À genoux et les poignets ligotés dans le dos, Yuan Sunjie tenta de se débattre des mains qui se saisissaient de lui et s'écria, à bout de patience :
« Ne les touchez pas ! Où est Ying Luo ? Je suis venu ici pour Ying Luo, je veux le voir !
— Vous aurez une chance de le voir si vous me suivez sans faire d'histoires » répliqua froidement le ravisseur.

Cet individu était grand et fort comme un chêne. Ses yeux, seule partie de son corps visible, brillaient comme deux étoiles. Il pressa fortement sur l'épaule de Yuan Sunjie et exerça quelques points de pression, immobilisant son corps dans la position qu'il avait.

'' Il a bloqué mes articulations !'' pensa-t-il avec ironie, réalisant qu'une de ses tactiques favorites fut utilisée contre lui.

Tant que ses compagnons étaient sains et saufs et qu'il ne s'était pas assuré que Ying Luo allait bien, Yuan Sunjie ne voulait pas encore jouer sa carte maîtresse et se maîtrisa. On le traîna avec tous ses compagnons dans une grande salle souterraine, où de fortes odeurs d'huile de combustion, de charbon et de sueur imprégnaient l'air.

Les dimensions étaient impressionnantes. Ce vide souterrain aurait pu contenir deux palais. Le froid mordant entretenu par le dur des murs était combattu par des braseros aux motifs de visages humains, alignés par rangées, et des lampes en forme de taureaux avec la queue dressée, regroupés par-ci par-là. Ces lampes avaient un ingénieux entonnoir en guise de coiffe, reliée à la tête des animaux pour faire circuler les vapeurs jusqu'à leurs ventres creux remplis d'eau, empêchant ainsi la fumée de se dissiper pour enfumer la pièce.

On porta Yuan Sunjie avec ses compagnons, sur une plateforme surélevée, aménagée près d'un mur. Qian Jingliu reprenait sa contenance beaucoup plus vite que les autres et se tenait droit. Yuan Sunjie glissa un visage inquiet vers lui et leurs yeux se croisèrent une nouvelle fois.

Silencieusement, un rictus redressa le coin de la bouche de Yuan Sunjie et il lui jeta un regard qui voulait signifier que « tout ira bien ». Or, à voir l'expression qu'affichait Qian Jingliu, ce dernier n'avait pas l'air d'être plus effrayé que lui.

Une pensée d'outrage traversa alors l'esprit de Yuan Sunjie. Pourquoi devait-il se sentir obligé de le réconforter dans cette situation ? Non par méchanceté, mais juste qu'il savait pertinemment que Qian Jingliu était hautement capable de gérer la tension et qu'il ne devrait pas lui faire l'affront de douter de lui. Pourtant, il ne sut dire d'où il le lit dans son regard, mais Qian Jingliu semblait affirmer exactement la même chose.

« Tout ira bien. Ne t'en fais pas. Tu peux compter sur moi. »

L'homme masqué installa Yuan Sunjie autour d'une table basse, juste à côté d'un individu chauve, rond et gras, au visage souriant. On le libéra de sa posture figée avant de détacher ses liens. Ce nouveau personnage portait la même tenue sombre que ceux qui se faisaient appeler la Goutte de Sang et il gardait les mains cachées dans ses manches. Il avait sur son front, un ruban de couleur noir avec au milieu, sur un fond de soleil d'or, une tache de sang mélangé à du vermillon pour accentuer l'éclat du rouge.

Des hommes posèrent Wang Xiao, Qian Jingliu, Zhu Yaling, Liu Baihu et Cen Shui autour de la table à côté de Yuan Sunjie. À cause des potions d'inhibition, ils durent être maintenus en position assise et attachés à des dossiers de fauteuils sans pieds. Ils ne pouvaient que cligner des yeux et ils restaient incapables d'utiliser les muscles de leurs visages pour parler ou s'exprimer. Toutefois, aussi longtemps que ses compagnons allaient bien, Yuan Sunjie ne s'inquiéta pas pour leurs sorts et dévia son regard d'eux.

Depuis le haut de l'estrade, Yuan Sunjie compta environ deux cents hommes, vêtus du même ruban frontal, un genou et un poing posés au sol, têtes baissées comme s'ils attendaient un ordre de l'homme corpulent. Si cet individu n'avait pas un air arrogant sur son visage, Yuan Sunjie l'aurait confondu avec un moine au premier coup d'oeil. À ce moment, le premier homme masqué apporta du thé, du vin et une nouvelle potion qu'il voulut forcer ses cinq compagnons à boire.

« N'ayez pas d'inquiétude, ce n'est qu'un antidote contre la paralysie. Vos compagnons de route retrouveront l'usage de leurs muscles dans un instant. Votre autre ami... Ying Luo ? Le voici que voilà » chantonna l'homme chauve en pointant la main vers une porte, d'où sortait au même moment, un sbire portant le corps inerte de Ying Luo.

En voyant son ami, Yuan Sunjie l'examina des yeux et se rassura du fait qu'il était dans le même état que ses cinq autres compagnons. Quand Yuan Sunjie poussa un soupir de soulagement en constatant Ying Luo sain et sauf, une dure expression sans joie s'afficha sur le visage de Qian Jingliu, que ce dernier ne remarqua pas. Seul Zhu Yaling discerna cette manifestation et s'en étonna.

Ying Luo fut déposé sur une chaise à côté de Wang Xiao et on lui enfonça le même breuvage dans la gorge. Yuan Sunjie vit dans son regard qu'il était à la fois soulagé et furieux de les voir ici. Sans doute, n'appréciait-il pas que ses amis aient foncé, têtes baissées, dans un piège dangereux à cause de lui.

« Ne vous méprenez pas jeune maître, intervint l'homme de la Goutte de Sang, ce qui tira chacun de ses réflexions personnelles. Je n'ai pas l'intention de tuer vos amis, ni de vous préparer pour vous offrir aux mains de mon maître. Mon nom est Shen Tou, du clan de la Goutte de Sang. J'obéis à la famille Sui, mais soyez assuré que ma loyauté première va à la dynastie Pan... »

Interpellé par les actes et les paroles de cet homme, Yuan Sunjie se retourna vers le malfaiteur et décida de faire patienter quelque peu sa vengeance.

« Les gouttes de sang sont loyales à votre famille, à vos ancêtres et maintenant, dit-il en posant une tasse de thé fumant devant lui, entièrement à vous. »

L'homme devait être un quadragénaire et il parlait d'une voix lente et profonde. Il paraissait visiblement être leur chef.

« Du thé ? proposa-t-il. C'est le meilleur thé qu'on trouve dans le Nord chaud. Je sais que vous êtes amateur de thé, je l'ai fait venir exprès d'une lointaine contrée pour vous... Ce n'est vraiment qu'un bon thé. »

Yuan Sunjie accepta le breuvage et incita l'homme à parler par ce geste.

« Ces hommes que vous voyez devant vous, sont les assassins d'élite de la famille Sui.  Nous, la Goutte de Sang, tous ici,sommes connus pour être les assassins les plus redoutables de l'ombre et les seuls à connaître l'identité réelle de la Tête de Dragon, le Maître de la Montagne. Ne se dévie jamais d'une cible, précision implacable. Ils sont tous prêts à me donner leur vie si je la leur demande. Même sous la torture des hommes ou des démons, qu'ils aient une épée plongée en plein ventre ou bien qu'ils soient à genoux devant la vue sanglante de leurs propres enfants décapités, jamais ils ne trahiront leur maître, mais un ordre de moi et ils tourneront leurs lames sur la famille Sui en votre nom.
— Pour quelle raison te retournerais-tu contre tes maîtres ? questionna Yuan Sunjie, de plus en plus intrigué.
— Les ancêtres de mon clan ont juré fidélité et allégeance à la famille Pan, il y a plusieurs générations de cela. C'est une promesse que j'ai héritée des temps anciens*. Notre loyauté est à la lignée avant le titre. Mes ancêtres ont servi la famille Pan avant moi et mes descendants serviront le nom Pan après moi, dit-il en faisant un kowtow, aussitôt imité par les deux cents autres 'gouttes de sang', à la grande surprise des Tigres et des junzis. Tel est notre but et notre destinée. »

'' Tu poignardes ton maître dans le dos, avec du miel à la bouche et une épée dans le ventre, et tu me demandes de croire en ta parole ?'', méprisa Yuan Sunjie les yeux abaissés sur lui avec un dégoût affiché.

En son for intérieur, le coeur de Shen Tou battait la chamade et il se sentait revivre, revigoré comme un jeunot, soulagé de voir devant lui, le digne phœnix de la famille Pan ; son salut, qu'il attendait depuis tant d'années ! Sa patience après ces dix-sept années sera enfin récompensée ! Désormais, il pouvait honorer les dernières volontés de son véritable maître et la promesse faite par ses aïeux. Avant sa mort, il sera finalement parvenu à réaliser son rêve le plus cher : retrouver l'héritier du véritable Tête de Dragon pour faire renaître le clan Pan ! De surcroit, le jeune phœnix en question se révéla être bien au-delà de ses espérances !

L'homme chauve se redressa tout en restant à genou. Il vit dans les yeux du jeune cultivateur, son mépris évident à son égard. Cela lui décocha un sourire de dents jaunies. Il avait les yeux pétillant tandis qu'il jaugeait le jeune homme attentivement avec une satisfaction grandissante. Le malfaiteur nota que le phœnix avait d'ores et déjà tous les traits d'un véritable chef de famille.

Yuan Sunjie était une pousse qui débordait de confiance et ne semblait avoir peur de rien, ni craindre personne. Le jeune maître était en tout point tel qu'il rêvait ! Shen Tou pensa, ''Ses amis et lui-même sont nos otages et à notre entière merci. Ils n'ont aucune échappatoire et ils n'ont plus aucun moyen de se défendre. Pourtant, même là, encerclé par les pires assassins, il ne tremble pas et il me regarde comme s'il pouvait m'écraser tel un vulgaire moustique. Brave, brave ce petit !''

« Qui es-tu exactement ? demanda Yuan Sunjie en promenant son regard dans la foule.
— Je me nomme Shen Tou, jeune Tête de Dragon.
— Jeune Tête de Dragon, répéta Yuan Sunjie. Ainsi... ce Pan Gong et cette Hou Yuanna seraient mes parents, c'est bien cela ? Quelle preuve avez-vous ? »

Étalant son sourire repoussant, Shen Tou lui dit :
« Sui Han ne s'est pas trompé. Vous êtes le petit-fils de feu Tête de Dragon, Pan Jingcao. Maintenant qu'il est mort, j'ai le droit de le révéler. Les Sui révèlent leur titres secrets comme de vrais vulgaires en le criant sur tous les toits. Ils n'ont pas l'élégance du savoir-faire d'une dynastie. Mais vous, vos yeux trahissent votre lignée, vous avez ceux de votre mère. Hou Yuanna était la fille d'un respectable seigneur de guerre et elle épousa votre père, Pan Gong, qui lui, descend d'une très longue lignée de Têtes de Dragon. »

Sa mère ? Son père ? Sa famille ? Yuan Sunjie connaissait ces mots sans en connaître le sens, ni le goût.

Les paroles de cet homme avaient éveillé sa curiosité. La rage qui l'habitait plus tôt s'était mue en un avide intérêt pour entendre davantage. L'homme chauve esquissa un sourire satisfait à nouveau, pressentant d'avoir atteint l'effet voulu. Il poursuivit alors, non sans dissimuler une certaine fierté :
« Laissez-moi vous raconter... »

Ses genoux et ses chevilles écrasées ne tenant plus son poids, il marqua une pause pour s'asseoir correctement. Puis après quelques gestes des manches pour essuyer son front brillant qui commençait à perler d'eau, Shen Tou commença son récit :
« Avec l'union de vos familles, l'influence des Pan ne fit que s'étendre et cela n'a pas tardé à attiser la haine et la jalousie des ennemis envers la famille. La famille Pan connaissait ses meilleurs jours et son réseau du Boisseau de Riz s'agrandissait au-delà des mers. À l'époque, notre spécialité, c'était le trafic et la contrefaçon d'outils spirituels, comme les Redondants* mais, nous nous diversifions dans pas mal de choses ; les assassinats, le pillage, la piraterie, le trafic d'objets rares et précieux, des antiquités, d'armes et d'esclaves aussi... » Shen Tou prit le temps de boire une gorgée de thé pour se rafraîchir avant de poursuivre. Il avait de plus en plus chaud.

« À cause de votre mère, le trafic d'esclaves avait été quelque peu... changé. Nous avons dû arrêter les jeunes enfants. Elle avait souhaité sans le vouloir, dans un accès de colère, la mort de tous ceux qui avaient un jour acheté un enfant esclave avec le Boisseau de Riz lorsqu'elle l'a découvert. La Tête de Dragon, le père de votre père, lui a offert ce cadeau quand il apprit que Hou Yuanna était tombée enceinte. Parmi ceux que la Tête de Dragon avait fait tuer, bon nombre voulut se venger de votre famille et essuyer l'affront... » Vers la fin de sa phrase, il s'était ralenti car son souffle se faisait court.

En entendant ces mots lourds parlant de meurtres, de trafic d'enfants, de grand-père et de mère dans le même élan, la pointe des oreilles de Yuan Sunjie se mirent à rougir, il serra les dents et ne répondit pas. Frappé par la torpeur, il n'osait pas basculer les yeux vers ses compagnons, de peur d'y voir le même effroi qui montait au creux de son ventre.

« Les affaires étaient autrement autrefois... Aujourd'hui, les Sui donnent moins dans le pillage et plus dans le commerce et la propagation d'opium, mais aussi surtout dans le plaisir de la chair... de tout âge et pour tous les âges. Les Sui sont très fiers de pouvoir toujours apporter une marchandise nouvelle et fraîche pour ses clients, mais aussi pour tous leurs penchants... vous voyez ? Ah, mais voyons, je m'écarte du sujet... »

Shen Tou s'essuya le crâne et gesticula pour détendre son dos avant de reprendre.

« ...Quand la nouvelle que votre mère avait eu un fils s'est répandue, les clans rivaux n'ont pas tardé à s'unir pour renverser la Tête de Dragon et le Boisseau de Riz. L'une des familles de la Triade, la famille Sui, s'est retournée contre la Tête de Dragon et s'est alliée aux clans rivaux. Les ennemis nous ont attaqués alors que nous étions en train de célébrer votre venue au monde lors d'un banquet, continua-t-il avant de marquer une pause. Le soir du massacre, les traîtres armés de torches et de sabres se sont infiltrés aux écuries pour mettre le feu aux chevaux, et les bêtes paniquées ont répandu l'incendie dans tout le camp. Ils ont profité de la célébration et de la panique pour nous attaquer par surprise en tuant tout ce qui pouvait être tué. Ils ont éliminé la Tête de Dragon, Pan Jingcao. Puis, feu mon jeune seigneur, Pan Gong, qui essayait de protéger Hou Yuanna et vous. Ils sont morts en dignes combattants. »

En signe de respect, Shen Tou versa des coupes d'alcool et les répandit par terre, avant de poursuivre :
« Par miracle, votre mère a réussi à vous faire fuir avec un cultivateur qui a disparu en vous prenant avec lui, et on n'a plus jamais entendu parler de lui ou de vous pendant de longues années. Mais seulement, personne ne vous a jamais réellement cru mort. Ils ont toujours soupçonné que vous étiez encore vivant quelque part... Nous avions reçu une dernière mission, alors ceux parmi nous qui avons survécus, se sont rendus à l'ennemi pour vous protéger dans l'ombre. Et vous avez survécu. »

Il marqua une pause et Yuan Sunjie en profita alors pour lui poser toutes les questions qui lui brûlaient les lèvres.

« Dans ce cas pourquoi me retrouver ? Tu aurais pu me laisser tranquille et personne n'aurait entendu parler de moi. Que me veux-tu exactement ?
— Avant qu'il ne meure, votre grand-père a fait promettre à ce serviteur de retrouver sa descendance afin qu'il puisse rétablir le nom et l'honneur des Pan quand il sera apte. L'heure est enfin là.
— Rétablir l'honneur des Pan... Tu veux dire ressusciter la famille Pan et toute cette bande de criminels ?
— Vous êtes l'héritier légitime des Pan. Seigneur Sui Han a raison sur ce point : vous avez les yeux uniques de votre mère. Vous êtes l'héritier de la véritable Tête de Dragon, l'enfant qui a disparu ce soir-là, fit-il encore en se prosternant, au grand dam de Yuan Sunjie qui avait mal au front, tellement il fronçait les sourcils.
— Tu as parlé d'un cultivateur, sais-tu son nom ? fit-il sèchement pour changer de sujet.
— Il se faisait appelé le Cerf des Quatre Directions. Cet honnête homme honorable se nommait Shi Chang. »

Yuan Sunjie reçut comme un coup de massue sur la tête. Cette nouvelle réponse ne lui plut pas plus que la précédente. Il se frotta l'espace entre les sourcils avec l'index, puis serra l'arrête de son nez avec ses deux doigts. Il sentit son coeur battre un sang lourd avec force à travers ses veines. Les choses s'embrouillaient et s'emmêlaient dans son esprit. ''Shifu ! ...Mais d'où sors-tu là, tout à coup !?''

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Notes et Références :
⎨ * hérité des temps anciens : héritage familial.
.* Redondants : Un outil des cultivateurs, qui avait la capacité de reproduire, dans une moindre mesure, la magie d'un véritable objet magique ou sacré, se trouvant à proximité, comme une pâle copie. Un objet redondant avait aussi pour utilité d'étendre le périmètre d'un autre magique. ⎬