Ch 54 : Comme un agneau
Il ne sut combien de temps était passé, mais quand il rouvrit doucement les yeux, Yuan Sunjie tomba sur Qian Jingliu, assit en face de lui, les paupières mi-closes et le fixant en silence. Yuan Sunjie balaya paresseusement son regard doré sur ses pommettes, le descendit sur ses joues puis à ses oreilles rougies, sûrement à cause de la chaleur du bain, ce qui lui rappela immédiatement où ils se trouvaient.
« Nous sommes ici depuis longtemps ?demanda-t-il en se frottant le visage, réalisant qu'il s'était assoupi, la tête appuyée contre la pierre.
— Pas trop, répondit Qian Jingliu. Sa voix rauque tremblait, il toussa pour la détendre. Nous devrions manger avant de rentrer.
— Tu as raison... » marmonna-t-il, encore groggy.
Sur ces mots, Yuan Sunjie se retourna distraitement et sorti du bassin en premier, puis se dirigea vers le tas de vêtements. Il se saisit d'un peignoir pour se sécher la tête avec, et poursuivit sur le reste de son corps, oubliant sa nudité et n'ayant jamais été gêné de toute façon devant d'autres garçons. Cachant son intimité, il se retourna vers Qian Jingliu et croisa une étrange expression dans le regard du Tigre qui n'avait pas encore bougé de sa place.
« Tu veux rester là ? » lui demanda-t-il confus.
Il ne reçut aucune réponse de sa part, mais Qian Jingliu se leva lentement de sa place et resta un instant à laver son pantalon immaculé dans l'eau avant de sortir du bassin.
Détournant les yeux pour ne pas voir une image qui le hanterait la nuit ou à vie, Yuan Sunjie attrapa un peignoir et le tendit devant lui. Qian Jingliu s'y glissa sans rechigner. Yuan Sunjie se retourna le temps que le noble enfile ses robes et s'affaira de son côté à ajuster sa ceinture et sa coiffure.
Avant de quitter les lieux, ils mangèrent ensemble à l'ombre d'un grand chêne. Yuan Sunjie se sentait extrêmement léger et fin disposé à déguster un savoureux encas.
« C'était délicieux ! Votre cuisine ici est meilleure qu'au Mont Zhu ! admit-il volontiers à la fin du repas prit dans le silence.
— Je te remercie de tant d'égard. J'apprécie de même les plats locaux du Mont Zhu, répondit calmement Qian Jingliu.
— Je n'ai pas dit que je n'aimais pas celle du Mont Zhu, mais je dis juste que je préfère celle d'ici ! J'aime les légères notes sucrées dans vos plats et vos sauces relevées ! Je peux être franc et honnête pour dire que je cuisine vraiment très mal... En réalité, je n'ai pas beaucoup d'expérience. On m'interdit de m'approcher d'un feu si c'est pour cuisiner. Même si pourtant, j'ai travaillé en cuisine ! Bon je nettoyais le sol en vrai, mais je les regardais faire. Comment ils découpaient, comment ils assaisonnaient avec toutes sortes d'herbes, de sauces, d'assaisonnements, et puis les cuire. Parfois sur des feux vigoureux, parfois non, pendant longtemps, ou juste en quelques tchaaoo tchaaaoo, ils sortaient un plat tout prêt ! Tant pis si on dit que ma cuisine est la pire au monde, ça ne veut pas dire que je ne sais pas en reconnaître quand j'en mange !
— Alors... aurais-tu aimé intégrer le clan du Tigre Blanc ? demanda Qian Jingliu, se léchant les lèvres moites devenues plus rouges qu'une prune, surprenant Yuan Sunjie doublement.
— Le clan du Tigre... ? répéta-t-il pensivement. Hem, hmm... Oui. Non ! J'avoue que vivre à la Tour d'Eau serait extraordinaire... C'est tellement magnifique ici et les Chutes Blanches sont vraiment... époustouflantes ! L'idée ne m'aurait pas déplu si je n'avais pas déjà fait allégeance au clan Zhu. Après... Le Mont Zhu est le lieu où j'ai grandi. J'y ai mes amis, mes camarades, ils sont ma famille.
— ..... »
D'emblée, Yuan Sunjie pensa avec ironie, ''Comme si tu voudrais que je vive ici ! D'ailleurs... on ne s'est pas encore étripé ! Jingliu ! C'est un record ! C'est quoi ton petit nom déjà ? Qian Ling ?...'', se demanda-t-il en souriant. ''A-Ling ! Ling-gege ? Ling-ge ? Pourrais-je t'appeler comme ça un jour ?... Ha ha !!!''
Yuan Sunjie s'allongea au pied de l'arbre, croisa les bras derrière sa tête en s'exclamant :
« Quelle excellente matinée ! »
Il inspira longuement, fermant les yeux et huma l'odeur. Il se régala aussitôt du parfum, qui avait touché un nerf nostalgique :
« De la mousse de chêne ! Cela fait si longtemps ! Quel parfum exquis, il n'y en a pas au Mont Zhu !!! J'aime tant cette odeur, ça me rappelle le temps où je voyageais sur le continent avec feu mon shifu... ! Je pourrai rester dormir ici toute la journée... »
Il devait se l'avouer, cette terrible punition du sort de Sept-Sept n'était pour le moment, pas si horrible. Toutefois, il savait qu'il était trop tôt pour crier victoire car tout pouvait encore basculer. Son compagnon de bagne était Qian Jingliu après tout et il savait que le parangon ne le portait pas vraiment dans son cœur. C'était sûrement une cause perdue et il pénétrait dans une corne de taureau*, or malgré cela, il laissa son esprit vagabonder avec les chimères. De plus, depuis qu'ils avaient été forcés à être collés l'un à l'autre, ils ne s'étaient ni battus, ni même disputés une seule fois, bien au contraire. '' Si ça pouvait durer !''
Il sentait sur lui le regard de Qian Jingliu et dans la foulée, son cœur tressaillir. En se laissant ainsi aller, Yuan Sunjie tomba à nouveau dans un profond sommeil à l'ombre des feuilles, même s'il manquait le soleil qu'il aimait tant. Un sourire et une expression de légèreté flottaient sur son visage et faisaient briller ses petites taches de rousseurs.
Six bâtons d'encens plus tard, à contrecœur, Qian Jingliu dut le réveiller, ayant des obligations qui ne pouvaient plus attendre.
Ils rentrèrent à la Tour d'Eau. Grâce à un sort de raccourcissement de distance, ils arrivèrent directement dans le laboratoire de Qian Jingliu et y passèrent le reste de la journée.
Cette fois-ci, Yuan Sunjie put observer l'alchimiste concocter des pilules dans une fournaise* d'alchimie. Il tenait le rôle d'un commis, plateau de jade en mains, observant avec la fascination d'un enfant devant un magicien, tous les gestuels de l'aspirant Faiseur de Pluie. Se tenir si près de la fournaise qui soufflait et se pressurisait sous la force turbulente de l'être spirituel qu'elle contenait pendant que l'alchimiste l'asservissait et le réprimait, était une expérience qu'il qualifierait d'extraordinaire et d'intense.
Yuan Sunjie n'avait d'yeux que pour l'alchimiste, ses prunelles rivées sur chacun de ses mouvements, il restait en alerte, ses pas devenant son ombre. D'un mouvement léger des doigts, Qian Jingliu ajouta des herbes spirituelles et extirpa cinq pilules nacrées qu'il envoya sur le plateau de son public subjugué.
« Woa, c'était grandiose ! Ces flammes ont failli me brûler les sourcils ! Jueye, tu es vraiment doué ! En si peu de temps ! »
L'heure du repas arriva trop vite et ils se rendirent à la salle de banquet. Quelques-uns de ses amis voulurent venir le voir après le repas, mais Qian Jingliu dut quitter la salle rapidement pour finir son travail, au grand dam de Yuan Sunjie qui n'avait ni vu, ni pu parler à personne d'autre de la journée. Il se garda néanmoins de se plaindre auprès de Qian Jingliu, réalisant qu'il fournissait aussi des efforts de son côté pour se montrer suffisamment bienveillant et courtois envers lui. Comme la veille, au rythme des musiciens aux tambours, des danseuses aux longues manches animaient le récital musical du banquet à la place de l'héritier.
" Parce qu'il est coincé avec moi, il ne peut pas jouer pour ses hôtes... "
À cette pensée, Yuan Sunjie esquissa un demi-sourire et le suivit dans les couloirs ouverts sur les eaux blanches.
Ils n'allèrent pas se promener près des bassins, et rentrèrent directement dans les quartiers de Qian Jingliu. Ils passèrent deux chandelles d'une heure dans sa bibliothèque personnelle. Yuan Sunjie en profita pour lire sur les Yao de la région. De temps en temps, il jeta quelques regards en direction de Qian Jingliu qui écrivait assidûment des prescriptions sur du papier fin avant de les attacher avec les fioles de pilules et des paquets prêts à être livrés. En plus des pilules, il avait préparé plusieurs remèdes allant de la pousse de cheveux au traitement de poison à un stade avancé et même au soin de méridiens endommagés. Yuan Sunjie sourit en pensant que le jeune noble était plus organisé et ordonné dans son travail qu'il ne le pensait au départ. Il se rappela le désordre dans la hutte de Qian Jingliu au Mont Zhu et pouffa discrètement. Due à sa fatigue et parce que Qian Jingliu semblait occupé, ils ne se parlaient pas beaucoup, pour autant, Yuan Sunjie n'en fut pas dérangé, ni par les longs moments de silence, ni par le peu de paroles échangés.
En le suivant dans la chambre à coucher, Yuan Sunjie remarqua que la couche sur laquelle il avait dormi et qui se trouvait par terre à côté du lit avait été enlevé, mais il ne pipa pas un seul mot à ce sujet. Il attendit patiemment, pensant que quelqu'un viendrait refaire sa couche pendant que Qian Jingliu se changeait pour aller dormir. Lui aussi se changea derrière le paravent de rossignols et se fit une note mentale de prendre le livre de Shi Chang à côté de lui cette nuit, au cas où il aurait du mal à s'endormir.
Les heures de sommeil qu'il avait pu récupérer lui ont permis de se revigorer et dans l'immédiat il ne voulait pas dormir. De toute façon, même en temps normal, il ne dormait jamais avant l'heure du buffle* et il pressentait qu'il aurait encore droit à une nuit blanche.
Qian Jingliu servit deux gobelets d'eau chaude et demanda à Yuan Sunjie de le suivre. La chambre était complètement insonorisée, mais quand ils sortirent sur le balcon, le bruit assourdissant de la cascade fut presque assommant à ses oreilles. S'ils ne se sont pas baladés sur les ponts de lune, le balcon leur offrait une belle alternative, tant la vue était splendide.
« Cela doit être magnifique en plein jour ! » s'exclama Yuan Sunjie en se tournant vers son hôte appuyé contre la balustrade.
Ce dernier ne semblait pas l'avoir entendu à cause du bruit des chutes. Yuan Sunjie répéta, mais voyant l'expression incertaine de ce dernier, il comprit que le jeune noble n'avait encore rien capté, alors il s'avança plus près de Qian Jingliu tandis que lui se penchait pour mieux l'entendre. Yuan Sunjie avait les yeux à hauteur de sa bouche et devait lever le menton pour lui parler.
« Cela doit être magnifique en plein jour !!! » lui cria-t-il près de l'oreille, faisant toutefois attention à ne pas lui exploser le tympan, quand il sentit soudain le bras de Qian Jingliu se glisser autour de sa taille et l'attirer près de lui.
D'emblée, son corps s'agita d'un sursaut et le rythme de son cœur s'accéléra. Sans faire grand cas du corps qui s'était figé dans ses bras, Qian Jingliu baissa le visage, sa joue frôla la sienne et lui susurra à l'oreille, d'une voix languissante :
« En effet, mais même en plein jour, je ne les ai jamais trouvés aussi beaux que ce soir. »
Le sang monta jusqu'aux oreilles et aux pommettes de Yuan Sunjie qui se sentit liquéfier sur place, le cœur frétillant telle la flamme d'une bougie face à une fenêtre ouverte sur le vent d'Est. Il pria pour que la lumière des étoiles, des braseros et des lampes s'éteignent pour cacher le rouge qui s'était emparé de son visage.
Sans voix, il tenta de s'éloigner mais avant qu'il ne recule, Qian Jingliu se remit à parler, le maintenant de la même manière, collé à lui, ce qui empêcha Yuan Sunjie de bouger d'un cil.
« Aimerais-tu te balader demain dans le jardin d'orchidées ? C'est un lieu spécial et très beau. J'aimerais beaucoup te le montrer. »
''Aaah ! Qian Jingliu, sais-tu ce que tu me fais, là ? J'ai le cœur en feu ! Éloigne-toi, je t'en conjure ! ''
Son instinct lui commandait de fuir car il pressentait un imminent danger qui commençait à pointer, mais avant de lui laisser le temps de faire quoique ce soit, Qian Jingliu se glissa de nouveau à son oreille sans arrêter de discourir.
« Ce jardin n'est pas accessible à tout le monde, mais je pourrais t'y emmener. C'était un cadeau de mon père à ma défunte mère qui chérissait les orchidées... C'est un endroit vraiment magnifique et j'aimerai m'y rendre pour saluer sa mémoire. »
Cette dernière information eut gain de cause sur le Bambou qui se calma et se détendit, surpris que Qian Jingliu évoque sa mère avec lui.
« J'aimerais beaucoup visiter ce jardin avec toi, répondit Yuan Sunjie en se tournant à son oreille. Y a-t-il beaucoup d'orchidées ? »
Ne cachant pas le sourire carnassier qui s'était dessiné sur son visage, Qian Jingliu se tourna encore à son oreille pour lui répondre. À son tour, Yuan Sunjie répliqua en lui posant une autre question sur le jardin, et en suivit plusieurs autres qui les gardèrent occupés pendant un instant sur le balcon, à se parler au creux de l'oreille, Yuan Sunjie contre le torse robuste de Qian Jingliu et le bras de ce dernier enroulé autour de sa taille. Le temps sembla s'être figée en une seconde devant cette scène de balcon en face de la cascade qui ne dormait jamais.
Quand ils rentrèrent pour se coucher, Yuan Sunjie fut surpris d'entendre à nouveau la lourdeur du silence dans la chambre.
« Jueye Qian ? Je croyais qu'on n'entendait rien sous la barrière. Comment se fait-il que ce soit si bruyant à l'extérieur ? »
Cette question et la curiosité affichée sur son visage firent sourire Qian Jingliu.
« Je peux modifier la barrière et choisir des endroits où le son des cascades se fait quand même entendre. J'aime le bruit des chutes, je la préfère ainsi.
— C'est magnifique, il est vrai. »
Yuan Sunjie prit une bougie et la posa par terre près du lit de Qian Jingliu avec le livre de Shi Chang.
« Que fais-tu ? s'étonna Qian Jingliu.
— Jueye Qian, j'espère que cela ne te gêne pas si je fais un peu de lecture ?
— Tu devrais dormir. Tu manques de sommeil.
— Je souffre parfois d'insomnie et quand ça m'arrive, je lis toujours ce vieux livre. Et là... Ce sera sûrement le cas..., il se racla la gorge et poursuivit, Jueye Qian, où est passée la natte sur laquelle j'ai dormi hier ?
— Je l'ai fait enlever. C'est plus confortable de dormir dans un lit.
— Tu veux dire qu'ils vont emmener un lit pour moi ? Je remercie l'attention de mon hôte, tu es vraiment prévenant, mais il était inutile de prendre cette peine pour cet humble disciple. Jueye, je ne suis pas gêné de dormir par terre.
— Je n'ai pas fait ça. Il y a juste mon lit »répondit le Tigre sans vergogne.
Les yeux de Yuan Sunjie s'arrondirent. ''Je suis supposé dormir où alors ? Tu ne me céderais pas ton lit, non ? Tu veux donc que je dormes par terre..., Yuan Sunjie se vexa. Ne t'en fais pas, je te prouverai que ça ne me fait rien du tout. Tss. Je le savais... Pas changé, renifla-t-il. Il me haït toujours ! Et demain, c'est juste parce qu'il est forcé de m'emmener avec lui !''
« Bien ! Dans ce cas, je dormirai par terre ! Ne t'en fais pas, j'ai l'habitude ! C'est l'un des avantages d'être insomniaque. Tu finis par apprendre à dormir n'importe où ! »
Qian Jingliu fronça les sourcils, mais il n'insista pas. Il se glissa dans son lit et lui tourna le dos pour faire face au mur et réfléchir. Pestant intérieurement, il rageait d'avoir donné sa conscience à manger aux chiens. Se sentant amer, le Tigre mit la main sur son cœur pour un examen de conscience.
Yuan Sunjie s'allongea sur son ventre au pied du lit et se mit à parcourir le livre de Shi Chang. Deux encens consumés plus tard, en changeant de posture, il remarqua avec étonnement que Qian Jingliu s'était retourné et qu'il avait les yeux grands ouverts, le fixant encore.
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Notes et Références :
⎨* pénétrer dans une corne de taureau : perdre du temps sur un problème insoluble ou insignifiant / se taper la tête contre un mur, une impasse
*Une fournaise d'alchimie est un outil spécialement conçu pour raffiner des pilules, élixirs, etc.
* l'heure du buffle : 1h-3h du matin ⎬
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