aux oreilles des voyageuses. La route cahoteuse sur laquelle brinquebalait le carrosse laissa place à la régularité des pavés sur lesquels le bruit des sabots si distinctifs se faisait entendre. Les discussions animées, les rires joyeux et communicatifs des enfants et le bouillonnement de la cité remplacèrent le calme de la campagne.
Eremis sortit progressivement de sa torpeur. Écartant avec délicatesse l'épais rideau qui masquait les fenêtres, la jeune femme se risqua à jeter un regard sur l'extérieur. Un tourbillon de vie et de couleurs lui sauta aux yeux. Les robes chatoyantes des maîtresses de maison, les devantures des marchands qui paraissaient se faire la guerre à celui qui aurait le plus d'audaces pour alpaguer les clients ou encore les fanions flottant au gré de la brise de printemps. Une marmaille survoltée jouait, criait, courait tout autour du carrosse recouvert de poussière. Carrosse que personne ne semblait remarquer au milieu de tous les autres, plus nombreux qu'à l'accoutumer en raison du tournoi à venir.
Ce qui ravissait la princesse qui avait sciemment refusé d'arborer ses armoiries.
Elle remit le rideau en place avant de se laisser aller dans le dossier de la banquette, un léger sourire aux coins de ses lèvres fines. Elle n'était partie que quelques mois en pèlerinage, et pourtant cela lui avait paru durer une éternité. Son passage au couvent de Leitz pour finir avait été une parenthèse bienvenue, une bouffée d'oxygène après des semaines de réceptions et de déplacements éreintants à travers tout le continent. Les voyageuses assises à ses côtés, désignées pour lui tenir compagnie pendant son périple de retour, prolongeaient cette bulle hors du temps. La coutume voulait que des religieuses accompagnent les futurs monarques pour leur couronnement. Symbole du lien entre la royauté et les dieux.
Les trois nonnes qui escortaient aujourd'hui la princesse étaient les premières d'un groupe à venir pour incarner l'ordre de Leitz lors du sacre.
Toutes les trois se tenaient sur la banquette face à celle d'Eremis. Elle prit encore une fois le temps de les observer avec attention. Reconnaissables entre mille avec leurs longues robes blanches agrémentées d'une tunique de couleur bleu céruléen par-dessus et d'une large ceinture en argent avec les dix dieux brodés dessus. Son regard s'arrêta sur la plus âgée du groupe, dont elle avait fait la connaissance dix ans plus tôt au cours de son premier séjour au couvent. Elle se remémora alors ce fameux matin où elle avait été officiellement présentée comme héritière du royaume de Targon, mais également du rôle d'Allank.
Juillet 676 de la Réunification
Le soleil n'était pas encore levé, le palais était toujours plongé dans un sommeil profond et pourtant, la lueur d'une bougie ondulait derrière les grandes croisées d'une chambre.
Assise sur le coussiège dans l'embrasure d'une fenêtre, Eremis poussa un long soupir, s'adossant au mur de pierre et admirant le parc du château endormi. De rares soldats faisaient leur tour de garde en attendant la relève au lever du soleil. À ses pieds, somnolaient paisiblement deux énormes chiens-loups que les évènements à venir ne semblaient pas perturber le repos le moins du monde, contrairement à leur maîtresse. Un sourire tendre se dessina sur son visage tandis qu'elle les observait. Elle était heureuse de savoir qu'ils allaient l'accompagner dans son périple. Elle reporta son attention vers l'extérieur où l'horizon rougissait à mesure que l'aube approchait. La ville s'éveillait avec lenteur et avec elle, une multitude de bruits et d'odeurs venaient emplir les rues.
Le Prieur allait bientôt faire sonner les cloches, annonçant à tous le début d'une nouvelle journée. Une journée bien particulière pour la petite fille. Elle sauta sur ses deux pieds, bien décidée à profiter des derniers moments de calme avant son départ pour sortir dans les jardins.
Elle s'habilla avec précipitation, réveillant au passage Athos et Pathos qui, encore somnolents, la suivirent tout de même en balançant joyeusement la queue à l'idée d'une promenade matinale. Elle ne prit pas la peine de prévenir quelqu'un de son escapade, se jugeant suffisamment protégée par ses deux énormes compagnons, cadeau de son oncle pour son huitième anniversaire. Ils étaient devenus dès lors ses camarades d'aventures et de passe-temps, seuls véritables amis, si l'on peut dire, dans le monde impitoyable de la noblesse.
Elle remonta le long couloir jusqu'au grand escalier en pierre qu'elle dévala, enveloppée dans une large cape de velours bordeaux. Arrivée au bas des marches, elle traversa l'immense hall d'entrée en coup de vent avant de franchir la lourde porte en chêne massif qui la séparait de l'extérieur.
Surprenant les gardes en poste qui ne s'attendaient pas à voir débarquer quelqu'un à une heure aussi matinale, elle fila à travers la cour en direction du parc boisé, aménagé de nombreuses décennies plus tôt par un de ses ancêtres. Elle déambula le long des chemins de gravier tracés au cœur du jardin verdoyant du château. Seul le son du sol crissant sous pas venait troubler le calme de l'instant. Athos et Pathos, que rien ne semblait déranger, avançaient tout en jouant devant elle.
Elle finit par déboucher sur un petit espace agencé au cœur de la végétation, au centre duquel était installée une fontaine. Une gigantesque statue représentant la bien-aimée reine Mira trônait au milieu de la construction. Eremis s'assit au bord de la margelle en pierre froide et regarda les yeux sans vie de sa défunte mère. Elle aurait tant voulu qu'elle soit présente à cet instant pour la conseiller et la guider dans ce qui l'attendait. Pour la rassurer. Car aujourd'hui elle allait devoir s'en aller, quitter son frère, sa nourrice et sa maison pour partir à l'autre bout du continent, dans un endroit qu'elle ne connaissait pas, où son seul repère serait Ahrman, son protecteur. C'était pour son bien, pour qu'elle soit une bonne reine, comme sa mère. Pour qu'elle soit forte pour protéger son peuple. Pourtant, à cet instant précis, ses yeux noisette s'emplirent de larmes...
⸭
Eremis fut brusquement tirée de ses pensées par des vociférations venant de l'extérieur. Ce n'était autre qu'Ahrman qui pestait contre les badauds qui empêchaient leur progression alors que leur carrosse était toujours bloqué sur la Grande Place.
— Votre protecteur n'a définitivement pas changé en une décennie, Votre Altesse, soupira la sœur supérieure.
— Malheureusement, oui, s'amusa la princesse.
— Vous parlez d'Ahrman, celui qui nous conduit au château, Sœur Sutol, vous le connaissez depuis aussi longtemps ? s'exclama la plus jeune du groupe qui s'était retournée d'un bond vers elle.
Le regard pétillant et curieux de tout, Dahlia, âgée d'à peine douze ans, découvrait le monde avec exaltation depuis leur départ du couvent de Leitz.
— Oui, en effet, acquiesça la nonne, j'ai eu l'occasion de rencontrer la princesse et Ahrman, il y a dix ans de cela. Elle est arrivée un soir d'été, assise devant Ahrman sur un immense étalon noir. Je me rappelle d'ailleurs que tu avais été complètement effrayée, jeune fille.
— Moi ? J'étais là ? s'étonna Dahlia.
— Tu ne t'en souviens pas et c'est normal, tu devais avoir à peine deux ans, mais Ahrman t'avait terrorisée. Qu'est-ce que tu avais pu pleurer ce soir-là. Impossible pour lui de t'approcher ensuite.
— Cet Ahrman, fait-il donc si peur ? demanda la troisième religieuse, amusée.
Céleste, assise au centre de la banquette, avait l'âge d'Eremis. Elle était arrivée au couvent l'année précédente, après avoir perdu la vue. Malgré son handicap, la jeune femme aux épaisses boucles blondes n'avait rien perdu de la douceur qu'affichait son visage.
— Ahrman est un homme du désert d'Othalkame, commença Eremis, il a la très haute stature et le teint hâlé des peuples des dunes. Il a depuis longtemps perdu tous ses cheveux, mais arbore encore fièrement une magnifique moustache et un petit bouc sur le menton.
— Et son regard, comment est-il ? questionna timidement la jeune aveugle.
— Ses yeux sont d'un bleu limpide comme la mer des plages d'Umeros et apporte de la douceur à son visage bourru et inamical au premier abord. Il a intimidé plus d'une personne quand il est arrivé à la cour, je peux vous le dire. Moi la première.
— En même temps, qui n'aurait pas peur de lui, bougonna Dahlia.
— Je suis d'accord, rit la princesse, mais je peux vous assurer que quand on prend un moment pour faire sa connaissance, on s'aperçoit que c'est quelqu'un au grand cœur. Il est devenu mon protecteur peu après son arrivée, j'avais cinq ans et j'étais très impressionnée par ce géant venu de l'autre bout du monde. Mais avec le temps, j'ai découvert qui il était réellement, c'est l'homme le plus fidèle que je connaisse. Il veille sur moi depuis toutes ces années. Il m'a appris à monter à cheval, à me battre à l'épée ou encore à tirer à l'arc. Mais surtout, il a été présent quand ma mère est décédée et que le chagrin détruisait le roi. Il est comme un père pour moi...
Le carrosse se remit soudain en mouvement, secouant ses occupantes par la même occasion. Écartant le rideau une dernière fois, Eremis put constater qu'elles allaient tourner sur l'artère menant au château. Un doux sourire se dessina sur son visage tandis qu'elle refermait la draperie et qu'elle s'installait aussi confortablement que possible dans les coussins de la banquette.
— Nous n'en avons plus pour très longtemps, nous pourrons bientôt profiter d'un bon bain et d'une vraie nuit de sommeil avant la soirée de demain, annonça la princesse.
Elle n'avait qu'une envie : sortir se dégourdir les jambes après autant d'heures de voyage. Reportant son attention sur le reste du carrosse. Elle avait hâte de pouvoir retrouver son père, son frère Erazal ainsi qu'Athos et Pathos.
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