Chapitre 18 - Une soirée imprévue
— Et donc tu as terminé le travail ?
J'ai levé les yeux au ciel, agacée.
— Non, maman. Je t'ai déjà dit que l'exposé était prévu pour novembre.
— Ah, oui, c'est vrai ma chérie. Bon, très bien. Tu es à l'heure, je suis contente. Passe une bonne soirée et ne nous attend pas. Les rituels vont durer jusqu'après minuit.
Étrangement, le mot rituel a résonné dans mes tympans, comme si je l'avais déjà entendu il y a peu. J'ai froncé les sourcils.
— Rituels ?
Ma mère s'est raclé la gorge à l'autre bout du fil.
— Alya, tu sais que je ne peux rien te dire. Bref, tout ce que tu as à savoir c'est qu'on rentrera très tard. Je n'ai rien cuisiné aujourd'hui mais le frigo est plein, prépare-toi des pâtes ou une salade.
— Oui, oui. Je vais trouver, t'inquiète.
— Parfait.
Une voix de vieille femme a retenti dans le combiné et ma mère s'est soudain tendue :
— Bon, je dois filer. Je te fais plein de bisous, à demain ma puce.
— À dem...
Je n'ai pas eu le temps de terminer ma phrase : elle avait déjà raccroché. Je suis restée quelques secondes silencieuse, les yeux perdus dans le vide tandis que le bip sourd résonnait à mes oreilles. J'ai essayé tant bien que mal de me défaire du sentiment d'abandon qui m'envahissait, mais c'était difficile...
— Eh, ça va ?
J'ai sursauté. J'avais oublié, l'espace d'un instant, que Neven et moi étions arrivés in extremis à la maison et que j'avais dû me jeter sur le téléphone avant même de le saluer, si bien qu'il était sorti de sa voiture pour venir me rejoindre dans la maison.
— Euh, ouais, ça va, ai-je murmuré, reposant le fixe sur son socle.
Neven a haussé un sourcil.
— T'es sûre ? On dirait pas.
Dans le genre trop honnête, c'était dur de faire mieux. J'ai grogné.
— Mêle-toi de tes affaires. Et puis, excuse-moi mais je n'ai pas le droit d'inviter des gens à la maison donc tu vas devoir t'en aller.
Le visage de Neven s'est barré d'un sourire mutin. J'ai senti le piège se présenter avant même d'avoir posé mon pied dedans.
— Pourquoi ce sourire ?
Neven a observé les alentours avec attention avant de lancer :
— S'il n'y a personne à la maison, alors la punition ne tient plus... si ?
Et voilà. J'étais sûre qu'il allait me sortir une pépite de ce genre. Sauf que Monsieur l'enfant gâté qui se tenait devant moi ne connaissait pas ma mère. Si elle avait vent, ne serait-ce qu'il avait passé le seuil de sa porte alors qu'elle l'avait interdit, elle le traquerait jusqu'au bout du monde pour lui administrer la raclée qu'il méritait, selon elle.
Après lui avoir décoché un regard de pitié, j'ai lancé :
— Non, ça ne marche pas comme ça. Ma mère a des yeux partout et si elle découvre, d'une façon ou d'une autre, que je t'ai fait entrer, elle me tuera.
Et je ne rigolais pas. Pourtant, le garçon n'a pas paru impressionné : son sourire s'est agrandi, creusant une adorable fossette sur sa joue droite.
— Eh bien, faisons en sorte qu'elle ne le découvre pas, alors.
La proposition était pour le moins tentante, étant donné que passer la soirée seule à attendre que toute ma famille de sorciers daigne avoir une pensée pour le vilain petit canard, en l'occurrence moi, n'était pas spécialement mon rêve. Cependant, ce n'était pas Kitty ou Cameron Lee qui se tenait devant moi, c'était Neven Arsher. Et je n'osais pas imaginer si quelqu'un apprenait, d'une manière ou d'une autre, que ce beau parleur avait passé la soirée chez moi.
J'avais eu mon lot d'insultes depuis la fête chez les Lee et j'étais prête à me passer des nouvelles qui fleuriraient obligatoirement. Lui tournant le dos, je me suis dirigée vers la porte d'entrée pour lui ouvrir le passage.
— Tu dois vraiment partir, Neven. Ne m'oblige pas à m'énerver, s'il te plaît.
Son magnifique visage s'est tordu de déception mais il n'a pas moufeté. Il avait compris que je ne changerais pas d'avis. D'un pas résigné, il m'a suivie. J'ai agrippé la poignée, l'ai tournée et la porte a grincé, glissant sur le parquet pour me révéler Silverwood.
De nuit, cette forêt pouvait paraître effrayante : dans le genre fourni, avec des arbres touffus et les ténèbres partout, on avait du mal à y voir clair et les silhouettes crochues qui griffaient les nuages avaient tendance à encourager les habitants à ne pas s'aventurer dedans. Ça ne m'avait cependant jamais posé problème jusqu'ici.
Avec Nathan, on s'était souvent amusés au milieu des bois jusque tard le soir, se cachant dans les buissons et organisant des chasses au trésor interminables. Aussi, j'avais l'habitude de faire face à cette vaste étendue d'obscurité. J'en connaissais chaque recoin et pouvais m'y déplacer les yeux fermés sans me perdre.
Pourtant, aujourd'hui, une drôle de sensation m'a traversée le corps. Un frisson glacé qui s'est glissé sous mon pull pour me remonter l'échine, hérissant chacun de mes poils. Ma main s'est crispée autour de la poignée et j'ai scruté la forêt avec attention, à la recherche de la raison qui avait éveillée cette drôle de réaction en moi.
Mes yeux n'ont rencontré que le vide. Pas un mouvement, pas une ombre, rien. Pendant un instant, je me suis dit que j'avais rêvé, j'ai ignoré mon intuition, ai tenté de l'enfermer dans un tiroir dans mon esprit et de jeter la clé. Sauf qu'au moment où j'allais enjoindre Neven à sortir, j'ai compris.
Ma peau s'est couverte de chair de poule et la terreur m'a envahie : il n'y avait rien. Pas un mouvement, pas une ombre et surtout... pas un bruit ! Ce n'était pas normal. Silverwood était rempli de vie, les animaux y gambadaient à chaque heure de la journée et de la nuit. On pouvait sans cesse discerner leurs déplacements, leurs cris, leurs grattements. Le bois était vivant, il ne se passait pas une minute sans qu'il nous accompagne de son chant frétillant, ardent d'existence.
Et là, il était silencieux, mutique. On aurait dit qu'il retenait son souffle. Il y avait un problème.
— Alya, tu vas bien ?
Tout mon corps a tremblé et j'ai fait volte-face, claquant la porte derrière moi.
— Euh, oui. Je...
Je ne savais pas quoi dire. Je n'avais pas envie de laisser Neven s'enfoncer dans la nuit, pas envie que la forêt l'engloutisse. Une part de moi, étrange, que je connaissais à peine, me criait que si je le laissais s'en aller maintenant, il y avait de fortes chances pour qu'il ne revienne jamais.
Le cœur battant à tout rompre, j'ai improvisé :
— J'ai mal à mon bras. Je pense que ma plaie s'est rouverte. Tu pourrais m'aider à la soigner et à cuisiner le repas de ce soir ?
Neven a froncé les sourcils, étonné.
— Quoi ? Mais je pensais que tu voulais que je parte.
J'ai jeté un regard effrayé derrière moi et soudain, son visage s'est fermé. La surprise s'est évaporée et ses traits se sont durcis, me présentant une expression totalement insondable. Neven a fixé la porte, pourtant ses yeux semblaient ailleurs, on aurait dit qu'il pouvait voir à travers, qu'il s'aventurait dans les bois. J'ai frissonné.
Et s'il voulait partir ? Et s'il m'avait proposé de rester simplement pour me taquiner ? Que ferais-je ? Je n'aurais pas d'autre choix que de le laisser quitter la maison, quitter le refuge. La panique a obstrué ma gorge et j'ai serré encore plus fort la poignée, réveillant la douleur de ma blessure.
— C'est ce que je voulais, mais je viens de me rendre compte que ça va être impossible ce soir pour moi si personne ne m'aide. J'ai vraiment besoin que tu restes. Tu peux faire ça pour moi ?
Je lui ai lancé un regard suppliant. Neven, qui jusqu'ici fixait la porte avec intérêt, a soudain cligné des yeux, comme s'il ne se rappelait que maintenant que j'étais avec lui. Il a contracté la mâchoire, l'a décontractée puis son regard a glissé le long de mon corps pour se focaliser sur mon bras. Une lueur étrange a alors traversé ses iris.
— Alya, tu saignes.
— Quoi ?
Je n'ai pas eu le temps de lever mon bras : Neven m'avait rejointe en un temps record et remontai ma manche pour découvrir ma peau meurtrie. Alors j'ai pu le voir moi aussi : la plaie s'était rouverte et la compresse que je m'étais posée était imbibée. J'ai juré. Mon pull était foutu.
— Merde, je dois...
— Il faut s'occuper de ta blessure, a complété Neven.
J'ai opiné du chef. Oubliant son départ imminent, je l'ai guidé vers l'étage pour nous rendre à la salle de bains, là où nous attendait l'armoire à pharmacie. Le garçon s'est saisi du matériel et nous sommes redescendus dans le salon, nous installant tant bien que mal sur le canapé, le sang s'étendant sur toute la longueur de mon bras.
— Pose ta main sur ma cuisse, m'a ordonné Neven.
Je lui ai obéi sans réfléchir, redoutant de faire une tâche sur le précieux sofa d'Elena Clarke. Avec précaution, le jeune homme a sorti le désinfectant et le coton de la trousse et il s'est attelé à la tâche, vaporisant la brume abrasive sur ma plaie à vif. J'ai grondé, comme un animal, supportant assez mal la douleur.
— Du calme, du calme, c'est presque fini, m'a murmuré Neven, d'une voix apaisante.
Son timbre doux et profond m'a soudain calmée et je me suis laissée faire, l'observant derrière mon rideau de cils noirs tandis qu'il entourait mon bras de bandage. Lorsqu'il a terminé son travail, il a reposé ma main sur mes genoux, veillant à ce que nos peaux s'évitent.
— Tu ne m'as pas dit que tu avais peur du sang ? ai-je fini par demander, ne pouvant retenir cette question qui me démangeait les lèvres.
J'ai vu passer l'ombre d'un sourire sur les siennes.
— Mais c'est que tu fais attention à ce que je te dis.
Il paraissait étonné. J'ai haussé les épaules.
— Pourquoi est-ce que je ne ferais pas attention ?
Cette fois, le sourire s'est affirmé, étirant la commissure de sa bouche.
— C'est gentil.
Il semblait sincèrement touché. Mais il ne répondait tout de même pas à ma question, je m'apprêtais à la répéter quand il s'est brusquement levé, rompant notre connexion visuelle.
— Bon, tu peux me dire où est la cuisine ? Il est déjà vingt heures trente et on n'a rien mangé depuis le goûter. Il serait tant de se mettre aux fourneaux.
À mon tour, je me suis levée, grimaçant au moment de redescendre la manche de mon pull bousillé.
— C'est juste de l'autre côté du couloir, ai-je répondu, courant à moitié pour le rattraper.
— Très bien !
Neven a disparu et j'ai entendu le bruit du frigo qui s'ouvrait.
— Eh, attends-moi !
J'ai encore accéléré le pas et, au moment où j'atteignais la cuisine, je me suis pris les pieds dans le tapis, m'effondrant de tout mon long.
— Aïe.
Deux yeux argentés sont apparus devant moi, suivis d'un énorme sourire moqueur.
— Bah alors, je te fais tellement d'effet que tu oublies comment marcher ?
— Dans tes rêves !
Le garçon m'a tendue son bras en riant mais je me suis relevée par mes propres moyens, me rappelant que son contact engendrait toujours des situations gênantes. Il n'a pas paru s'en offusquer.
— Bon, il serait temps qu'on se mette au travail, a-t-il repris en se frottant les mains.
— Ce n'est pas une mauvaise idée, oui, ai-je répliqué.
Il m'a décoché un clin d'œil et nous nous sommes tournés vers le frigo, prêts à nous mitonner un bon petit plat. La chaleur de la maison, additionnée à celle du sourire de Neven ont réussi, peu à peu, à me détendre et lentement, alors que nous cuisinions, l'étrange sensation qui m'avait saisie a disparu.
Cependant, une petite voix en moi, minuscule, dissimulée derrière les méandres de mon attirance grandissante pour le beau Arsher, m'a soufflé que ce n'était pas fini, que ça ne faisait que commencer. Et même si je me suis pleinement concentrée sur mon couteau pour émincer les tomates, j'ai senti mon cœur manquer un battement.
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