Chapitre 10 - Le règlement de comptes
— Alya, Juliette ! Il est midi ! Réveillez-vous !
La voix de ma mère a inondé mon cerveau, un véritable jet de lave en fusion qui s'est répandu dans ma tête et m'a brûlé les yeux. J'ai gémis et me suis retournée sur moi-même, attrapant mon oreiller pour me protéger du bruit.
— Les filles !
J'ai entendu Juliette se plaindre mais je n'y ai pas fait attention. Tout ce que je voulais, c'était rester dans le monde des rêves, loin de cette douleur qui semblait déterminée à bourdonner dans mes tempes. Des jurons ont retentis sous nos pieds, Nathan a parlé et ma mère lui a hurlé dessus. Quelques secondes plus tard, un vacarme nous est parvenu depuis les escaliers.
J'ai grogné, me suis entortillée dans ma couverture et ai tenté d'ignorer les drames de la maison encore quelques heures pour me remettre de cette fantastique gueule de bois qui monopolisait mon organisme. Hélas, la porte de ma chambre s'est ouverte violemment et je l'ai entendue claquer contre le mur, faisant naître une explosion de souffrance dans mon crâne.
— J'ai dit debout ! a aboyé ma mère.
Soudain, mon corps s'est redressé sans que je puisse le contrôler. J'ai crié, Juliette a fait de même et nos regards se sont croisés. Il fallait croire que les vieilles habitudes avaient la vie dure. Ma cousine s'est revêtu d'une expression désespérée et je l'ai imitée tandis que je repoussais ma couette pour me lever comme un automate.
J'ai tenté de résister à la force qui me guidait mais j'étais bien placée pour savoir que cela ne servirait à rien : les pouvoirs de ma mère étaient les plus puissants de la maison et personne ne pouvait s'y dérober.
Rapidement, Juliette et moi avons quitté notre chambre et descendu les marches malgré notre faiblesse, notre fatigue et nos maux de tête évidents – au vu de la pâleur de ma cousine, j'étais plus ou moins sûre qu'elle avait bu tout autant que moi la veille. Ma mère était en tête de file et ne nous adressait aucun regard, avançant rapidement et disparaissant en bas des marches.
On a rencontré Nathan sur le chemin qui nous a adressé des regards désolés.
— J'ai essayé de l'en empêcher, s'est-il excusé.
J'ai cligné des yeux pour lui signifier que je ne lui en voulais pas puis j'ai continué ma route. De toute façon, ce n'est pas comme si j'avais le choix. On a fini par émerger dans la cuisine où la table était préparée et où une douce odeur d'oeufs brouillés, de bacon et de baked beans se répandait.
J'aurais sûrement apprécié si j'étais dans mon état normal. Mais là, tout de suite, j'étais au fond du gouffre. J'avais l'impression qu'on avait enclenché un marteau piqueur dans ma tête et qu'un grand huit faisait des loopings dans mon estomac. Autant dire que le parfum intense de nourriture m'a donné une nausée dévastatrice.
Un coup d'oeil à ma gauche m'a confirmé que Juliette était aussi ravie que moi de se retrouver au milieu du brunch. Son corps a même été secoué d'un haut-le-coeur. Ma mère était une vraie tortionnaire. Elle nous a forcées à nous asseoir à nos chaises et seulement là, elle nous a libérées.
Mon corps est brusquement devenu très lourd et j'ai dû lutter pour ne pas m'écrouler par terre. Lorsque j'ai relevé la tête, essayant d'ignorer tant bien que mal mon envie de vomir grandissante, j'ai rencontré les regards sévères de mes parents. Ça sentait les ennuis.
— Bonjour, les filles, a amorcé mon père.
— Bonjour, avons répondu Juliette et moi à l'unisson.
J'ai tendu la main pour attraper un verre d'eau mais ma mère m'a arrêtée d'un geste.
— Attends un peu avant de te servir. On doit parler.
Je me suis renfoncée dans mon siège. Le ton qu'elle avait employé était synonyme de troisième guerre mondiale en approche. Mieux valait que je me montre obéissante.
Ma mère a repoussé ses longs cheveux blonds qui lui tombaient dans les yeux puis s'est éclairci la voix, prête à nous sermonner.
— Ce qui s'est passé hier est impardonnable. Est-ce que vous pourriez m'expliquer pourquoi Juliette est revenue après deux heures et Alya avant minuit, dans les bras d'un garçon dont je n'ai jamais entendu parler ?
Je me suis étouffée avec ma salive. Finalement, c'était une bonne chose qu'on ne m'ait pas laissé boire. Plaquant mes mains sur la table, je me suis exclamée :
— Dans les bras de qui ?
L'expression d'Elena Clarke s'est encore assombrie – ce que je ne croyais pas possible.
— Alya, serais-tu en train de me dire que, non seulement tu n'étais pas consciente quand tu es arrivée ici, mais qu'en plus, tu ne te souviens plus de rien avant ? Quelles substances as-tu ingéré, enfin ?
J'ai cligné des yeux, interdite. C'est vrai ça, quelle substance avais-je ingéré pour me retrouver dans cet état ? Je me suis murée dans le silence, tentant de rassembler mes souvenirs de la veille. Je me rappelais l'arrivée impromptue de Neven devant chez moi, l'accueil chaleureux de Cameron, le beer pong puis... plus rien. Tout était noir.
Horrifiée par cette sensation inconnue de perte totale de contrôle, je me suis tordu les mains dans tous les sens sous le regard accusateur de mes parents.
— Je... je ne comprends pas. J'ai... j'ai un peu bu hier (c'était un euphémisme mais je n'allais tout de même pas avouer à mes géniteurs que je m'étais « bourré la gueule »). Mais je n'ai rien pris d'autre. Je me souviens de tout jusqu'à mon départ. Ensuite, c'est le trou noir. Qui m'a raccompagnée ?
Ma mère a gémis et mon père s'est caché le visage dans ses mains. J'avais l'impression d'être leur plus grande honte. C'est le moment précis qu'a choisi ma nausée pour se remettre à me titiller l'estomac, comme si je n'avais pas déjà assez à gérer en ce moment... Serrant mes bras autour de mon ventre, j'ai attendu les foudres de ma famille.
— Pour ta gouverne, c'est un jeune et très beau garçon qui t'a ramenée ici. Tu as de la chance de ne pas être tombée sur un pervers, les choses auraient pu finir différemment. Je n'ose même pas imaginer...
Ma mère n'a pas terminé sa phrase, son visage déformé par l'émotion. Elle avait raison sur toute la ligne. Je n'en revenais pas de m'être mis dans un tel danger. Ce n'était pas mon genre. Et, certes, j'avais bu hier, mais je ne m'étais pas rendue compte que c'était au point de perdre la mémoire. Ça ne m'était encore jamais arrivé.
— Je suis vraiment désolée (ai-je soufflé), ça ne se reproduira plus.
— Encore heureux ! (a renchéri mon père, me couvrant d'un regard noir) Te rends-tu compte de la frayeur que tu nous as faite, quand tu es arrivée dans les bras de cet inconnu, complètement inconsciente ?
Bon sang, mais de qui parlait-on à la fin ? Serrant les poings, j'ai accepté l'idée d'enfoncer encore un peu plus leur estime de moi en posant la question qui me tiraillait les méninges :
— Est-ce que ce garçon vous a donné son nom ?
Ma mère a pincé les lèvres l'air de réfléchir, et j'ai compris que je n'en saurais pas plus. J'ai juré intérieurement. Merde ! Qui était ce bel inconnu qui m'avait ramenée à bon port comme une pauvre demoiselle en détresse ?
— C'était Neven, a lancé Juliette discrètement.
Je me suis raidie. En vérité, j'étais heureuse de l'entendre, mais c'est élan de satisfaction ne me plaisait pas beaucoup : pourquoi est-ce que ça me réjouissait autant d'apprendre qu'il s'était occupé de moi hier soir ? Ne me dites pas que je commençais à avoir des sentiments pour lui ! Je ne le connaissais pas, ce mec. Et puis surtout, il sentait les embrouilles à des kilomètres à la ronde. Je n'avais pas envie d'être une de ses nombreuses groupies à qui il n'hésiterait pas à briser le cœur...
— Tu es sûre ? ai-je chuchoté.
— Aucun doute. Tu as disparu de la fête sans prévenir personne de ton départ. Donc je me suis inquiétée et Cameron m'a expliqué que tu te sentais mal et que c'est pour ça que Neven te raccompagnait.
J'ai froncé les sourcils.
— Je ne me souviens pas de grand chose à propos d'hier, mais il me semble que Cam était défoncé... comment peux-tu être certaine qu'il a dit la vérité ?
Juliette a soudain tourné la tête, évitant mon regard. Mon cœur a manqué un battement. Elle allait dire quelque chose qui ne m'enchanterait pas, j'en aurais mis ma main à couper.
— Parce que Neven est réapparu environ une heure après.
J'ai haussé un sourcil. C'était pour me dire ça, qu'elle m'avait tourné le dos ? Ça n'avait aucun sens, en quoi ça m'aurait dérangée ? Je me suis penchée vers ma cousine, persuadée qu'elle me cachait un détail majeur.
— Ju, il y a autre chose que tu voudrais me dire ?
Elle a hésité, s'est trémoussé sur sa chaise puis a murmuré :
— Je ne sais pas si tu t'intéresses à Neven mais je te conseille d'arrêter tout de suite. Ce mec est un abruti, il a dansé avec la moitié des filles de la soirée et avait presque une cour de prétendantes qui le suivait partout où il allait dans la maison.
Si je m'étais attendue à ça. La question suivante a échappé mes lèvres sans que j'ai eu le temps de comprendre pourquoi je la posais :
— Est-ce qu'il a embrassé une de ces filles ?
Juliette s'est vivement tournée vers moi.
— Aly, t'as entendu ce que je t'ai dit ? On s'en fiche qu'il les aie embrassées ou pas. Il jouait avec tout le monde, ce n'est pas correct.
— Mais il n'a embrassé personne.
Je n'avais aucune idée de ce qui me poussait à me montrer si insistante mais j'avais besoin de savoir. Juliette a soupiré et a répondu à contre cœur :
— Non, effectivement. Il n'a embrassé personne.
Jamais je ne le dirais à voix haute, mais ces deux phrases m'ont emplie d'un soulagement démesuré.
— Ça va, on ne vous dérange pas les filles ? Vous pensez vraiment que c'est le moment de parler de vos histoires de cœur ?
Ma cousine et moi nous sommes tournées vers nos parents d'un seul mouvement et les avons découverts, bras croisés et regards foudroyants. Oups.
— Désolée... ce n'était pas important, a marmonné Juliette.
— Non, c'est sûr (a lancé mon père, furibond), ce qui est important, c'est que vous êtes punies.
Ça, au moins, c'était la seule nouvelle de la matinée qui ne me surprenait pas. Juliette, par contre, paraissait tomber des nues.
— Comment ça « punies » ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire plus de sorties pendant deux mois, vous devrez rentrer à la maison avant dix-huit heures et pas le droit d'inviter des amis.
Ouch. C'était dur quand même. Je n'avais pas cru que cela durerait deux mois. Il allait falloir que je reporte ma super soirée Halloween avec Kitty, ce qui était vraiment nul.
— Deux mois ? s'est exclamée Juliette, dépitée.
— Oui, deux mois, Juliette. Ça te pose un problème ? Tu veux qu'on se concentre sur ton cas ? On n'a parlé que d'Alya jusqu'ici, mais ça ne nous dérange pas d'évoquer le fiasco de ton retour tardif, a déclaré ma mère d'un ton menaçant.
Juliette a violemment pâli et elle a fermé la bouche, oubliant toutes les plaintes qu'elle était prête à énumérer quelques secondes auparavant.
— Il s'est passé quoi ? lui ai-je soufflé.
Elle m'a fait signe qu'on en parlerait plus tard de la main et je me suis tue.
— Bon, si tout le monde est d'accord, mangeons à présent. Et je veux que vous vidiez vos assiettes, les filles. Elena n'a pas cuisiné toute la matinée pour que vous laissiez des restes, a ordonné mon père.
Mon estomac s'est retourné. C'est décidé. Mes parents étaient de véritables sadiques. Plantant maladroitement ma fourchette dans le bacon coulant de graisse, j'ai grimacé. Puis, comme le silence s'installait dans la pièce, ne laissant filtrer que le bruit de nos couverts qui raclaient la céramique, j'ai laissé mes pensées divaguer.
Alors, les paroles de Juliette ont résonné à mon esprit : Neven avait dansé avec toutes les filles de la soirée. Néanmoins, si ce qu'elle disait était vrai, il n'en avait embrassée aucune. Je me souvenais encore très bien de la sensation qui m'avait enivrée quand je l'avais touché dans la voiture et j'espérais secrètement que c'était cette raison qui avait empêché Neven de sauter le pas avec les autres.
Je voulais qu'il pense à moi, qu'il ne pense qu'à moi. Je voulais le voir, seule à seul. Je voulais le retrouver, le coincer dans un endroit privé et finir ce que nous avions commencé. Je voulais sentir ses lèvres sur les miennes, ses mains autour de ma taille, sa langue, caressant la mienne. Je voulais connaître son goût, découvrir son odeur, me rendre ivre de son contact.
Pendant un instant, des images de notre baiser renoncé ont tournoyé dans mon esprit, puis, le bruit d'un couteau crissant contre une assiette m'a ramenée à la réalité. J'ai cligné des yeux et me suis rendue compte que c'était moi qui étais à l'origine de ce bruit insupportable.
— Alya, tu pourrais faire attention ! s'est agacée ma mère.
Je me suis immédiatement excusée.
Non mais j'étais folle ou quoi ? Je devais oublier Neven Arsher ! Il me faisait beaucoup trop réagir et en trop peu de temps. C'était dangereux, illogique et inhabituel. OK., j'avais tendance à suivre mon instinct et me montrer impulsive – Kitty me tuerait si je ne le reconnaissais pas – mais je n'étais pas non plus dénuée de lucidité.
Or, ma relation avec Neven était tout sauf lucide. Je devais y mettre un terme, et vite. Quoi que, je n'étais même pas sûre d'en avoir besoin : que je sache, il ne s'intéressait pas à moi comme je m'intéressais à lui. Tout ce qu'il avait fait, c'était m'accompagner chez les Lee et me ramener chez moi ensuite. Il ne m'avait pas déclaré sa flamme.
Donc, en soit, il y avait des chances pour que lundi, quand nous rentrerions en classe, nous ne nous adressions plus la parole. Ce serait parfait : j'étais presque sûre qu'il ferait comme s'il ne me connaissait pas et, étant donné que je ne voulais pas me brûler les ailes, je le suivrais dans son petit jeu. Tant mieux.
J'ai avalé une bouchée de bacon, malgré mon mal de ventre, comme pour officialiser ma décision : lundi, quand j'arriverais en cours, Neven et moi serions de parfaits inconnus.
Après tout, c'était la vérité.
Alors pourquoi cette idée de me dérangeait ? Pourquoi devais-je me répéter en boucle que c'était une « bonne idée » pour m'en convaincre ? Pourquoi cette décision me coûtait tant ?
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