Chapitre 36 - De révélations en révélations
Poids sur mes paupières, pression sur ma poitrine, frisson sur ma peau et tension dans mon ventre. Tous ces signes qui, mis bout à bout, m'ont fait me réveiller d'un coup, animée par une peur dévastatrice. Les mains moites, les bras tremblants, j'ai ouvert grand les yeux pour les refermer tout aussi brusquement, aveuglée par le lustre de mon salon.
J'ai poussé un petit gémissement et une nausée m'a tendu l'estomac, me contraignant à me redresser trop vite pour pouvoir me plier en deux. J'aurais aimé avoir le temps de courir jusqu'à la salle de bains ou au moins la cuisine, mais je n'ai pas pu.
Penchée sur le parquet, j'ai été secouée par un haut-le-cœur douloureux. Cependant, rien n'est sorti. Pas de nourriture, ni même de bile. Ma gorge ainsi que la totalité de ma bouche étaient aussi arides qu'un désert. Je n'avais rien à rendre.
Mon corps a alors été secoué de violents soubresauts et une vague glaciale m'a envahie, me faisant claquer des dents tandis que, paradoxalement, mon dos se couvrait de transpiration. Mince, qu'est-ce qui m'arrivait ? Je ne comprenais pas, je me sentais perdue. Mon esprit était vide, mon corps était passé en mode pilote automatique et c'était lui qui guidait tous mes mouvements, lui qui pensait pour moi, agissait pour moi, vivait à ma place.
Pourquoi n'avais-je plus rien dans le ventre ? Pourquoi me sentais-je aussi mal ? Pourquoi avais-je l'impression qu'on venait de danser la polka sur ma joue et de m'enfoncer une hache dans le cou ? Que de questions dont les réponses refluaient dans mon cerveau, des aimants approchés qui se poussaient dans les sens opposés, refusant de se rencontrer afin de rallumer la lumière derrière mes paupières.
Une nouvelle vague nauséeuse a remplacé la première et je me suis voûtée une seconde fois face aux lattes vernies qui me faisaient de l'œil. Malheureusement, ça a recommencé, je suis restée immobile, attendant une impulsion qui n'est pas venue. Craignant tout de même que cela finisse par arriver, j'ai levé mes mains dans l'idée d'écarter ma chevelure d'ébène quand les doigts de ma main gauche ont effleuré ma gorge.
En plus d'une douleur cuisante naissant sur ma peau pour se tapir plus en profondeur, j'ai senti sous ma paume un liquide chaud me caresser. Mon cœur a manqué un battement. C'était chaud et épais. Cela ne pouvait pas être de la sueur. Non, c'était vraiment différent, impossible de confondre.
Le corps tremblant, j'ai ramené mes mains devant mes yeux et j'ai poussé un cri d'effroi face à ma main gauche, baignée de sang. Alors, comme une piqûre de rappel, tous les souvenirs me sont revenus. Ils étaient trop nombreux, trop violents et trop rapides. Ils ont forcé la porte de ma mémoire avec un bélier et se sont ensuite éparpillés dans la cavité sans plus aucune retenue, éveillant une horrible migraine à l'orée de mes tempes.
J'ai gémi et me suis effondrée à nouveau dans le canapé, incapable de rester assise plus longtemps. Le coussin moelleux a immédiatement épousé la forme de mon dos et lentement, j'ai essayé de mettre de l'ordre dans les images qui tournoyaient derrière mes paupières.
Serrant les poings, je me suis forcée à respirer profondément, inspirer de grandes goulées d'air revigorant et ne surtout pas céder à la panique qui n'attendait qu'à exploser dans mon cœur en une bombe atomique de réactions catastrophiques.
Après un petit moment, j'ai fini par reconstituer la soirée qui venait d'avoir lieu : mon cauchemar, le livreur qui n'arrivait pas, le groupe d'assaillants, Kalia qui m'avait... comme c'était difficile à formuler et à croire, mais mes souvenirs ne mentaient pas : Kalia qui m'avait mordue et puis...
Il m'a fallu encore un peu de temps pour me remémorer la suite, pour comprendre comment j'étais retournée chez moi, au chaud et en sécurité, comment j'avais atterri dans mon sofa, avec une plaie béante à la gorge et un corps en anémie sévère. C'est alors que je me suis souvenue : la dernière image avant de m'évanouir, celle de Neven, me prenant dans ses bras, de Neven m'assurant que je n'étais plus seule maintenant.
J'ai tout oublié : mes blessures, mon état assez délicat et ma santé plus que bancale. Comme une idiote, j'ai sauté sur mes pieds, redoutant qu'il ait disparu à la minute où il avait compris que je n'avais plus besoin d'aide. Et très vite, après avoir eu le temps de faire à peine deux à trois pas, j'ai déchanté.
Mon salon n'était pas stable : il tournait autour de moi me rendant incapable de tenir debout. J'ai chancelé sur plusieurs mètres, luttant pour ne pas tomber et finalement, j'ai réussi à m'agripper aux rideaux, évitant la chute de justesse.
Mon front s'est tout de même cogné brutalement contre la vitre, des étoiles ont brillé dans mes yeux, mes oreilles se sont bouchées et ma poitrine s'est comprimée quelques douloureuses secondes. Ne sentant plus l'air passer dans ma gorge, même si ce n'était que l'espace d'un instant, je me suis mise à paniquer.
J'ai serré mon cœur entre mes mains, de peur qu'il s'arrête soudain de battre et j'ai cherché de l'oxygène désespérément, m'étouffant avec le trop plein d'air que je tentais d'aspirer. J'en étais à cet état lamentable, comme un poisson sorti de l'eau, les lèvres écartées et les yeux exorbités quand un mouvement a attiré mon attention – qui s'est par la même occasion complètement détournée de ma petite crise d'hyperventilation, rendant mes symptômes beaucoup plus supportables.
Une ombre se mouvait dans mon jardin.
L'espace d'un clignement d'œil, j'ai cru que les monstres revenaient à la charge, qu'ils étaient prêts à mettre le feu à ma maison pour m'en faire sortir. Mais en plissant les paupières, je me suis très vite rendu compte que l'ombre s'étendait sur deux silhouettes : une élancée, en mouvement, qui traînait l'autre sur le sol laissant des traînées dans la neige qui ne tarderaient pas à s'effacer vu la quantité de flocons qui s'était mise à pleuvoir à cette heure tardive.
Passant ma main propre sur mon visage, je me suis frotté les yeux pour y voir plus clair et alors, ma vue s'adaptant peu à peu à la luminosité basse, j'ai reconnu la carrure de Neven. Neven était en train de traîner un corps dans mon jardin.
J'ai tourné la tête pour observer l'endroit où il se dirigeait : un bosquet, dans l'antre de la forêt. Et là, j'ai eu un hoquet de stupeur. Rectification : Neven était en train de tirer un deuxième corps dans mon jardin.
Horrifiée, j'ai plaqué mes mains sur ma bouche pour m'empêcher de hurler. C'était quoi ce délire ? Les avait-il tués ? Mais comment cela pouvait-il être possible ? Il était seul contre une véritable armée de créatures terrifiantes ! C'était impossible.
Et après plus ample examen des lieux, j'ai réalisé qu'effectivement, il n'y avait que deux cadavres aux alentours. J'ai été prise de vertiges après cette pensée et j'ai dû raffermir ma prise autour du tissu pour éviter de m'écrouler.
J'étais peut-être en sécurité à présent, j'étais même particulièrement heureuse de voir Neven et, même si j'étais très affaiblie, je n'éprouvais plus ce poids permanent qui me pesait sur les épaules depuis qu'il m'avait quittée, des semaines auparavant. Pourtant, il n'en restait pas moins que la méfiance m'a envahie.
Certes, les personnes qu'il avait probablement tuées cherchaient à faire la même chose avec moi, elles avaient même avoué être à l'origine des meurtres précédents. Néanmoins, faire face à la mort ne me rassurait pas, loin de là.
En mettant fin à leur vie, Neven n'avait-il pas fait exactement la même chose que ces dégénérés ? Le simple fait qu'il soit capable de déplacer ces masses imposantes dans les bois comme si elles ne pesaient rien était préoccupant.
Soudain, je n'avais plus l'impression de le connaître et plus l'impression d'être en sécurité. Après tout, que savais-je de lui ? Qu'il était un sorcier de la nuit, comme moi... et ensuite ? Rien. Il avait eu des problèmes d'école et donc il avait été envoyé à Ryneshire par sa famille qui voulait le punir.
Je n'avais jamais vraiment pensé à demander quel genre de problèmes il avait rencontré – ou causé. Nous avions passé si peu de temps ensemble... Tout s'était déroulé si vite ! Avec cette étrange connexion physique qui nous liait, je n'avais pas franchement réfléchi, je l'avais suivi, tête baissée et voilà qu'à présent, je l'observais à la dérobée traîner deux corps inertes dans les bois...
La confiance aveugle que je lui avais accordée était en train de fondre comme neige au soleil. Et tandis que je cherchais un moyen de m'apaiser, de me convaincre que je n'avais pas fait le mauvais choix en le croyant, une étincelle s'est allumée entre ses doigts.
Ébahie, je me suis plaquée à la vitre pour être sûre que je ne rêvais pas : après tout, le jardin était grand, la forêt dense et la nuit plus ténébreuse que jamais. Sauf que je ne rêvais pas : je discernais très clairement les flammes qui dansaient sur la paume de Neven. Je me suis mordue la lèvre.
Non mais qu'est-ce qui lui arrivait ? Je n'avais jamais vu un tel phénomène. Les sorciers de la vie modelaient l'énergie à leur guise, ils la modifiaient, la redessinaient, mais jamais il n'en créait une. C'était impossible, c'était inimaginable, c'était... magique.
Neven manipulait le feu. Et je contemplais les veloutes cuivrées se trémousser dans ses mains avec fascination, jusqu'au moment où, brusquement, il les a orientées vers les deux corps rigides et, d'un coup, a projeté les flammes sur eux. Cette fois, je n'ai pas pu retenir mon hurlement.
Il les brûlait ! Neven était en train de brûler deux personnes ! Plus dingue encore, les flammes étaient devenues bleues. Elles rongeaient les cadavres avec voracité sans pour autant jamais s'approcher de la neige ou s'étendre vers les arbres.
En regardant le garçon et son air concentré, j'ai compris qu'il pouvait les contrôler, même à distance. Mon cœur s'est mis à battre tellement vite dans ma poitrine que j'ai cru pendant un instant qu'il avait réussi à en sortir. Ses pulsations ont résonné dans toute ma tête, créant un rythme sinistre qui représentait assez bien la terreur qui peu à peu se dressait en moi.
Neven pouvait jouer avec le feu, Neven était en train d'incinérer deux personnes, Neven regardait les cadavres se calciner, Neven ne présentait aucun signe de dégoût ou de répulsion. Son corps était détendu, droit et fier, son visage, éclairé par la lumière du brasier surnaturel, paraissait impassible.
Il n'avait pas peur. Il n'était pas impressionné. On aurait dit qu'il faisait ça tous les jours, que c'était normal. Qui d'autre qu'un meurtrier réagissait de la sorte ? Personne. J'ai enfoncé mes mains dans ma chevelure, lâchant les rideaux, et j'ai titubé autour de la fenêtre, refusant de le quitter des yeux.
J'étais hypnotisée par cette scène terrible, je ne pouvais pas détourner le regard, j'avais besoin de voir. J'étais à la fois épouvantée et captivée par ce spectacle macabre qui se déroulait devant chez moi.
Puis soudain, comme s'il avait senti qu'on l'espionnait, Neven a tourné la tête dans ma direction. Nos regards se sont croisés l'espace de quelques secondes. Malgré la distance qui nous séparait, j'ai senti notre connexion. Elle m'a donné la force de retrouver l'équilibre même si j'étais gravement blessée.
Pendant un instant, il n'y a plus eu que ses iris noires, fixées sur les miennes. Que cette tempête d'émotions incontrôlables que j'avais oubliées pendant un mois et qui revenait en force maintenant, alors qu'on se retrouvait.
Puis mes yeux ont lentement glissé sur son visage. Et j'ai vu un détail qui m'avait échappé jusque-là. Un détail terrible qui m'a glacé le peu de sang coulant encore dans mes veines. Un détail qui m'a pétrifiée sur place, éveillant une peur si intense que j'ai été prise de convulsions.
Le beau, le magnifique, le délicat visage de Neven, sa bouche sensuelle, qui m'avait embrassée à plusieurs reprises, celle-là même qui m'avait assurée qu'il était revenu pour moi, présentait une aberration.
J'avais dit savoir une chose à propos de Neven : il était sorcier de la nuit. Pourtant, me l'avait-il jamais dit clairement ? En recensant soudain mes souvenirs, je me suis rendu compte que je n'en avais aucun où il m'avouait clairement faire partie de cette espèce. Je l'avais juste déduit par rapport aux informations qu'il m'avait données.
Mais il fallait croire que je m'étais trompée. Je ne connaissais strictement rien de Neven Arsher. C'était un parfait inconnu. Un inconnu qui brûlaient deux morts dans mon jardin et qui dardaient sur moi deux canines luisantes d'une longueur surnaturelle.
Neven n'était pas un sorcier.
Neven n'était pas un humain.
Neven était un vampire.
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