Je ne savais pas à quoi m'attendre pour la suite des évènements. Visiblement, je n'étais pas le seul. Personne n'est capable de dire si Silver 44 va ou non me remplacer avant que je sois hors-service. L'attitude générale, c'est "on va voir comment ça se passe."

Ça me rend fou. À la limite, je préfèrerais ne pas avoir d'espoir et savoir une bonne fois pour toute que c'est fini. Que le couperet tombe. Là, la suite de ma carrière dépend du nouveau Gold, et c'est encore plus insupportable que le reste.

Nous avons fait quelques entrainements de routine en groupe. Aujourd'hui est un test décisif : nous nous entrainons sur nos manœuvres en duo. Elles constituent le cœur de nos tactiques de combat, et Chrome comme nos stratèges refuseront de nous envoyer à la bataille tant qu'elles ne seront pas parfaites.

J'ai l'habitude de me concentrer au fur et à mesure que je mets ma combinaison de pilote, un rituel méthodique et silencieux qui m'aide à chasser les pensées parasites. Même Gold — l'autre Gold — avait fini par me laisser tranquille à ce moment-là. Et bien sûr, avec le nouveau il va falloir que je reprenne depuis le début le peu d'éducation que j'avais réussi à lui donner. A peine arrivé il se met à bavarder joyeusement :

"J'espère que ça bien se passer ! J'ai revu toutes les manœuvres en simulateur, maintenant il va falloir que je sois à la hauteur ! C'est un sacré challenge pour moi de me retrouver avec un Silver qui a autant d'expérience, mais je suis vraiment content de travailler avec toi, tu es... Heu, ça va ?

La dernière question vient du fait que je l'ai foudroyé du regard. Sans doute. Il n'avait pas l'air de s'attendre à mon hostilité. Moi c'est la question qui m'a pris de court. Jamais Gold n'a montré que mes états d'âme lui inspiraient quoi que ce soit d'autre que de la moquerie ou une irrésistible envie de me faire sortir de mes gonds. Je me reprends et lui réponds de la voix la plus neutre possible :

— Je préfère me préparer en silence. Ça m'aide à me concentrer.

— Ah. Désolé. J'étais un peu nerveux, et... mais je te laisse, je te laisse."

Et il se prépare de son coté. Je suis assez déstabilisé. Gold qui s'excuse ? Gold qui est nerveux ? Gold qui l'avoue ? Mais quel genre de Gold on m'a collé ?

D'un autre coté, je ne devrais pas m'en plaindre : le nouveau est en fait assez supportable. Même si son égocentrisme est égal à celui de tous les Gold. Le pire qu'il risque, c'est d'avoir plus d'heures d'entrainement, personne n'attend de lui qu'il maitrise les manœuvres du premier coup. Tandis que moi... Je pourrais être renvoyé de l'UFIT si nous ne sommes pas compatibles...

Un frisson me traverse tandis que j'ajuste mes gants, dont la surface en polyquartan me permettra de me connecter à mon mecha. Il faut vraiment que notre nouveau duo fonctionne. Et, d'une manière aussi illogique que superstitieuse, j'ai l'impression que le manque de dispute indique que nous serons pas correctement complémentaires sur le terrain.

Je le regarde du coin de l'œil. Il a déjà volé quelques fois, mais bien sûr il a encore du mal et bataille pour fixer correctement son col. Bardé de capteurs de signes vitaux, c'est une pièce d'équipement délicate et les "bip" stridents qu'elle émet quand elle n'est pas correctement installée stressent tout le monde. Pourquoi est-ce qu'il n'a pas demandé à quelqu'un de l'aider ? Moi je m'équipe seul, mais c'est mon rituel. Chaque pilote fait ce qu'il veut et nous avons toujours à disposition tous les techniciens dont nous pourrions avoir besoin.

Avec un soupir je lui prends le col des mains et l'installe correctement, tout en lui expliquant, capteur par capteur, comment ils doivent être positionnés pour que l'IA de la combinaison soit satisfaite. Il marmonne qu'on lui a déjà expliqué mais se laisse faire docilement. Une fois ceci prêt, je l'inspecte des pieds à la tête et l'aide à ajuster sa ceinture et ses gants. Pour le reste, il s'est bien débrouillé. Il me remercie d'un grand sourire chaleureux et me dit :

— Merci ! Je suppose qu'il va me falloir un peu de temps avant de maitriser ça aussi bien que toi, hein ?

— Très peu de temps pour la combinaison, ça n'a rien de compliqué. Le reste, on verra.

Il rit. Il a un rire aussi chaleureux que son sourire. Gold avait un rire d'ogre. Le petit a quand même un contact beaucoup plus agréable. Je ne devrais pas appeler petit, même mentalement, un pilote qui fait deux têtes de plus que moi. Mais il me semble si jeune... Nous avons à peine quatre ans d'écart, mais quatre ans en tant que pilote, c'est une éternité.

Il me demande :

— Je suis content de ne pas avoir débuté avec un Silver qui serait aussi perdu que moi, c'est chouette d'être avec quelqu'un qui peut m'apprendre des choses... Hé, je peux t'appeler sempai ?

— Seulement si tu es japonais.

— Pas drôle... Et toi tu es japonais ? Ou coréen ? Tu as l'air...

— Je suis un pilote de l'UFIT. Union des Forces d'Intervention Terriennes. Nous n'avons plus de pays, je te rappelles.

— C'est toi qui a commencé ! Et ce n'est pas parce qu'on est dans les Forces Terriennes qu'on n'a plus d'origine. Moi, devine d'où je viens !

À l'arrogance, j'aurais dit États-Unis. Mais tous les Gold sont sur ce modèle et je n'ai aucune envie d'entrer dans son jeu. Je me détourne de lui et assène sèchement :

— Si tu es prêt, allons-y."

Il me suit puis me dépasse sans hésiter, se contentant de me tapoter l'épaule au passage, comme un geste complice. J'ai un sourire amer. Complice ? Un sempai ? Il n'a aucune idée de ce qui va se passer. Oh, ça ne me gêne pas de l'aider. Au contraire, ce rôle de pilote plus expérimenté qui peut expliquer aux autres ne me déplaît pas du tout. Mais il va vite trouver ses marques et vouloir faire les choses à sa façon. Et au lieu de se montrer reconnaissant, il ne fera que me rejeter et remettre en cause tout ce que je lui dirais. Ainsi, d'une certaine manière, tout rentrera dans l'ordre.

Une fois dans les airs, la sensation familière du vol m'envahit. Ça n'a rien à voir avec le vol d'un avion. Nous flottons, tout simplement, dans un équilibre des forces qui rappelle l'apesanteur. Le haut et le bas n'ont aucune importance pour nous les pilotes, nos combinaisons se chargent de nous envoyer les sensations de nos mechas comme si nos propres corps étaient constitués de métal, et une légère pseudo-gravité de nos cockpits nous maintient dans l'illusion que nous nous tenons toujours droits. Le ciel et la terre tournoient autour de nous sans faire trembler l'axe que nous formons. Aucun non-pilote ne peut comprendre une telle chose.

Mais l'instant n'est pas à savourer la joie pure du vol. Les ordres défilent et nous devons les suivre. Un à un, code après code, cible après cible, nous exécutons toutes les figures du manuel, et à mon grand soulagement, notre duo fonctionne bien. Le nouveau Gold est un peu moins téméraire, un peu plus lent, et à deux occasion je suis certain qu'il a attendu de valider ma présence avant de plonger. Mais il ne commet aucune erreur et nos arabesques sont magnifiquement fluides.

Je réalise brusquement ce qui est différent. Il n'essaye pas de faire mieux que moi. Gold essayait toujours de montrer qu'il était un meilleur pilote que moi et allait un peu trop vite, virait un peu trop sec, plongeait un peu trop bas par rapport à ce qui était indiqué. J'avais l'habitude d'anticiper ces variations et de m'y adapter. Mais avec le nouveau, tout fonctionne parfaitement, et d'ici deux ou trois essais nous pourrons suivre le protocole avec une rigueur digne de Chrome.

Sauf que nous ne sommes pas Chrome. Nous sommes Silver et Gold, les éternels rivaux, et c'est ce qui nous pousse toujours plus loin. Si le petit n'a pas la hargne nécessaire pour me pousser à mon maximum, c'est moi qui dois le faire, pour montrer aux cadres que ça fonctionne, que la vieille dynamique est toujours en place, que nous pouvons former un bon duo.

J'accélère pour le pousser à en faire autant. Que ces manœuvres soient spectaculaires. Flamboyantes. Depuis quand sommes-nous sages ? Nous n'avons peur de rien ni de personne !

À cette pensée me revient l'image de Gold, les derniers instants où je l'ai vu sous le kaiju. Il croyait être assez rapide. Il croyait être invincible. L'imbécile...

Est-ce que je vais quoi qu'il arrive finir comme lui, frappé de la malédiction de notre duo où nous ne pouvons que chuter ensemble ? À nouveau, cette sensation d'être un mort en sursis, un vivant par erreur me frappe et me glace. Qu'est-ce que je suis en train de faire ? Pourquoi ?

Mon cœur s'emballe. Ma vision se brouille.

L'IA de Silver donne l'alarme et on m'ordonne de revenir à terre. Je n'arrive même pas à pester contre ma propre faiblesse. Le nouveau Gold s'est posé à mes cotés et sort précipitamment de son mecha, inquiet de savoir comment je vais. Et j'ai honte, honte de me montrer ainsi devant ce jeune pilote que je devrais guider et former, honte de lui dévoiler une faiblesse que même Gold n'avait jamais vu clairement. Je laisse les techniciens le repousser, les médecins m'entourer et m'emmener.

Cette fois tout est fini.