Positif. Ils me gardent.

Lorsque la nouvelle est arrivée hier soir, tout le monde m'a acclamé. Ce n'est pas comme s'ils étaient attachés à moi. Mais entre l'alcool et Gold qui a proclamé le verdict comme si c'était sa réussite personnelle, l'ambiance était propice.

À mon réveil, j'ai relu le jugement au moins dix fois pour être sûr. Et je me suis juré, puisque j'avais une nouvelle chance, de ne plus jamais boire d'alcool. La barre qui me martèle le crâne y est sans doute pour quelque chose. Elle ne m'empêche pourtant pas de sourire tout seul, ce qui je crois ne m'était jamais arrivé. Positif. Je reste un pilote. Merci, dieux et démons, destin et hasard, et merci à Silver, mon mecha protecteur. Je ne l'avouerai jamais à personne — je ne veux pas qu'on pense que j'hallucine comme Chrome — mais je garde toujours l'impression qu'il prend soin de moi, qu'il ne veut pas passer à un autre pilote.

Je m'habille rapidement. Pas d'entrainement ni d'opération de com aujourd'hui, je suis en planning allégé jusqu'à ce qu'on me considère comme complètement guéri. Je n'ai encore jamais eu autant de temps libre, et je n'ai qu'une envie : filer au hangar voir Silver et tout lui raconter. Je sais que c'est stupide, que son IA ne se préoccupe pas de choses aussi banales que ma petite vie de pilote humain, mais ça me fait toujours du bien, et je suis sûr que je n'aurais pas dû me retenir de passer quelques temps avec lui à la mort de Gold. Si j'avais été aussi cinglé que Chrome, j'aurais même juré que Silver me faisait légèrement la tête quand je l'ai repris.

Dans le couloir je croise 44, qui m'accueille avec un grand sourire et s'exclame à voix haute :

"Salut Silver ! Alors, pas trop mal aux cheveux ?

— Tais-toi !

Je regarde s'il y a quelqu'un autour de nous, mais heureusement les lieux sont déserts. Je siffle quand même :

— On n'est pas censé faire ce genre de choses ici ! Tu veux te faire renvoyer aussi stupidement que ça ?

— Roh, c'est bon, personne ne va nous dénoncer...

— Ne sois pas aussi bête. C'est la jungle ici, et tous les coups sont permis.

— Comment ça ? On est tous pilotes et on a chacun notre mecha. Qu'est-ce qu'on peut vouloir de plus ?

— Déjà, la place de Chrome. Il est en fin de carrière, et quand il faudra choisir son remplaçant tout le monde va s'étriper.

— En fin de carrière ? Il est au top !

— Ça n'empêche pas beaucoup de pilotes d'y penser. Gold 43 était certain qu'il allait finir par le dépasser et prendre sa place. Il en est mort, cet imbécile. Mais n'oublie pas que d'autres préfèrent se débarrasser de la concurrence plutôt que de s'améliorer, ça va plus vite. Et les techniciens, les managers, même les cadres, ils sont tous sous pression constante à ce niveau de la Tour. Dénoncer un comportement prohibé, c'est toujours des bons points dans un dossier. Non, on a eu de la chance que Chrome nous couvre, et tu verras à quel point c'est exceptionnel. Mais si on est assez stupide pour se griller en criant au milieu d'un couloir, il ne lèvera pas le petit doigt et il aura raison. Et, accessoirement, oui j'ai mal au crâne, ce qui fait une bonne raison de plus pour ne pas me crier dans les oreilles. Vu ?

Évidemment, ça le fait rire. 44 semble incapable de prendre quoi que ce soit au sérieux. Il me répond en ratant — exprès — un salut militaire :

— Vu, Silver-sempai !

— Je t'ai déjà dit...

— Oui, oui, je sais. Relax, c'est juste une blague. Sinon, tu vas où ? Moi j'ai une séance photo ce matin, mais il est encore tôt, je peux sûrement t'accompagner un bout de chemin...

— Pourquoi faire ?

— Mmh... pour profiter du fait que tu sois encore... dans l'état dont on ne doit pas parler... et qui fait que tu parles beaucoup. J'adore quand tu m'expliques des choses. Pas seulement sur le pilotage. Sur la vie ici, sur les gens...

— Les autres nouveaux ne t'ont rien expliqué ?

— J'aime avoir ton point de vue. Comme tu l'as fait remarquer, les autres sont des nouveaux aussi. Dis-moi, ça n'a pas été trop dur pour toi quand tu as débuté, alors que tu étais censé mettre en place toutes les manœuvres avec quelqu'un d'aussi débutant que toi ?

Étrange question. Je tente d'y réfléchir tout en avançant. Comme il l'avait dit, 44 m'emboîte le pas. Je finis par répondre :

— Je crois que je n'aurais pas supporté d'avoir pour partenaire un pilote plus expérimenté que moi. Mes erreurs de débutant étaient tenables parce que Gold en faisait aussi.

— Ah. C'est une façon de voir... Pourtant, si on n'a pas la même expérience, ça ne sert à rien de se comparer, non ?

— Je suppose... je suppose que je m'imagine la situation avec un Gold plus expérimenté qui profiterai de cette situation pour me rabaisser — encore plus que ce qu'il faisait en étant à mon niveau, je veux dire.

— Pourtant, toi, tu ne le fais pas. Tu n'essaies pas de me rabaisser.

— C'est différent.

— Oui. C'est différent. Chaque personne est différente. Je vais te laisser," dit-il alors que nous arrivons à un croisement. Sans que je comprenne vraiment pourquoi, son visage s'est fermé et jamais je ne l'ai vu aussi froid que lorsqu'il me ajoute : "Bonne journée, Silver.

— Bonne journée, Gold." dis-je un peu perturbé.

Il m'adresse alors son plus beau sourire et repart en sifflotant. Qu'est-ce qui a bien pu lui passer par la tête ? En tous cas, ça semble être reparti comme c'est venu.

Je décide de ne pas me compliquer la vie davantage en creusant les humeurs de 44 et continue ma route vers les hangars.

J'aime le hangar quand il est plein, le bourdonnement d'activité, la lumière puissante. Le Steel est en réparation et on lui amène de lourdes plaques pour remplacer celles de son torse. Sa pilote attend, assise sur son épaule, que les techniciens ne la chasse au moment de commencer les travaux. Pour l'instant tout le monde fait des mesures, des calculs, et surtout se dispute sur la manière de s'y prendre. Je fais un détour pour la saluer. Je ne sais pas pourquoi, d'habitude j'évite les interactions dont je peux me passer, mais aujourd'hui je me sens un peu euphorique. Je suis pilote et je le resterai, mon Silver est le plus merveilleux et le plus puissant des mechas, et j'ai hérité d'un Gold amical qui, miracle suprême, m'écoute. Migraine ou pas, la vie est belle.

« Alors," se marre Steel en me voyant arriver, "il parait que tu es maintenu ?

Ça ne m'étonne pas que la rumeur soit déjà parvenue jusqu'à elle. J'acquiesce avec un sourire. Autour de nous, les quelques techniciens présents me félicitent. Steel hoche la tête et ajoute à son tour :

— Félicitations. Ça m'aurait flanqué le cafard de me passer de vous deux d'un coup.

— Vraiment ? Pourtant, 44 est un net progrès par rapport à 43. Peut-être que ça aurait été le cas pour moi aussi.

— Bah, Gold n'était insupportable qu'avec toi.

— Tu exagères. Vous aussi vous avez...

— On était amis, tu sais ?

Je la regarde avec surprise. Il me semblait qu'ils se prenaient presque autant la tête que Gold et moi. Quoique, à la réflexion, ils partageaient un certain goût pour l'humour gras et la même manière d'être "amical" en tapant dans le dos des gens plus petits qu'eux. Je hausse les épaules, mal à l'aise. En fait, je n'ai aucune envie de chanter les louanges de 43. Je ne l'ai jamais aimé et je commence à vraiment apprécier son remplaçant. Mais je ne peux pas simplement partir comme ça. Steel est en deuil, elle aussi, et même si elle est solide, elle mérite quelques mots, et je lui réponds :

— Je suis désolé pour toi.

— Et toi ? Tu ne le regrettes pas ?

— Comme tu l'as dis, avec moi il était insupportable.

— Mais tu as quand même tellement mal pris sa mort que tu en es tombé malade...

— Pas du tout. J'ai fait un léger syndrome du survivant, le docteur a dit que ça allait passer sans aucun soucis, et la commission l'a validé. Ça m'a juste un peu perturbé d'être un 43 avec un 44. Mais ça va très bien et je suis sûr que je pourrais reprendre l'entrainement dans un rien de temps. Alors je suis vraiment désolé pour toi si 43 te manque, mais moi je vais parfaitement bien et je suis très content d'être le partenaire de 44."

Elle me regarde avec ce satané petit sourire, celui qu'ils ont tous quand ils pensent lire en moi. Plus je veux cacher mes sentiments, plus les gens ont l'air de trouver passionnant de les deviner. Je la salue un peu froidement et repart vers mon mecha.

Personne autour de lui : Silver est parfaitement ravitaillé et n'attend plus que moi pour décoller. Tant mieux si on est seuls. Je grimpe sur lui et plaque mon front contre son métal glacé. Je sens les vibrations de son cœur, loin en dessous. Comme s'il m'attendait. Alors je raconte. La mort de Gold 43, mon sentiment d'imposture, Gold 44, ma fierté d'être écouté par lui, notre nouveau duo à présent officialisé, ma joie, mon appréhension. Il ne réagit pas, bien sûr. Les IA des mechas n'en ont rien à faire de nos petites vies d'humains, elles ne sont même pas censées être capables de les comprendre. Mais je me sens mieux. C'est sans doute irrationnel et superstitieux, mais je me sens vraiment mieux.

Et je me jure — je nous jure — solennellement de tout faire pour que ça marche, pour que ce partenariat avec 44 fonctionne à la perfection. Finit de l'envoyer paitre quand il franchit des limites que de toutes manières il ne pouvait pas connaitre. Je vais faire de mon mieux pour faire de lui un pilote exceptionnel, le meilleur Gold qu'on ait jamais connu, et c'est à ses cotés que je serais le meilleur Silver qu'on ait jamais connu.

Je sens, loin en dessous de moi, comme un léger changement de régime dans ce bourdonnement continue, et je souris. Nous avons toujours eu une ambition démesurée, Silver et moi, et la perspective d'enseigner à Gold est presque plus satisfaisante que celle de l'écraser de notre supériorité.